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Billet de blog 30 août 2008

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Géorgie: Leçon de journalisme par Fabrice Del Dongo

Hommage à Daniel Riot Leçon de journalisme par Fabrice Del Dongo (alias Julien Sorel dans le conflit Russie/Géorgie)    Choses vues lors de la bataille de Gori

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Hommage à Daniel Riot

Leçon de journalisme par Fabrice Del Dongo (alias Julien Sorel dans le conflit Russie/Géorgie)

Choses vues lors de la bataille de Gori

Rien ne put réveiller Fabrice, ni les rafales de Kalachnikov tirées de fort près de la petite Audi obligeamment prêtée par l’ambassadeur d’Estonie, ni le ronflement du moteur sollicité par le chauffeur du véhicule. Le régiment de braves Géorgiens, attaqué à l’improviste par des nuées de chars russes suivis immédiatement de fantassins ossètes et cosaques armés jusqu’aux dents et à la mine patibulaire, après avoir cru à la victoire toute la journée, battait en retraite, ou plutôt s’enfuyait du côté de la Géorgie. Heureusement, le ministre de la défense, israélo-géorgien, avait préparé ce régiment à l’évènement en le faisant former par des instructeurs israéliens experts en retraite non planifiée (ils avaient tous l’expérience de la retraite de Tsahal devant le Hezbollah lors de sa dernière incursion au Liban).

Le colonel, beau jeune homme élevé dans les meilleures universités américaines et revenu pour servir dans l’armée du premier de la classe occidentale, la Géorgie libre sous protectorat américain, fut tué ; le chef de bataillon qui le remplaça dans le commandement, vieillard à cheveux blancs, fit faire halte au régiment.

« F… ! dit-il aux soldats dans son langage d’ancien soudard soviétique, du temps de la République Fédérative Socialiste de Géorgie, on attendait au moins, pour filer, d’y être forcé par l’ennemi… Défendez chaque pouce de terrain et faîtes-vous tuer, s’écriait-il en jurant ; c’est maintenant le sol de la patrie que ces barbares de Russes veulent envahir ! »

La petite Audi s’arrêta, Fabrice se réveilla tout-à-coup. Le soleil était couché depuis longtemps. Il fut tout étonné de voir qu’il était presque nuit. Les soldats détalaient de côté et d’autre dans une confusion qui surprit fort notre héros ; il trouva qu’ils avaient l’air penaud.

« Qu’est-ce donc ? » dit-il au chauffeur.

« Rien du tout. C’est que nous sommes flambés, mon petit ; ce sont les blindés russes qui nous pilonnent, rien que çà. Le bêta de général a d’abord cru que c’étaient les nôtres qui accentuaient l’offensive de la nuit dernière contre Shrinvali… »

Quelques tirs partirent d’un bosquet à proximité de la voiture : notre héros, frais et dispos, se dit : « Mais réellement, pendant toute la journée, je ne me suis pas battu, j’ai seulement escorté un général géorgien. »

« Il faut que je me batte. » dit-il bravement au chauffeur. « Sois tranquille, tu te battras et plus que tu ne voudras ! Nous sommes perdus. » lui répondit celui-ci.

« Vous allez vous battre ? » dit Fabrice à un caporal géorgien qui passait.

« Non, je vais mettre mes escarpins pour aller à la danse ! » rétorqua le caporal.

Les mots « Je vous suis » sortirent aussitôt de la bouche de Fabrice dans un élan d’enthousiasme.

« Je te recommande notre petit reporter, cria le chauffeur, ce néo-philosophe a du cœur et il est l’ami ainsi que le précieux conseiller de notre bien-aimé vénéré Président. »

Le caporal marchait sans dire mot. Huit ou dix soldats le rejoignirent en courant, il les conduisit derrière un gros arbre entouré de ronces. Arrivé là, il les plaça au bord du bois sur une ligne fort étendue en leur donnant pour instruction de ne pas faire feu avant l'ordre.

« Mais que se passe-t-il donc ? » se demandait Fabrice. Et quand il se trouva seul avec le caporal, il lui avoua : « Je n’ai pas de fusil ».

