J'ai le coronavirus, parce que même si la maladie n'a pas encore pénétré mon corps, des gentes que j'aime l'ont ; parce que le coronavirus est en train de traverser des villes par lesquelles je suis passée ces dernières semaines ; parce que le coronavirus a changé d'un claquement de doigts - comme s'il s'agissait d'un miracle, d'une catastrophe, d'une tragédie sans remède - absolument tout. Là où tu marches, il est présent, là où tu arrives il est arrivé avant toi et rien ne peut plus se penser ni se faire sans le coronavirus. Il semble que je ne sois pas la seule à avoir le coronavirus, mais que nous l'avons toutes et tous, toutes les institutions, tous les pays, tous les quartiers et toutes les activités.
Ce qui est clair c'est que le corona, plus qu'une maladie, semble être une forme de dictature mondiale multigouvernementale, policière et militaire.
Le corona est la peur de la contamination.
Le corona est un ordre de confinement, aussi absurde soit-il.
Le corona est un ordre de distance, aussi impossible soit-il.
Le corona est un permis de suppression de toutes les libertés, qui, sous couvert de protection, s'étend, sans droit à la contestation ni à la remise en question.
Le corona est un code de qualification des activités dites indispensables, où la seule chose permise est que nous allions travailler ou que nous travaillions en télétravail comme seul signe de vie.
Le corona est un instrument qui semble efficace pour effacer, minimiser, occulter et mettre entre parenthèses d'autres problèmes sociaux et politiques que nous étions en train de conceptualiser. Soudain et comme par magie, ils disparaissent sous le tapis ou derrière le géant.
Le corona est l'élimination de l'espace social le plus vital, le plus démocratique et le plus important de nos vies qu'est la rue, ce dehors que virtuellement nous ne devons plus traverser et qui pour beaucoup était le seul espace qui restait.
Le corona est le domaine de la vie virtuelle, il faut être scotché.e à un réseau social pour communiquer et savoir que tu es en société.
Le corona est la militarisation de la vie sociale.
C'est ce qui ressemble le plus à une dictature où il n'y a pas d'information, sauf en quantités calculées pour produire de la peur.
Le corona est une arme de destruction et de prohibition, apparemment légitime, des contestations sociales, où ils nous disent que le plus dangereux c'est de se rassembler et de se réunir.
Le corona est la restitution du concept de frontière sous sa forme la plus absurde. Ils nous disent que fermer une frontière est une mesure de sécurité, alors que le corona est à l'intérieur et qu'une telle fermeture n'empêche pas l'entrée d'un virus microscopique et invisible, mais qu'elle empêche et classe les corps qui pourront entrer ou sortir des frontières.
L'espace Schengen, là d'où s'est propagé le corona jusqu’à cette partie du monde où j'habite, ferme sa frontière à la circulation des corps en-dehors de cet espace et accomplit enfin le rêve fasciste selon lequel le danger c'est les autres.
Le corona pourrait être l'Holocauste du XXIème siècle qui entraîne l'extermination massive de personnes qui mourront et sont déjà en train de mourir, parce que leurs corps ne résistent pas à la maladie et que les systèmes de santé les ont classés selon une logique darwinienne comme faisant partie de ceux qui n'ont pas d'utilité et qui par conséquent, doivent mourir.
Les millions d'euros de sauvetage de leurs économies coloniales apparaissent pour régler les loyers, les factures de services, les salaires, alors que jusque-là on réduisait l'horizon de toute cette masse prolétarisée en clamant qu'il n'y avait pas de quoi payer la dette sociale. Maintenant qu'ils les tiennent, morts de peur, obéissants et reclus, ils les récompensent avec la douce consolation qu'ils vont rembourser leurs dettes, après avoir remboursé celles qui importent, qui sont celles des entreprises et des Etats.
