Benoit Hazard (avatar)

Benoit Hazard

Anthropologue

Abonné·e de Mediapart

15 Billets

0 Édition

Billet de blog 9 avril 2010

Benoit Hazard (avatar)

Benoit Hazard

Anthropologue

Abonné·e de Mediapart

Entre le deuil national et «l'œil de Moscou», journée de paix à Bichkek

Après une nouvelle nuit d'émeutes, la vie quotidienne a repris ses droits au milieu des cendres encore fumantes.

Benoit Hazard (avatar)

Benoit Hazard

Anthropologue

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Après une nouvelle nuit d'émeutes, la vie quotidienne a repris ses droits au milieu des cendres encore fumantes. Les affrontements entre les bandes de pillards et les forces de police s'étaient éternisés sur les rues de Sovietskaïa et de Karl Marx jusqu'à très tard dans la nuit du 8 au 9 avril. Vendredi et samedi sont journées de deuil.

Les cibles des voleurs étaient les grands supermarchés, Beta Store, sur l'avenue Karl-Marx. À l'heure qu'il est, la plupart des supermarchés ont été détruits et le ravitaillement en nourriture pose problème dans certains quartiers de la ville. Sur la route menant du centre-ville (où se concentrent les manifestants) à Karl-Marx, les vitrines des banques sont cassées, les baraques en bois des petits détaillants, peu fortunés, sont calcinées. Une exception: les petits bureaux de change informels, situés dans le périmètre compris entre Chuy et Bakambaeva, et liés au blanchiment d'argent, ne portent aucun des stigmates de la nuit. Tsum, l'un des plus grands bazaar de la ville, tenu par des hommes de l'ancien pouvoir, continue aussi sa traversée des révolutions sans égratignures.

Plusieurs éléments expliquent la persistance des actes de pillages malgré les appels au calme des autorités. D'une part, la révolution s'est accompagnée d'une libération des prisonniers dans lesquelles se trouvaient des condamnés politiques, certes, mais aussi des individus liés aux mondes de la criminalité. Une fois dehors, ces derniers ont eu beau jeu de renouveler l'expérience réussie lors de la révolution de 2005, que certains Kirghiz comme Marcel Sapaev décrivent comme une «bataille entre les gens riches». Un quotidien local met d'ailleurs en garde contre ce risque en titrant: «Les hommes changent, mais les révolutions se répètent». Et comme le dit Vassili, un autre informateur résigné: «la présence de voitures circulant sans plaques d'immatriculation est le signe que le “crime” tient toujours sans complexe une partie de la ville et qu'il tire profit de la révolution.»

D'autre part, les manifestants, dans leur grande majorité, sont des jeunes gens, vivant dans une très grande précarité pour les uns (le salaire moyen au Kirghizstan est de 60 euros par mois avec des prix à la consommation comparables à la France), et des chômeurs venant des campagnes (plus de 80% de la population des campagnes est sans emploi) pour les autres, mais qui ont en commun un très fort désir de consommation. En ville, l'un des loisirs préféré des Kirghiz est la visite des bazaar exhibant les dernières prouesses technologiques (mobile, écran plat, vidéo). Sur les cinq étages du Bazaar de Tsum, trois sont consacrés aux téléphones mobiles, aux télévisions « écrans plats » et aux dernières tendances de la mode vestimentaire.

Images de la manière dont ces désirs sont construits: les jeunes gens fraîchement arrivés des campagnes pour faire leurs études à Bichkek se retrouvent tous les soirs devant les 4 ou 5 Karaoké installé à Oak Park et s'installent là, par petits groupes, pour reprendre les paroles grésillantes de vidéoclip, projetés sur de vieux écrans. Dans tous les cafés et restaurants, les écrans plats assènent en permanence des vidéo-clips et des bandes vidéos promotionnelles provenant du Moyen-Orient et des Etats-Unis. Il suffit de regarder les tenues vestimentaires des jeunes femmes désargentées se pavanant sur les trottoirs de Bichkek pour comprendre le caractère redoutable de ces images projetées en tout lieu et en tout temps. La modernité se vit à travers ces objets. Les périodes de troubles révolutionnaires leur donnent l'occasion de satisfaire des désirs de consommation exacerbés par les images projetés dans tous les lieux de la ville.

