L'incapacité de l'Europe à agir pour sauver la jeune démocratie kirghiz est-elle le miroir de ce que nos démocraties sont devenues? Depuis les premières émeutes de vendredi passé, le gouvernement intérimaire kirghiz issu de la révolution du 7 avril 2010 et dirigé par Rosa Otumbaeva a le dos au mur et doit faire face au risque de «guerre civile» qui mine le pays. Conflit ethnique ou destabilisation lié au crime organisé?
Dans les villes de Och, Djalal-Abad et dans les villages du Fergana, on ne compte plus les maisons et les magasins brûlés. Selon des sources russes, le nombre de décès serait de 170 personnes sans compter les décès survenus dans l'exode massif des habitants vers la frontière avec l'Ouzbékistan. Comme le soulignent les responsables du gouvernement kirghiz, les développements dans le sud du Kirghizistan montre que l'armée n'est «pas tout à fait digne de bataille», et que la police est «faible» (A. Erkebaev, 14-06-2010).
Ces événements interviennent dans un contexte précis: la nomination de Rosa Otumbaeva comme présidente par intérim et l'organisation d'un référendum constitutionnel (prévu pour le 27 juin) qui prévoit une évolution vers un régime parlementaire. Pourtant, dès les premières heures du conflit, les médias ont relayé les événements en évoquant «un conflit ethnique au Kirghizistan», inventant au passage une nouvelle «minorité»: les Ouzbeks du Kirghizistan, alors même que ces derniers sont la population majoritaire (30-40%) dans le sud parmi d'autres minorités composées de musulmans d'origines chinoises (Dungan & Ouigour). L'ex-président déchu, K. Bakiev, ne pouvait mieux rêver puisqu'il est l'instigateur de ce scénario de «guerre ethnique» qu'il a attisé d'abord, au moment de sa fuite vers Och et vers Jalal-Abad, puis dernièrement, depuis son exil forcé en Biélorussie.
La résurgence d'un «spectre ethnique» pour analyser la situation politique au Kirghizistan interroge à quelques jours d'un référendum constitutionnel. La question n'échappe d'ailleurs pas au gouvernement intérimaire du Kirghizistan qui, par la voix d'A. Erkebaev, souligne qu'«au lieu d'une confrontation politique, le Kirghizistan est entré dans une phase de confrontation interethnique, qui est pour nous extrêmement regrettable. Nous savions que certaines forces cherchent à déstabiliser ».
Le dessous des cartes d'une démocratie fragil
Il est bien difficile de savoir qui tire les ficelles de la situation de violence dans le sud du Kirghizistan. Plusieurs hypothèses sont envisageables parmi lesquelles celle du conflit interethnique qui, au demeurant, reste la moins plausible.
L'une d'entre elles intéresse la position de la Russie dans l'organisation pour le traité de sécurité collective, instance régionale chargée de maintenir l'équilibre dans la région. Alors que la Russie avait immédiatement soutenu le gouvernement provisoire lors du soulèvement du 7 avril 2010, elle semble à présent en retrait en exprimant sa réticence à intervenir rapidement. Aux dernières nouvelles, le seul geste consenti par Moscou a consisté en l'envoi de la 31e brigade de parachutistes aéroportée qui devait initialement accroître le contingent de troupes russes déjà installées dans la ville de Kant (30 km de la ville de Bichkek). Certaines sources sur place, non confirmées, évoquent une intervention en cours.
Cette attitude de réserve s'explique par le jeu complexe de la Russie en Asie centrale. En effet, la mise en place d'institutions démocratiques au Kirghizistan passant par la nécessaire réforme de la constitution et d'élections législatives (reportées) bouleverse l'équilibre régional. Perçu comme une menace pour certains régimes autoritaires voisins comme l'Ouzbekistan, le Tadjikistan etc., le gouvernement kirghiz est désigné comme le mauvais élève de l'organisation du traité dans un contexte où les relations entre Moscou et le gouvernement de Tachkent sont tendues.
Dans l'ombre de l'ethnie : les hommes du crime et du clan Bakiev
De son exil forcé en Biélorussie, Kurmanbek Bakiev, président déchu, affirme n'avoir aucune relation avec les évènements actuels. À l'inverse, le gouvernement par intérim soutient que les partisans de Bakiev fomentent la violence. Pour preuve, dans la ville d'Aravan (région de Jalal-Abad), un gouverneur autrefois nommée par Bakiev, Chamil Artykov, a tenté dès le 12 juin 2010 de reprendre le contrôle de l'administration locale avec l'aide d'un groupe de partisans armés.
