A une époque de crise économique et financière où cupidité, malhonnêteté, incompétence et arrogance se disputent le devant de la scène, il est réconfortant de se réfugier dans l'exemple de quelques personnages passés dont l'intégrité intellectuelle et morale fut et demeura au-dessus de tout soupçon, quelques furent les vicissitudes de leur existence. Aujourd'hui, je vous propose celui de Saint-Cyran, le grand directeur spirituel de Port-Royal.
Jean du Verger de Hauranne, futur abbé de Saint-Cyran, fit sa théologie à Louvain sur le conseil de l’évêque de Bayonne, ville dont il était natif, puis il alla à Paris où il rencontra (retrouva ?) Jansénius et devint son ami. Vers 1611, alors qu’Henri IV venait d’être assassiné et que les querelles entre la Sorbonne et les jésuites s’irritaient de plus belle, les deux amis partirent à Bayonne « où ils se jetèrent en pleine et unique lecture de l’antiquité chrétienne et de Saint Augustin ». Leur retraite dura cinq ans et ils quittèrent Bayonne en 1616. Jansénius retourna à Louvain en 1617 et du Verger de Hauranne reçut le bénéfice de son abbaye de Saint-Cyran en 1620.Au mois d’août de la même année, et c’est là que se noua le premier lien avec la famille Arnauld, M. d’Andilly de passage à Poitiers est présenté à l’abbé de saint-Cyran. Une étroite amitié naît immédiatement entre les deux hommes et d’Andilly ne tarde pas à se dévouer à la cause de son nouvel ami, le recommandant à sa sœur, Mère Angélique, et à toute sa famille, le décrivant partout et à tous comme « une lumière encore sous l’autel » . Saint-Cyran entretenait alors, depuis leur séparation, un commerce épistolaire suivi avec Jansénius, commerce qui va progressivement le transformer en « soldat de Dieu ». Cette correspondance est d’une importance extrême (elle sera d’ailleurs exploitée à charge par les jésuites après sa saisie lors de l’arrestation de Saint-Cyran) car elle éclaire le cheminement intellectuel et spirituel du futur évêque d’Ypres. Dans une de ses lettres, Jansénius dit son intérêt pour un petit livre dans lequel un ecclésiastique italien, Marc-Antoine de Dominis, explique « les raisons de son retrait de la communion des Catholiques ou, plutôt, de celle du pape ». Il observe que Dominis n’est « ni huguenot, ni luthérien ; catholique à peu près, hormis ce qui regarde l’économie de l’Eglise ». Plus tard, il se félicite d’avoir trouvé prétexte, alors qu’il venait d’être reçu docteur en théologie, pour se débarrasser d’une réfutation des livres de Dominis dont l’Université de Louvain voulait le charger. Il suit très attentivement, de 1618 à 1619, le Synode calviniste de Dordrecht, où les thèses d’Arminius, « quelque peu molinistes ou semi-pélagienne s» sont débattues et combattues, et en approuve «presque entièrement » les conclusions. Mais surtout il dit être occupé de plus en plus par Saint Augustin et supporter à peine son collège, redoutant même la perspective d’une chaire, qui le distrairait de l’unique étude. Sans cesse il revient à son auteur favori, « qu’il lui semble jusque là avoir lu sans yeux et ouï sans entendre ». Sainte-Beuve note que cette prédilection forcenée ira jusqu’à l’excès, mettant Saint Augustin presqu’au dessus de Saint Paul et lui donnant un rang presqu’égal à celui des Evangiles, mais il s’incline aussi devant cette recherche acharnée de la vérité théologique, quoique circonscrite à Saint Augustin.Jansénius et Saint-Cyran se revirent à Louvain de mars à novembre 1621. Ils posèrent alors distinctement les bases du projet, mieux encore, du pacte qui allaient les unir et les mobiliser leur vie durant : « relever la doctrine de la Grâce », et se répartirent les rôles dans ce grand œuvre, à Jansénius la théologie et l’érudition (ce sera l’Augustinus), à Saint-Cyran la propagation de l’esprit et la pratique (ce sera la direction spirituelle de Port-Royal). Saint-Cyran est, en effet, comme le souligne Sainte-Beuve, « le Directeur chrétien par excellence, dans toute sa rigueur, dans toute sa véracité et sa certitude, un rigide et sûr médecin des âmes ». Il ajoute, pour achever le tableau, que « Port-Royal, avec Saint-Cyran, a été un redoublement de foi à la divinité de Jésus-Christ par pressentiment d’opposition au prochain déisme philosophique, un redoublement de foi à l’omnipotence de la Grâce par pressentiment d’opposition à la prochaine exaltation de la liberté humaine, enfin un redoublement de pratique et d’intelligence de la pauvreté chrétienne… ». L’année 1638, M. de Saint-Cyran