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Billet de blog 8 avril 2010

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Au Kirghizstan, les premières heures d'un gouvernement fragile

Le calme revient très lentement à Bichkek, jeudi 8 avril, au lendemain de la journée de renversement du pouvoir qui sous certains aspects ressemblait à une révolution.

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Le calme revient très lentement à Bichkek, jeudi 8 avril, au lendemain de la journée de renversement du pouvoir qui sous certains aspects ressemblait à une révolution. La journée du 7 avril 2010 restera sans doute dans les mémoires, tant les petites gens de Bichkek ont montré leur détermination à renverser le régime en place.

Les scènes de rues montrant des manifestants de tous âges et de toutes conditions mettre en déroute les milices très encadrées et les forces de la police spéciale se sont répétées tout au long de la journée et ont été très impressionnantes. Face à des forces de police mal outillées mais néanmoins armées (matraques, gaz lacrymogène et boucliers) et une police spéciale tirant à balles réelles, les manifestants n'ont cessé de défier à découvert, de harceler et charger avec pour seules armes, leurs mains nues, leurs cris et leurs sifflets.

Dès le milieu de l'après-midi, les manifestants avaient réussi, au fil des différentes batailles rangées, à soustraire des armes (bouclier, quelques mortiers et des fusils d'assaut) aux forces de l'ordre. Au sud de Belinskaïa, on a pu voir les troupes spéciales se faire encercler, avant de battre en retraite dans le plus grand désordre et laisser un convoi de ravitaillement militaire destiné au centre-ville aux mains des manifestants. Au-delà de l'issue politique du conflit, de tels actes témoignent que les gens ont pensé et agi comme dans le cadre d'une «révolution», et non pas d'un «coup d'Etat».

On n'a toujours pas d'idée précise du nombre de morts et de blessés, mais il dépasse très largement la centaine. La situation demeure pourtant très instable à Bichkek. Jeudi matin, des scènes de saccages et de pillages se concentraient dans les lieux représentants l'Etat et l'administration, comme les bâtiments de services fiscaux. Certains magasins ont été pris d'assaut durant la nuit du 7 avril et des restaurants de luxe, comme le café Da Vinci, situé dans Oak Park, fument encore, sans que pour autant ces actes soient comparables aux évènements de 2005.

Dans la nuit encore, la maison du fils de l'ancien président, Maxim Bakiev, a été visitée et dépouillée du peu de bien que ses occupants n'avaient pas emporté. L'enrichissement personnel sur les deniers de l'Etat, les abus de pouvoir érigés en principes commandant l'action de l'Etat (confiscation des entreprises bénéficiaires, monopole sur les secteurs innovants de l'économie comme l'aquaculture), sa nomination récente comme contrôleur des finances de l'Etat, sont autant d'éléments qui ont poussé à la révolte et conduit plusieurs proches de l'ancien président à le lâcher.

Du matin jusqu'au soir, la place Ala To est restée agitée et les personnes condamnées sous l'ancien régime ont fait un baroud d'honneur en incendiant le palais de justice et ses documents compromettants. Non loin de là, le Fine arts Museum, dans lequel se trouvaient quelques précieux tableaux des peintres de la période du «réalisme socialiste kirghiz» présente un spectacle de désolation. Signe que la période Bakiev laisse des traces : lors de la révolution des Tulipes, les œuvres d'art sans valeur marchande n'avait pas été volée. Aujourd'hui, la situation est radicalement différente : dans un pays où le pouvoir s'est construit sur le monopole de l'économie criminelle, les moyens dont disposent les gens pour vivre au quotidien sont très souvent liés à cette ressource. Pour survivre, il faut y participer...