Les “socialistes”, comme ceux qui gouvernent l’Espagne, parlent d’une guerre que nous allons vaincre tous ensemble. Ils aiment ce mot, ils pensent que cela sert à faire corps et à faire de la maladie l’ennemi idéal supposé qui nous unit. Rien de plus fasciste que de déclarer une guerre contre la société et contre la démocratie en profitant de la peur de la maladie. Rien de plus fasciste que de faire des maisons des gentes leurs prisons. Rien de plus néolibéral que de proclamer le sauve-qui-peut comme solution de tutelle.
Et que se passe-t-il quand le corona traverse la frontière et arrive dans un pays comme la Bolivie?
On commence par dire que la dengue l’attendait à la porte, la dengue qui est en train de tuer dans les tropiques - sans faire la une des journaux - les personnes souffrant de malnutrition, les wawas* (enfants en quechua), et ceux qui vivent dans les zones périurbaines insalubres. La dengue et le corona se sont salués, à côté se trouvaient la tuberculose et le cancer qui, dans cette partie du monde, sont des condamnations à mort.
Les hôpitaux, construits pour la plupart au début du XXème siècle - avec le boom de l’étain - et modernisés par la suite, dans les années 70 du siècle passé - avec l’apogée du “développementalisme” - se sont effondrés il y a longtemps, et s’y est implantée la mauvaise habitude de guérir les gentes en fonction de l’argent dont ils.elles disposaient pour payer les médicaments, tous importés et hors de prix.
Le corona entre et arrive par avions, pas de touristes, mais de nos exilées du néolibéralisme qui ont construit des ponts affectifs qui font qu’elles viennent rendre visite à des étrangers qu’elles appellent enfants, frères ou parents.
Elles arrivent avec des cadeaux et des corps infectés, mais la maladie n’arrive pas seulement dans leurs corps, elle arrive en première classe aussi, elle arrive parce qu’elle doit arriver, c’est aussi simple que ça. C'est incroyable qu'on doive en appeler au sens commun et leur dire que les frontières ne peuvent pas se fermer, et aussi qu’on ne peut pas mettre de toit au soleil, ni de mur aux montagnes, ni de portes à la jungle.
Il est arrivé par mille endroits, mais c’est le corps d’une de nos exilées du néolibéralisme qui a été stigmatisé et maltraité comme “la porteuse”, alors même que c’est elle et pas d’autres qui font vivre ce pays, hier comme aujourd'hui. Les proches des malades s’organisent pour éviter qu’on les hospitalise dans la panique, parce qu’avant que le corona n’arrive dans un corps, il était arrivé sous forme de peur, de psychose collective, d’instrument de classification, de mode d’emploi d’éloignement.
L’ordre colonial du monde nous a transformés en idiots, qui ne pouvons que répéter et copier.
Privé.e.s de penser par nous-mêmes, ici en Bolivie, la présidente a décidé de copier des pans entiers du discours et des mesures du président espagnol, et lisant le téléprompteur, elle annonce un ensemble de mesures comme si elle se trouvait à Madrid et non à La Paz. Elle parle de guerre qu’il faut gagner ensemble, et des entrepreneurs avec lesquelles elle va se concerter, et elle annonce un couvre-feu et des interdictions en série.
La seule différence dans son discours c’est le recours à la coopération internationale, la mendicité bien connue dans laquelle nous nous vautrons pour qu’ils nous fassent don aussi bien de masques que d'idées, une fois qu’ils en auront eu assez.
La seule différence dans son discours c’est qu’ici il n’y a pas d’excédent, ni de milliers et encore moins de millions d’euros avec lesquels payer les factures. Ici la sentence de mort était écrite bien avant que le coronavirus ne débarque en avion de tourisme.
Alors que j’attends la révélation qui éclairera le chemin à suivre et qui, j’en suis sûre, arrivera par le corps faible et fiévreux qui nous la dévoilera ; alors que je me consacre, avec mes soeurs, à désobéir à l’interdiction de fabriquer du gel maison pour le vendre, parce que nous aussi nous devons survivre ; alors que je fouille dans mes livres de médecine traditionnelle pour produire une friction respiratoire antivirale, comme nous le faisions quand Mujeres Creando (collectif féministe bolivien) était une pharmacie populaire dans une zone périphérique de la ville, je pense à l’absurde.