Les deux journées de deuil comme stratégie d'apaisement

Dans la soirée du 8 avril, les affrontements ont pris une nouvelle tournure politique dès lors que le gouvernement a, de nouveau, disposé d'une police et des «speznas». Officiellement, le gouvernement ne compte toujours qu'un Premier ministre, Rosa Otumbaeva, et un ministre de l'intérieur du gouvernement de transition, Bolot Cherniazov. Si l'on sait que Moscou a envoyé 150 soldats pour protéger ses ressortissants, on ne sait pas encore comment le gouvernement a pu reconstituer des forces de polices aussi rapidement (une partie de l'armée avait toutefois rallié l'opposition dans la journée de révolution du 7 avril). De suite, le nouveau gouvernement, qui n'a pas levé le couvre-feu imposé par l'ancien président Bakiev, a fait publier un décret autorisant la police «à tirer sur les pillards». Clairement, l'objectif est de stabiliser la situation à Bichkek et d'empêcher que le «crime organisé» reprenne le dessus.

Parallèlement, on apprenait ce vendredi matin que Rosa Otumbaeva, «présidente» à la tête du gouvernement provisoire, s'est rendue à Moscou pour y rencontrer Vladimir Poutine. De la même façon, les villes de Osh et de Jalal Abad sont en train de passer dans les mains de l'opposition et deux gouverneurs s'y trouvent déjà. Bien que l'on ne sache toujours pas où se trouve Bakiev, cette situation semble montrer qu'il ne contrôle plus rien. Son salut tient à présent à celui de son fils, Maxim Bakiev, qui a trouvé refuge à Washington (Etats-Unis) où il joue les entremetteurs. Ainsi, la nouvelle est tombée d'un gel des investissements américains tant que le nouveau gouvernement refuserait de traiter avec Maxim Bakiev. Du côté Kirghiz, il est clair qu'une telle concession est inaudible et qu'elle est perçue comme une atteinte à la seule chose qui leur reste, la dignité. En se focalisant sur « l'œil de Moscou », le département d'Etat américain passe en partie à côté du problème.

Lors d'une rencontre entre les ONG des droits de l'homme et une représentante du gouvernement toujours en formation, Elmira Ibrahima, les représentants de la «société civile» qui ont préparé la révolution dans les campagnes ont demandé que les familles des victimes des derniers jours puissent être indemnisées. Pour financer l'opération, ils proposaient de prendre l'argent détourné et volé placé dans les comptes off shore de la famille Bakiev. Bien que le Kirghizstan représente un enjeu stratégique sur le plan de la géopolitique mondiale, les organisateurs de la révolution ne sont ni des islamistes, ni des pro-américains ou russes. Lors de la même rencontre, Gulnara, une dame entrepreneur d'une cinquantaine d'années, demandait à la représentante du gouvernement que les représentants de la société civile soient présents dans le «nouveau gouvernement». Preuve que les enjeux politiques sont très ouverts.

Au même moment, la première des deux journées de deuil décretée par le gouvernement en mémoire des morts des derniers jours a commencé. Un meeting de recueillement, vendredi à midi, a été organisé et les habitants, en signe de recueillement, sont venus déposer des gerbes et des fleurs devant la «maison blanche » qui se consumait encore en fin d'après-midi. Dans le palais philharmonique, un ensemble orchestral rassemblant de célèbres interprètes de comuz (guitare traditionnelle) a interprété durant une partie de l'après-midi des morceaux célèbres du répertoire kirghiz. Abdi Djekishev, politologue kirghiz, ne cachait pas son émotion en entendant certains airs tragiques que l'on joue ici pour accompagner les morts. Du côté des médias, les télévisions kirghiz donnent la parole aux grands intellectuels du pays et diffusent les grands classiques du cinéma « kirghiz » comme pour montrer que le pays a des ressorts pour sortir de ce temps de barbarie.

Dans la ville de Bichkek, cette stratégie produit ses effets puisqu'il n'y a plus d'affrontement vendredi soir. La très grande majorité des commerces ont baissé les volets, depuis le Tsum jusqu'aux petits établis informels. Toutefois, deux points d'inquiétude apparaissent dans un contexte où l'information sur la situation dans les provinces du pays arrive difficilement à Bichkek. La région d'Issik kul est toujours en proie à des heurts entre opposants et partisans de Bakiev, en particulier dans les villes de Karakol et de Bokombaevo. Autre point : les gens les plus modestes, venus des campagnes pour la révolution, s'emparent des terres dans les périphéries de Bichkek et s'y installent dans l'espoir de trouver un petit emploi dans les rares industries de la capitale. Sous Bakiev, ces migrations internes étaient devenues impossibles puisque les voyageurs Kirghiz avaient l'obligation de se déclarer à la police 5 jours après leurs arrivées : un comble pour une société nomade.

(Benoît Hazard, chargé de recherche au CNRS & Marcel Sapaev, collaborateur Kirghiz)

Prière de citer vos sources si vous reprenez des éléments de cet article et de respecter le travail des auteurs qui s'exposent en publiant certaines données.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.