Dans ce contexte, on apprenait lundi soir, selon des sources britanniques relayées au Kirghizistan, que Maxim Bakiev, le fils de l'ex-président recherché par Interpol pour fraude financière internationale, aurait été arrêté dans le cadre d'un scandale financier. Maxim Bakiev a disparu du pays depuis plus de deux mois. Il a été arrêté par des fonctionnaires du bureau des douanes du Royaume-Uni après avoir atterri à l'aéroport de Farnborough (Hampshire) où il se trouvait à bord d'un jet privé. Doit-on y voir une tardive prise de conscience de la communauté internationale de la responsabilité du réseau entourant l'ex-chef de l'Etat dans le déroulement des évènements actuels?
Au Kirghizistan, le procureur général du pays demande que Maxim Bakiev soit jugé pour détournement de fonds publics. Il lui est en effet reproché d'avoir transféré illégalement au moins 35 millions de dollars –provenant d'un prêt de 300 millions de dollars de la Russie– sur les comptes de banques qu'il avait placées sous son contrôle. Dès lundi, A. Beknazarov, membre du gouvernement, demandait son extradition vers le Kirghizistan tout en précisant ne pas croire à cette issue puisque l'arrestation s'inscrivait dans le cadre d'une fraude d'ampleur internationale. Pourtant la responsabilité de ce dernier dans l'organisation pratique des évènements actuels ne peut être écartée.
Bastion du président déchu, le contrôle du sud du pays s'est construit sous K. Bakiev, non pas sur des motifs ethniques, mais en lien avec les autorités criminelles, en particulier certains chefs mafieux comme Aïbek Mirsidikov, surnommé «Aîbek le Noir». Ces réseaux exercent leurs contrôles en irriguant une société organisée en clan avec les ressources provenant de l'économie de la drogue. Or c'est la superposition entre des segments d'activités criminelles («la drogue», «la prostitution», «les casinos», etc.) et des segments de sociétés («les clans») qui rend la situation explosive. L'influence de ces réseaux est tangible si l'on observe les modes d'actions des bandes, présentées comme «gang kirghiz» qui ressemblent à s'y méprendre à ceux que l'on pouvait observer dans les rues de Bichkek au lendemain de la révolution du 7 avril 2010. La présence de snipers, de gangs armés, dispersés, très mobiles, de mercenaires aussi, utilisant les stratégies de la guérilla urbaine pour semer le trouble dans les villes et les villages est identique aux évènements de la mi-avril au cours desquels des attaques avaient cours contre les étrangers (Turcs) dans la vallée de Tchuye (Bichkek et ses environs). Cette stratégie est la marque de ce que les Kirghiz appellent «le crime». Au demeurant, cette stratégie explique la difficulté de l'actuel gouvernement à rétablir la situation.
Preuve des liens entre le clan Bakiev et l'organisation du crime, un entretien téléphonique datant de la mi-mai entre Janynbek Bakiev, installé au Kirghizistan, et Maxim Bakiev, en exil, dans lequel les deux hommes planifiaient la déstabilisation dans le sud du pays et envisageaient de corrompre des membres de l'actuel gouvernement. Cet entretien a mis à jour la réalité des relations entre le clan Bakiev et les réseaux criminels du sud du pays. Comme l'explique le politologue Sergueï Massoulov, «ce qui se passe actuellement dans le Sud est une provocation classique de forces destructrices et groupes criminels qui cherchent à déstabiliser le pays et interrompre le processus politique engagé par le nouveau pouvoir» (source AFP, reprise par le Monde).
Pour comprendre la situation actuelle, le spectre du conflit interethnique est un leurre. La violence des affrontements illustre malheureusement les obstacles auxquels se heurtent la jeune démocratie kirghiz. Dans ce contexte, il est étonnant que l'appel à l'aide international lancé par Rosa Otumbaeva, présidente par intérim, ait été interprété comme une demande d'ingérence dans un présumé conflit interethnique. Il est inquiétant de constater que le crime organisé puisse déstabiliser une région du monde sans que les pays démocratiques réagissent. L'absence de réactions politiques à la hauteur de la communauté internationale illustre-t-elle son incapacité à soutenir les idéaux démocratiques ?