Puisqu’il y a un couvre-feu, est-il interdit de survivre pour toutes celles et ceux qui vivent du travail de nuit ?
La société bolivienne est une société prolétarisée, sans salaire, sans emplois, sans industrie, où la majeure partie de la population survit dans la rue, au sein d’un gigantesque tissu social désobéissant. Pas une seule des mesures copiées ne correspond à nos conditions de vie réelles, non seulement en ce qui concerne les dettes, mais aussi pour la vie même. Toutes ces mesures copiées d’économies qui n’ont rien à voir avec la nôtre ne nous protègent pas de la contagion mais nous privent au contraire de formes de subsistance qui sont la vie même.
Notre unique alternative réelle est de repenser la contagion.
Cultiver la contagion, nous exposer à la contagion et désobéir pour survivre.
Il ne s’agit pas d’un acte suicidaire, mais de sens commun.
Et peut-être que ce sens commun, c'est le sens le plus puissant qu'on puisse imaginer.
Que se passe-t-il si nous décidons de préparer nos corps à être contaminés ?
Que se passe-t-il si nous admettons que nous allons certainement nous contaminer et qu'à partir de cette certitude, nous apprenons à affronter nos peurs ?
Que se passe-t-il si face à l’absurde, autoritaire et stupide réponse étatique au coronavirus, nous envisageons l’autogestion sociale de la maladie, de la faiblesse, de la douleur, de la pensée et de l’espoir ?
Que se passe-t-il si nous nous moquons de la fermeture des frontières ?
Que se passe-t-il si nous nous organisons socialement ?
Que se passe-t-il si nous nous préparons pour embrasser les morts et pour prendre soin des vivantes et des vivants, par-delà les interdictions qui ne produisent rien d’autre que le contrôle de notre espace et de nos vies ?
Que se passe-t-il si nous passons de l’approvisionnement individuel à la casserole commune contagieuse et festive, comme tant de fois nous l’avons fait ?
Ils diront une fois de plus que je suis folle, et que le mieux c'est d’obéir à l’isolement, à la réclusion, à la distanciation sociale, de respecter ces mesures, quand le plus probable c’est que toi, ton amant-e, ton amie, ta voisine, ou ta mère se contaminent.
Ils diront une fois de plus que je suis folle, alors que nous savons que dans cette société il n’y a jamais eu les lits d’hôpital dont nous avions besoin, et que si nous y allons, nous mourrons à la porte en suppliant.
Nous savons que la gestion de la maladie se fera majoritairement à domicile, préparons-nous socialement pour cela.
Que se passe-t-il si nous décidons de désobéir pour survivre ?
Nous devons nous nourrir en attendant la maladie, et changer d’alimentation pour résister.
Nous devons chercher nos kolliris (médecins) et fabriquer avec elleux ces remèdes non pharmaceutiques, essayer avec nos corps et explorer ce qui nous convient le mieux.
Nous avons besoin de coca, de farines de cañahua, d’amarante et de soupe de quinoa pour résister à la faim. Tout ce qu’on nous a appris à mépriser.
Que la mort ne nous attrape pas transis de peur en obéissant à des ordres idiots, qu’elle nous attrape en train de nous embrasser, qu’elle nous attrape en train de faire l’amour et non la guerre.
Qu'elle nous prenne en train de chanter et de nous serrer dans les bras, car la contagion est imminente.
Parce que la contagion c’est comme respirer.
C'est par la réclusion, l'interdiction et l'obéissance, que le coronavirus nous condamne à l'asphyxie, plus que par la maladie.
Je repense à la scène inoubliable du film Nosferatu : alors que la mort est imminente et que la peste - incarnée par des rats - a envahi toute la ville, tout le monde s'assoit à une grande table sur la place pour partager un banquet collectif de résistance.
Qu'il nous trouve ainsi le coronavirus, prêtes pour la contagion.
Texte original : Maria Galindo
Traduction : Collectif Cosma