venait à Port-Royal au moins un jour sur deux : il visitait les religieuses, avait l’œil aux occupations et aux thèmes des enfants et, tout en s’entretenant avec chacun d’eux en particulier, faisait lire en commun aux Solitaires le traité de Saint Augustin, « De la véritable Religion », ou les écrits anti-pélagiens du même Père. Mais son grand sujet, c’était surtout la lecture directe de l’Evangile et ses conférences sur l’Ecriture, qui suscitaient toujours l’admiration de son auditoire. On était proche de l’Ascension quand il fut informé que quelque chose se tramait contre lui mais sans autre précision. L’information se révéla exacte puisqu’il fut arrêté le lendemain de la fête par le Chevalier du guet. Le motif de cette arrestation était la crainte qu’inspirait à Richelieu M. de Saint-Cyran, un « homme sans prise et sur qui ni caresses ni menaces n’opéraient ». Lancelot raconte dans ses mémoires que, de l’aveu même du neveu de M. de Saint-Cyran, M. de Barcos, qui vivait avec lui, peu de temps avant cette mesure extrême, « on avait fait faire des offres à l’abbé et que s’ils eussent été gens à se laisser aller, M. de Saint-Cyran et lui auraient obtenu chacun plus de quarante mille livres de bénéfices et que son oncle n’aurait pas été à Vincennes ». Parlant de ceci à Mère Angélique dans les derniers mois de sa vie, M. de Saint-Cyran lui avait fait cette confidence : « Que la voie étroite l’avait obligé à épouser une prison plutôt qu’un évêché, parce qu’il pouvait bien juger en ce temps-là que le refus de l’un conduirait nécessairement à l’autre, sous un Gouvernement où l’on ne voulait que des esclaves ». Richelieu redoutait cette indépendance chrétienne que revendiquaient Port-Royal et son Directeur spirituel.Le prétexte de l’arrestation fut l’affaire dite de l’attrition. Richelieu, qui voulait dominer l’esprit du roi, avait exilé son confesseur, suspect de prendre trop d’ascendant sur lui. Or ce confesseur faisait de la contrition le préalable à l’absolution, alors que le Cardinal, qui se piquait aussi de théologie, affirmait que l’attrition était suffisante. Peu après Pâques de l’année 1638, le roi, qui avait lu un livre sur la Virginité, traduit et commenté de Saint Augustin par le Père Seguenot de l’Oratoire, y vit une confirmation de la justesse de la doctrine de la contrition et se prit à regretter tout haut son confesseur. Richelieu flaira le danger d’un retour : il hâta la condamnation du livre déjà déféré en Sorbonne et convoqua le Père de Condren, Supérieur général de l’Oratoire, afin de le questionner sur son auteur et sur les accointances de ce dernier. A cette occasion, M. de Saint-Cyran fut nommé, ayant été, dit-on, fortement suggéré par le Cardinal. Le Père Seguenot fut embastillé et l’abbé envoyé à Vincennes. L’un et l’autre ne sortirent de leur geôle qu’après la mort du Cardinal.Ce dernier justifia sa décision en disant « qu’il avait la conscience assurée d’avoir rendu service à l’Eglise et à l’Etat », ajoutant « qu’on aurait remédié à bien des malheurs et des désordres si l’on avait fait emprisonner Luther et Calvin, dès qu’ils commencèrent à dogmatiser ». Si ferme que fut M. de Saint-Cyran, les premiers moments de sa captivité lui parurent très durs et il tomba dans d’extrêmes angoisses. Son esprit connut le doute et son âme vacilla : il se demandait s’il ne s’était pas égaré en aveugle et s’il n’avait pas égaré les autres en les conduisant. Pour autant, il ne s’abandonna pas et se réfugia, la face contre terre, dans la prière, jusqu’à ce qu’un jour, au sortir de l’oraison et alors qu’il demandait à Dieu de lui révéler dans quel état véritable il était devant lui, il tomba sur un verset du Psaume IX : « Qui exaltas me de portis mortis… ». De ce jour, il n’eut plus aucune peine là-dessus et rentra dans son premier calme.Sa crainte était toujours, cependant, pour ses amis et aussi pour ses papiers, de peur qu’on n’y cherchât matière à persécution contre plusieurs. On trouva chez lui, en effet, et on saisit par ordre du Chancelier, au grand étonnement de celui-ci, qui n’en revenait pas qu’on pût écrire autant, la valeur de trente à quarante volumes in-folio, extraits des Pères, traités divers et pensées. Et encore les archers du guet oublièrent-ils quelques volumes dans un coffre : c’étaient des pensées sur le Saint-Sacrement que M. de Saint-Cyran se promettait de rassembler dans un ouvrage qu’il méditait. Par précaution, son neveu, M. de Barcos, les jeta au feu. Apprenant plus tard ce « brûlement » de papiers, l’abbé en fut fort peiné et il ne put s’y résigner qu’en en faisant le motif d’une offrande à Dieu.Aussitôt M. de Saint-Cyran arrêté, tous es amis s’agitèrent et s’entremirent. En vain, même après la mort du père Joseph en décembre de la même année, qui aurait pourtant permis à Richelieu de revenir sur sa décision sans paraître se déjuger puisqu’il aurait pu rejeter sur son confesseur la première responsabilité de l’affaire. La seule chose que l’on obtint fut l’adoucissement du sort du prisonnier.Le premier interrogatoire de M. de Saint-Cyran eut lieu un an après. On voulait le convaincre d’hérésie, de Calvinisme, à cause de ses doctrines sur la Grâce et sur les œuvres, de ce qu’il aurait dit que depuis six cents ans, il n’y avait plus d’Eglise, que le Concile de Trente était sans autorité …On avait ramassé à ce sujet, depuis un an, des témoignages et des dépositions, qui étaient, pour la plupart, des propos mal compris, des paroles sybillines malicieusement interprétées, des calomnies, des ragots de faquins… Le résultat de tout cela parut si peu probant et l’interrogatoire de l’abbé, peu concluant lui aussi, ayant été rapporté au roi, il fut décidé d’exiger du prisonnier de signer une déclaration conforme à la l’opinion et à la pratique de l’Eglise et, après, de lui accorder sa liberté. Mais M. de Saint-Cyran, en homme de conviction, se refusa à une signature de désaveu qui eût semblé donner raison aux accusateurs sur le passé.Du fond de sa prison, et passés les premiers mois d’une incarcération sévère, l’abbé, mieux établi, continua de suivre ses anciennes directions ou d’entreprendre de nouvelles. Il convertit ou, du moins, édifia et consola plusieurs de ses compagnons de captivité. Mais « le plus grand coup de la direction de M. de Saint-Cyran durant sa prison, selon les termes mêmes de Sainte-Beuve,… ce fut la conversion d’Antoine Arnauld », le plus illustre des Arnauld, celui que l’on appela « le grand Arnauld ». A partir de décembre 1638, les deux hommes entrèrent dans une relation étroite qui n’allait cesser qu’à la mort de l’abbé.M. de Saint-Cyran sortit de Vincennes le 6 février 1643, Richelieu étant mort en décembre de l’année précédente le jour, par une sorte d’ironie de l’histoire, de la fête de Saint Cyran. M. d’Andilly vint le chercher en carrosse à Vincennes. Après quelques visites, l’abbé se rendit dans l’après-midi à Port-Royal où il fut reçu dans une grande allégresse. Le matin même, Mère Agnès qui exerçait encore, à cette époque, la charge de mère abbesse, avait annoncé la délivrance sans faire infraction au silence en déliant sa ceinture devant la communauté.L’abbé fit aussi une visite à Port-Royal des Champs, où s’étaient alors retirés les Solitaires. Les retrouvailles avec M. Le Maître furent particulièrement émouvantes.A peine rendu à la liberté, et les premières effusions des retrouvailles passées, M. de Saint-Cyran s’interrogea sur ce que Dieu attendait de lui. La réponse lui vint par la bouche du Supérieur des Prêtres du Mont Valérien : celui-ci était allé lui rendre visite à Vincennes et lui avait alors donné l’idée d’écrire contre le Calvinisme, ce que l’abbé avait commencé à faire du fond de sa prison. Ce Supérieur l’encouragea à reprendre et terminer ce travail maintenant qu’il était libre.Un tel travail importait à M. de Saint-Cyran. Il souhaitait de toutes ses forces relever Port-Royal de l’accusation de Calvinisme qui lui était portée. Il voulait, en particulier, montrer combien le Jansénisme, bien qu’approchant de la Religion Réformée sur l’article de la Grâce, en différait sur l’article des Sacrements. Et l’idée de « guerroyer » contre les Protestants n’était pas pour lui déplaire.Mais cinq années d’incarcération l’avait considérablement affaibli (avec son cynisme, Richelieu pensait qu’il ne supporterait pas plus de quelques mois la prison où il l’avait fait jeter !) et il mourut le 8 octobre 1643 sans avoir pu mener à bonne fin son projet. Bien qu’épuisé, il n’avait rien perdu de sa superbe et de sa vigueur. La veille de sa mort, il dit à M. Guérin, son médecin, qui était en même temps celui du Collège des Jésuites : « Monsieur, dîtes à vos Pères que, quand je serai mort, ils n’en triomphent point, et que j’en laisse douze après moi plus forts que moi. » Pour Sainte-Beuve, avec Saint-Cyran disparaissait la figure la plus forte et la plus essentielle de Port-Royal .Billet de blog 21 novembre 2008
Saint-Cyran
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