« Tais-toi, répliqua le caporal, et va en chercher un sur l’un des nôtres déjà tué au combat. Prends bien soin à ne pas dépouiller un blessé et dépêche-toi si tu ne veux pas être confondu par nos soldats avec un de ces terribles kontraknikis pillards et détrousseurs de cadavres. »

Fabrice partit en courant et revint bien vite. Le caporal, voyant qu’il ne savait pas charger l’arme, l’aida et il le posta derrière l’arbre, en lui enjoignant de ne tirer qu'après son ordre et, de préférence, à bout portant.

Fabrice était tout joyeux. « Enfin je vais me battre réellement, défendre l’Occident contre l’empire russe revenu à ses vieux démons, lutter contre la version XXIème siècle du Coup de Prague, venger la pauvre Géorgie, le meilleur pays de la classe occidentale, odieusement agressée par les Russes, en tuant un ou, mieux, plusieurs ennemis ! Ce matin, ils nous bombardaient avec leur artillerie, leur aviation et moi je ne faisais rien que m’exposer à être tué, métier de dupe ! »

Il regardait de tous les côtés avec une extrême curiosité. Au bout d’un moment, il entendit partir sept à huit coups de fusil tout près de lui. Mais ne recevant pas d’ordre, il se tenait tranquillement derrière l’arbre. C'était une nuit claire ; il lui semblait être à l’espère, à la chasse au fauve, dans le haut atlas, au dessus de Marrakech, où il possédait un délicieux petit riad. Il entendit tirer deux coups de fusil tout à côté de son arbre ; en même temps, il vit un milicien vêtu de noir courant devant lui (ossète ou cosaque, il ne le peut dire, car en reporter rigoureux qu'il est, Fabrice ne saurait parler que de choses réellement vues) et se dirigeant de sa droite à sa gauche. « Il n’est pas à bout portant, se dit-il, mais à cette distance, je suis sûr de mon coup. » Il mit en joue sa cible et pressa sur la détente ; le milicien s’effondra.

Notre héros, dans son allégresse d’avoir fait mouche sur un de ces bandits du Caucase à la solde des Russes en oublia qu’il était à la guerre : il courut tout joyeux sur la pièce qu’il venait d’abattre. Il avait à peine atteint l’homme qui gisait que deux fantassins russes déboulèrent sur lui, animés, il le vit immédiatement dans l’éclair terrible de leurs yeux, des plus funestes intentions à son encontre.

Fabrice se sauva à toutes jambes vers un bosquet tout proche; pour mieux courir, il jeta son fusil. La soldatesque russe n’était plus qu’à trois pas de lui lorsqu’il réussit à pénétrer dans un épais fourré devant lequel ses poursuivants hésitèrent un instant. Mais ils décidèrent à le franchir et se remirent à le pourchasser. De nouveau, ils étaient près de l’atteindre lorsqu’il put se glisser entre sept à huit gros arbres. A cet instant, il eut presque la figure brûlée par la flamme de cinq ou six coups de fusils qui partirent en avant de lui. Il baissa la tête, ce qui n’était pourtant pas dans son habitude ; puis comme il la relevait, il se trouva nez-à-nez avec le caporal.

« Tu as tué le tien ? » lui demanda avec brusquerie ce dernier. « Oui, répondit Fabrice, mais j’ai perdu mon fusil. »

« Ce ne sont pas les fusils qui nous manquent, avec tout le matériel qu’ont abandonné nos fuyards » bougonna le caporal, ajoutant : « Tu es un bon bougre ; et malgré ton air cornichon, tu as bien gagné ta journée. Ces soldats-ci ont fait rebrousser chemin à tes poursuivants. Il s’agit maintenant de filer rondement avant d’être ramassés par l’armée russe ou leurs supplétifs, reconnaissables, outre leurs uniformes souvent noirs, à leurs brassards blancs et à leurs cheveux retenus par des bandanas. Notre régiment ne doit plus être loin. »

A deux cents pas de là, on rencontra un officier géorgien blessé qui réclama l’aide des soldats conduits par le caporal pour le transporter à l’ambulance.

« Va te faire f…, officier d’opérette, toi et tous tes congénères. Ce n’est parce que vous portez de beaux uniformes fournis par l’armée américaine, roulez dans des 4/4 flambant neuf et avez été formés par des instructeurs américains ou israéliens, que vous êtes devenus des soldats. » lui opposa le caporal.