Tout au long de la journée de jeudi, la tension s'est de nouveau accrue sous l'effet conjugué de rumeurs concernant le lieu où se trouve Bakiev et de la multiplication des pillages. Face à un gouvernement encore fragile, qui, la veille encore, se battait contre les forces de l'ordre et qui n'est pas en mesure d'assurer la sécurité, le « crime », comme le nomment les Russes du Kirghizstan, reprend ses droits et les pillages se multiplient. Le gouvernement transitoire essaye de reprendre les choses en main en appelant les habitants à créer des comités de vigilance par secteur. En fin d'après-midi, la mairie de Bichkek encourageait les résidents de la capitale à rejoindre ces « milices populaires » organisées par districts. Reconnaissables à leurs bandeaux blancs sur les bras, ces patrouilles doivent protéger la ville contre les maraudeurs.

Pourtant, en dépit de cet appel, la situation dégénère de nouveaux depuis 18h00 (14h00 à Paris) et l'on ne compte plus le nombre de surfaces commerciales incendiées. Le scénario est toujours le même : la rumeur se répand du retour de Bakiev avec des troupes. Ce jeudi soir, le bruit a couru que l'ancien président avait levé des troupes dans les villes proches de Kant et de Tokmok. Dans les minutes suivantes, une foule de jeunes gens s'est dirigée vers l'artère de Sovietskaïa, pillant tous les magasins sur son passage. Plus sporadiques qu'hier, les tirs ont commencé à retentir à nouveau et les habitants sont retournés se cloîtrer chez eux. En fin d'après-midi, il est difficile d'établir un bilan des biens et des bâtiments détruits durant la journée, mais la ville prend progressivement l'allure d'un champ de ruines.

Au petit matin, l'incertitude venait pourtant d'ailleurs dans les rues de Bichkek. Une ébauche de gouvernement semble reprendre la situation en main avec à sa tête, une femme, Rosa Atunbaeva. Désignée premier ministre de transition, Rosa Atunbaeva n'est pas une inconnue dans le paysage politique kirghiz puisqu'elle fut la première ministre des affaires étrangères du pays après l'indépendance (1991), avant d'occuper le poste d'ambassadrice du Kirghizstan au Royaume-Uni. Elle bénéficie d'une certaine aura dans la population. Dans la matinée, elle a annoncé sa volonté d'organiser la transition autour d'une réforme des structures politiques du pays et s'est prononcée en faveur d'une évolution vers un régime parlementaire plutôt que présidentiel. Le gouvernement semble s'organiser autour d'une coalition de « centre gauche » rassemblant d'un côté Temirbek Sariev (Ak Chumkar, radicaux de gauche) et O. Tekebaev (Ata Meken, parti socialiste). Ce dernier a bénéficié du soutien de l'internationale socialiste lors des précédentes élections. Ce soir, il déclarait que le nouveau gouvernement a le soutien de Vladimir Poutine.

Pourtant, l'issue politique des affrontements qui se déroulent encore actuellement demeure incertaine. Dans la confusion, l'ancien président Akaev a fait part de son désir de revenir au Kirghizstan. Le président déchu avait quitté Bichkek mercredi matin à 8h00, en laissant le Premier ministre aux affaires. Il s'est réfugié dans sa seconde résidence officielle, située à Osh, dans sa province natale et par ailleurs seconde ville officielle du pays. Rentré dans son fief, il espérait pouvoir jouer la carte d'une balkanisation en ravivant le thème des relations conflictuelles entre le nord et le sud du pays. Selon des informations, non confirmées mais provenant de l'agence interniews, 5000 personnes provenant de la région de Osh pourraient se rendre sur Bichkek. Dans le même temps, on apprend que des affrontements ont lieu à Osh entre les partisans de Bakiev et ceux de B. Erkenabaev, qui représentent les autorités criminelles que l'ancien président avait fait disparaître après la révolution de 2005. Dans la soirée, les villes de Kant et de Tokmok, proches de Bichkek, étaient désignées comme des lieux de soulèvement contre le nouveau gouvernement.

Benoit Hazard & Marcel Sapaev (collaborateur Kirghiz)

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