En 2013 avec l’actrice italienne originaire du Frioul Sara Rainis nous nous lancions dans l’aventure Gli Eredi (titolo provvisorio) – les héritiers (titre provisoire). Désireux de prime abord de parler de nous, notre rapport à notre réalité, de notre théâtre, nous avons fait le pari dramaturgique de confronter deux figures complexes : Pier Paolo Pasolini et Nina – la mouette de Tchékhov. Pris en charge, non sans difficultés certes parce que collective, par le collectif Le Foyer et plus parce qu’affinités, il en est résulté un spectacle, mais pas seulement. Aussi un germe d’esthétique et tentons le mot, une éthique. Ou pour être plus précis, une tentative de mettre sur le plateau non seulement notre héritage pédagogique – nos méthodes (scolaires) mais également certains principes d’appréhension du plateau : l’art de la composition, l’analyse par l’action, le théâtre de la pauvreté – principes donc qui tous, selon notre analyse, tendent une critique du faire-théâtre, une question en somme posée au public dont nous ne pouvions garantir la réponse.
En novembre 2015, au Théâtre du Rond-Point, se tenait un soirée hommage à Pier Paolo Pasolini co-organisée par Jean-Michel Ribes (directeur) et Ernest Pignon-Ernest (plasticien). Pendant plus de 2 heures, les intervenants dits V.I.P.s (Claudia Cardinale, Stanislas Nordey, Alexie Ribes, notamment…) étaient appelés au pupitre pour lire des extraits de texte de l’auteur entrecoupés de projections d’extraits de ses films.
Passons rapidement sur la « mise-en-scène » de l’événement. Il n’est pas évident de rendre hommage à un mort sans l’atmosphère de funérailles prérequise et sans l’emphase inhérente à tout discours hagiographique sur ce qui a été et ne reviendra plus. Mais si le doute demeure sur les circonstances précises de la mort de Pasolini, nul doute en revanche qu’il est bel et bien mort et, ce soir de novembre 2015, 40 ans après, mort une seconde fois.
Il n’est pas question ici de bercer dans une querelle d’héritiers. Si nous nous risquions à évoquer une quelconque appartenance, celle-ci désignerait en premier les italiens et force est d’admettre que, de l’autre côté des Alpes, la figure de Pasolini ne fait toujours pas l’unanimité. Pour preuve, le récent commentaire agacé du cinéaste Gabriele Muccino pour qui l’artiste muti-cartes italien n’était qu’un réalisateur « sans style », qui a « appauvri le cinéma de son époque ». Précisons pour les plus jeunes ou les moins renseignés que Pasolini a passé une grande partie de sa vie dans des tribunaux pour deux raisons (plus ou moins maquillées selon la perversité des juges) : son homosexualité et son goût prononcé pour la publicité des marges.
Faut-il alors se féliciter qu’une institution publique comme un théâtre situé sur les Champs-Élysées (nous précisons car nous croyons que le lieu suscite son public qui en retour, selon les règles du marché, adapte sa programmation) organise ce type d’hommage ? Oui et non. Car toute occasion de diffuser la parole d’une des figures intellectuelles, artistiques les plus polémiques du XXème siècle est bonne à prendre à l’heure des discours dominants réactionnaires et conservateurs. Pour autant, il nous semble que s’attaquer ainsi à une pensée de l’émancipation si complexe, fuyante et soulignons-le encore, provocatrice sans s’imposer à soi-même une sorte d’aggiornamento de ses convictions revient à se lancer dans une partie de fléchettes avec des aveugles : les mêmes taperont parfois la cible, les autres la rateront le plus souvent et surtout passeront à côté de l’intérêt du jeu.
Car nous croyons que redonner un éclairage sur le passé demeure le meilleur moyen de conjurer l’avenir. À titre d’exemple : Pasolini était marxiste. Exclu du Parti Communiste Italien du fait de son homosexualité (à gauche, c’est bien connu, on est forcément plus progressiste qu’à droite…), il n’a jamais renié son attachement à Marx, ni d’ailleurs son admiration critique de la figure du Christ ou de Freud. Il en a fait du matériau pour ses œuvres d’art. Il nous apparaît donc, pour parler franc, insupportable que l’élite bourgeoise du théâtre se donne bonne conscience à peu de frais (sauf pour le spectateur qui devait tout de même s’acquitter de la somme de 10 euros) sans une seule seconde se soumettre à l’exercice critique qui consiste à admettre que si : oui, nous nous devons de faire cas encore aujourd’hui de l’œuvre de Pasolini, nous avons néanmoins été incapables et le sommes encore aujourd’hui de faire cas des conséquences pratiques de son discours.