Fabrice écouta cette charge avec saisissement, qui lui parut contraire à la Déclaration des Droits de l’Officier en Déroute, de surcroît blessé. Il fixa le caporal avec réprobation

« Comment, répliqua l’officier en fureur, vous méconnaissez mes ordres ! Savez-vous qui je suis, un officier éduqué aux Etats-Unis, etc… ». Mais ses menaces ne servirent à rien. Le caporal tourna les talons, emmenant avec lui son détachement et Fabrice, lequel préféra sa sécurité à l’expression de sa réprobation.

Vers les dix heures du soir, la petite troupe rejoignit le régiment à l’entrée d’un gros village environné de champs incendiés. Partout, sur le trajet qu’elle avait parcouru, une odeur âcre de brûlé, laquelle ne parvenait pas à masquer, de temps en temps, une odeur, légère, de putréfaction et de mort. Fabrice le fit remarquer au caporal, qui pour toute réponse, haussa les épaules : il avait le nez bouché et refusa obstinément de se moucher pour le constater, bien que notre héros l’y pressât. Fabrice en conçut une certaine irritation, car en reporter rigoureux qu’il était, il s’efforçait de « fact-checker » ses observations et ses impressions avec celles d’autres témoins de la tragédie qui se déroulait.

Arrivé au village, le caporal décida de repartir aussitôt, certain que les Russes étaient déjà sur leurs talons. Sur la grand route en direction de Tblissi, le spectacle était affligeant : la chaussée était encombrée de fuyards et de véhicules de toutes natures, civils et militaires, tout cela dans un grand tapage de jurons et de coups de klaxons ; les fossés débordaient de fusils et d’uniformes abandonnés en toute hâte par les troupes géorgiennes en débandade.

« Ce sont comme des moutons qui se sauvent, dit Fabrice au caporal, d’un air candide. « Veux-tu te taire, blanc-bec ! » jura le caporal. Et les quelques soldats qui composaient son détachement toisèrent Fabrice d’un air courroucé, comme s’il eût blasphémé. Il avait insulté la nation. « Voilà qui est fort ! pensa notre héros. Avec ces Géorgiens, il n’est pas permis de dire la vérité quand elle choque leur vanité. Mais quant à leur colère, je m’en moque, il faut que je le leur fasse comprendre. »

A quelques lieues de là, Fabrice retrouva miraculeusement l’Audi qui l’avait amené à Gori et son chauffeur. Il s’assit avec plaisir sur la banquette arrière et demanda d’arrêter la climatisation, tant sa chemise blanche était trempée de la sueur de l’exaltation et de l’effort des dernières heures : il avait peur de prendre froid. Il prit congé du caporal et de sa troupe, en leur répétant sur un ton qui se voulait de commisération : « Ces gens qui se sauvent ont l’air d’un troupeau de moutons, de moutons effrayés… » Mais il eut beau appuyer sur le mot mouton, il ne parvint pas, cette fois-ci, à les fâcher. Ici se trahit un des contrastes des caractères géorgien et russe ; le Géorgien est sans doute le plus heureux, il glisse sur les évènements de la vie et ne garde pas rancune comme le Russe, qui est d’un tempérament plus sombre, plus farouche, plus ombrageux, plus vindicatif, incapable qu'il est de pardon comme d’oubli.

La voiture démarra. Fabrice regardait anxieusement en arrière pour voir si les hordes barbares ne pointaient pas à l’horizon. Un peu plus loin, il décida d’une halte pour interroger quelques réfugiés qui faisaient une pause et nourrir son carnet de voyage de scènes et propos pris sur le vif. Il se dirigea sans hésiter vers le plus hébété d’entre eux, car il avait l’œil aussi prompt à repérer ce qui mérite l’attention que son jugement était pénétrant.

Ce réfugié se mit à raconter tous les désastres de la nuit. Après un préambule d’une longueur infinie, mais avidement écouté par notre héros qui, à vrai dire, ne comprenait rien à rien mais s’était pris de sympathie pour le personnage, il en vint au récit des exactions dont il avait été la victime :

« Je sortais de ma maison, dans un petit village géorgien d’Ossétie du Sud, lorsque surgit devant moi un militaire russe suivi d’une dizaine de miliciens ossètes. J’ai tout de suite deviné que c’était un officier car il était bouffi d’alcool et d’importance. Il me réclame en aboyant de la vodka et, après avoir sifflé ma seule bouteille, me questionne d’un ton menaçant :

- dis-nous où se trouve le grand reporter occidental venu, au péril de sa vie, couvrir la bataille de Gori. Notre général veut le voir et nous a ordonné de le lui amener ; il veut lui montrer des photos d’armes lourdes d’origine israélienne prises aux Géorgiens et lui dire que le Gouvernement russe continuera de fournir en armes le Hamas et le Hezbollah si Israël continue à approvisionner en armes la Géorgie. A bon entendeur salut !

- je lui réponds que je n’en sais rien et que, de toute façon, je ne le connais pas ;

- tu mens, éructe-t-il car il porte une chemise blanche bien caractéristique et visible de loin. C’est un philosophe mondialement réputé et tu l’as certainement vu un jour ou l’autre dans une des nombreuses émissions de télévision auxquelles il participe ;

- je suis alors obligé de lui avouer que je l’ai bien vu passer dans une Audi sur la grand route.

A peine avais-je lâché cet aveu que je suis battu par les miliciens sous l’œil placide jusqu’à la complaisance de l’officier, ma maison pillée et mes animaux égorgés, à l’exception des porcs et des chiens, vous allez comprendre pourquoi tout de suite. Ils auraient bien violé ma fille si j’en avais eu une et fusillé mes fils devant moi, mais ceux-ci, grâce à Dieu, s’étaient déjà enfuis. En partant, ils me somment de déguerpir en Géorgie, me prévenant que lorsqu’ils reviendraient, ils m’abattraient sans sommation et livreraient mon cadavre aux porcs ou aux chiens si j’étais encore là , conformément au plan génocidaire décrété par le Tsar Poutine.

Fabrice hocha la tête d’un air entendu. Quel bouleversant témoignage, qui confirmait avec force les avertissements qu’il avait depuis longtemps lancés sur la perversité et la sauvagerie, pour ne pas parler de bestialité (mais en tant que reporter, il se faisait un devoir de toujours rester mesuré dans ses propos), de l’impérialisme russe. Mais surtout quel aveu sur les armes fournies au Hezbollah et Hamas, ce qui, au demeurant, n’était pas une surprise pour lui : cela faisait plusieurs années qu’il dénonçait sans relâche la Russie comme un suppôt du terrorisme islamique. L’Occident, et particulièrement la vieille Europe, allaient enfin être contraints à ouvrir les yeux.

Comme Fabrice revenait à la voiture, pensif, notre témoin le retint par la manche et lui dit doucement : « Je vous ai reconnu, noble étranger, à votre chemise blanche et à votre Audi. Je suis fier que vous ayez reçu mon témoignage. Je sais qu’il est entre de bonnes mains. Mais puis-je vous adresser une supplique : il y a dans notre groupe une vieille dame et une femme enceinte. Pouvez-vous les prendre dans votre voiture ? ».

Bien que la perspective de cette promiscuité ne lui fût pas agréable, Fabrice accepta de bon cœur et installa les deux femmes sur la banquette arrière, lui, prenant la place du mort. A peine la voiture repartie, la vieille dame l’interrogea sur le bien-fondé, à ses yeux, de l’offensive géorgienne, l’avant-veille, à l’encontre de l’Ossétie du Sud.

« Comment, se récria Fabrice, douter de la pertinence des décisions du Président géorgien, ce démocrate pro-américain (pour lui un gage de lucidité, d’honnêteté et de courage), européen, francophile et francophone, féru de philosophie, libéral au double sens du terme, américain et européen, enfin grand résistant -à la Massoud comme aimait à le dire notre héros- ? Ce doute serait infâme dans mon esprit. Moi qui aime tant Saakashvili et son gouvernement, lesquels pratiquent de main de maître la logique occidentale, celle de l’affrontement rationnel, clauswitzien. Me poser la question, c’est me vexer. »

A peine avait-il achevé sa réponse que des cris fusèrent autour de l’Audi : « Les Russes, les Russes arrivent ! ». Beaucoup quittèrent leurs véhicules avec précipitation, souvent de vieilles Ladas où ils s’entassaient jusqu’à dix. Mais c’était une fausse alerte et la panique qu’elle avait suscitée cessa très vite.

En relisant son carnet de voyage sur la route vers Tblissi, Fabrice fut chagriné à la pensée qu’il n’avait pas adressé cette question au caporal : « Ai-je bien assisté à une bataille ? » ; il lui semblait que oui et il eût été au comble du bonheur s’il en avait été certain.