Génocide culturel. Car le théâtre est en crise. Moindre douleur, admettons-le, pour ceux qui de toutes les façons, et ce même avant la crise – la vraie, n’y avaient pas accès, par indifférence la plupart du temps. Un des éléments constitutifs de cette crise du théâtre est sa sociologie : par qui est-il fait, dirigé et qui y assiste ? Les mêmes. Homme en grande majorité (des progrès ont été faits en terme de parité, admettons), blanc, âgé, bourgeois et déjà acquis à la cause puisque cultivé à la sauce Télérama ou les Inrocks. Et pour les plus jeunes, c’est encore pire puisqu’ils n’y sont que par cooptation. Voilà sans doute ce qui justifie leur désir d’en découdre avec des figures comme nos intellectuels européens des années 70 (les Foucault, Deleuze, Bourdieu…ou donc Pasolini, tous très à la mode dans la communauté théâtrale française). Soit pour leur régler leur compte, soit pour s’en servir comme bouclier face à la critique pratique. Cette élite n’a jamais été traversée par l’idée de renverser la table puisqu’elle s’est constituée par l’entremise d’une pédagogie commune (et disons-le pauvre en ce qui concerne la France), de réunions mondaines (note pour les apprentis carriéristes : il est indispensable d’assister aux pots de premières des spectacles) et de logiques de « réseaux » (rien de virtuel pour le coup) et perdure dans son être le cul bien vissé dans ses fauteuils d’orchestre. Mais pour pas que cela se voit (trop) ils s’amusent encore et toujours à maquiller leur insuffisance en faisant la promotion de la liberté d’expression (tout doit être débattu par n’importe qui d’ailleurs…) ou donc en dissimulant leur attachement à un système élitaire, inégalitaire, ampoulé, puant la naphtaline, boursoufflé de subventions, pris dans la compétition des nominations qui assurent le retour du même et des mêmes, derrière des spectacles qui, créés sous le bon patronage de ces intellectuels morts et de leurs grandes idées, ne racontent rien des rapports de domination qui traversent le microcosme du théâtre aujourd’hui.
Sacré héritage. Qu’en est-il de notre génération qui, dans quelques années, prendra les rênes du pouvoir ? Le moins que l’on puisse constater est qu’elle semble souffrir d’aveuglement. Peut-être est-ce dû à son désir de s’approcher toujours plus vite de ces roitelets-soleil dont le contact, on l’imagine, trop prolongé éblouit au point de créer une véritable cécité. Pour Icare, rien de nouveau sous le soleil. Les places au chaud sont rares et chères et après tout, puisqu’après nous le déluge, mieux vaut se couvrir en prévision des tempêtes à venir et surtout s’asseoir sur les convictions passées afin de ne pas passer pour autre chose que ce qu’on aimerait être : un confort incarné. Cette génération revendique dans l’ordre du discours et se couche dans l’ordre du spectaculaire. Leurs vieilles soupes révèlent toutes leurs saveurs dans les vieux pots que sont devenus les grands théâtres subventionnés français. Et si les premières gorgées sentent le moisi, l’arrière-goût pue la trahison. Si nous nous rappelons la première leçon du « petit organon pour le théâtre » de Brecht, nous n’oublions pas que le divertissement, quand son objectif vise du temps de cerveau disponible, détourne l’individu de lui-même.
« Se non si grida viva la libertà umilmente, non si grida evviva la libertà.
Se non si grida viva la libertà ridendo, non si grida evviva la libertà.
Se non si grida viva la libertà con amore, non si grida evviva la libertà. »
La rabbia, P.P.Pasolini
Non ce n’était pas mieux avant. Et Pasolini est l’incarnation de cet énoncé. Figure de résistance et de lutte, il a mis sa pensée critique au service de l’art comme vecteur d’émancipation. Honorer le passé ne devrait pas prendre la forme d’un bal de fantômes mais celle d’une réflexion sur le temps (élément primordial de tout processus créatif) et de notre regard sur lui. Ce devrait être d’aiguiser ses instruments critiques afin d’éviter que de ne reproduire, surtout s’il s’agit des mêmes. Ce devrait être le courage d’affirmer que ça ne va plus et que si toute chose a comme désir de survivre dans son être, cette survivance peut prendre des formes différentes et n’est donc pas soumise à la duperie éternelle et peut s’incarner dans des voies obliques. Car si notre génération porte le fardeau des renoncements et autres tromperies de la génération de nos pères, elle aura un jour à se justifier devant ses propres enfants. Nul doute malheureusement que ces derniers feront face à la même hypocrisie. De celle qui oblige à choisir un camp : le soleil du pouvoir ou l’ombre de la résistance.