Un peu plus tard la voiture arriva, au milieu du flot des réfugiés, à un petit marécage traversé par un pont assez étroit. Sur la droite de la route, avant le pont, était une maison isolée portant l’enseigne du Cheval-Blanc. « Je vais dîner » se dit Fabrice, qui avait tout son temps puisqu’il n’avait rendez-vous avec le Président géorgien qu’à deux heures du matin, les grands hommes d’Etat et les héros, comme chacun sait, ne dormant pas ou si peu. Un officier géorgien avec un bras en écharpe se trouvait à l’entrée du pont avec, autour de lui, quelques soldats. Il avait l’air fort triste.

Voilà des gens, se dit Fabrice, qui ont l’air de vouloir réquisitionner mon véhicule. « Je devrais peut-être conseiller au chauffeur de tenter une autre route avant de nous engager sur le pont. Mais si je fais cela, je donne l’impression de vouloir prendre la fuite et demain j’en serai tout honteux. »

« Avancez-donc » cria l’officier. « Voulez-vous réquisitionner mon véhicule ? » questionna Fabrice. « Pas le moins du monde, la Géorgie est un Etat de droit, une démocratie libérale respectueuse du droit international, qui ne commettrait pas une violation sans précédent des règles internationales en s’emparant d’une voiture diplomatique d’un pays allié de l’Amérique ! » lui fut répondu aussitôt avec courtoisie.

Fabrice regarda l’officier géorgien : il avait l’allure d’un officier américain et l’air le plus honnête du monde. Cela change, pensa-t-il, des reîtres russes et de leurs spadassins ossètes et cosaques !

« Au nom de l’honneur, lui dit l’officier qui avait gardé son uniforme et portait les épaulettes de colonel, restez ici en vedette (le terme de vedette fit immensément plaisir à Fabrice) et dîtes à tous les soldats que vous verrez que le colonel T…. est dans l’auberge que voilà et que je leur ordonne de venir me joindre. »

Le colonel avait l’air navré de douleur ; dès le premier mot, il avait fait la conquête de notre héros, qui lui répondit avec bon sens :

« Je suis bien civil, mon colonel, pour que l’on veuille m’écouter ; il faudrait un ordre écrit de votre main. » Aussitôt dit, aussitôt fait, l’aide de camp du colonel rédigea l’ordre sous la dictée du colonel.

Mais l’ordre, même écrit, ne suffit point à arrêter les soldats en fuite : Fabrice constata très vite qu’il ne les dissuadait pas de passer le pont. Certains prétextaient qu’ils allaient revenir, d’autres ne prenaient même pas ces gants-là et forçaient le passage sans vergogne. Fabrice appela donc à la rescousse l’aide de camp qui lui donna un pistolet : « Si l’on viole encore la consigne, tirez en l’air ; je viendrai ou le colonel lui-même. »

Armé du pistolet de l’aide de camp, Fabrice se promit de ne plus se laisser se jouer et reprit fièrement sa faction. C’est alors qu’il vit arriver sept soldats sur une camionnette qu’ils avaient, de toute évidence, empruntée. Notre héros se plaça de façon à leur barrer le pont et menaça le conducteur de son pistolet.

« Ah, il voudrait nous tuer le blanc-bec, hurlèrent à l’unisson les soldats, comme si nous n’avions pas été assez tués hier ! ». Le conducteur fit avancer son véhicule sur Fabrice, qui fut contraint de s’effacer, et la camionnette partit en trombe. Fabrice tira alors son coup de pistolet pour avertir le colonel. Des soldats qui suivaient la camionnette dans un 4/4 crurent que Fabrice avait tiré sur leurs camarades et foncèrent sur lui. Le colonel, sorti de l’auberge sur ces entrefaites, leur intima l’ordre de s’arrêter. Ils descendirent de leur véhicule, mais pour bousculer le colonel et s’en prendre à Fabrice. Finalement, ils se ravisèrent et remontèrent dans leur véhicule qui s’éloigna aussitôt.

Fabrice se dit que, décidément, ce lieu était mal fréquenté et il fut d’avis d’aller plutôt dîner à Tbilissi, au grand soulagement de la vieille dame et de la femme enceinte.

Signé : Henri Beyle (plus connu sous le pseudo internet de Stendhal)

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