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Billet de blog 8 avril 2023

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L'édification du mythe du mérite

“Vous êtes l’élite de la nation” : à leur arrivée dans les prestigieuses écoles accessibles sur concours, les étudiants sont d’emblée singularisés par la valeur qu’on leur attribue. Mais cette sanctuarisation du mérite n'ignore-t-elle pas les clivages sociaux, révélateurs d’une conception coupée de la réalité des reclus du “moule” méritocrate ?

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Notre société méritocrate, qui place en son cœur diffusion et mise en application de l’égalité des chances, semble en effet gouvernée par un système de reproduction sociale pourtant contraire à son idéologie. En créant un modèle de réussite compétitif et uniforme porté par l’élitisme, les individualités et la singularité de chacun sont étriquées et absorbées. Selon un sondage de l’Ipsos, 65% des Français estiment la méritocratie mal défendue par leur pays. La reproduction sociale, ainsi produite et reproduite à la chaîne, conduirait alors à la perpétuation et la stabilisation de la hiérarchie sociale. 

A rebours des louanges, les réfractaires au système de méritocratie dénoncent son système structurellement inégalitaire. Par ses critères de sélection, elle permet d’intérioriser et d’accepter un modèle élitiste, forgé sur la banalisation de discriminations sociales. La méritocratie, schéma illusoire d’égalitarisme et de justice sociale, semble bien ignorer, par ses voies homogènes et unilatérales de réussite et de mérite, les individualités et le réel potentiel de chacun. Comment le système méritocratique, par la réussite, principe fondamental de notre société, façonne nos modes de représentation, opère la construction de toute individualité, et édifie la justification de codes valués socialement ?

Transmission familiale du capital économique, culturel et “symbolique”

Avant d’être relégué au niveau professionnel, l'ordre social est déjà amorcé et intégré par l’environnement familial. Son rôle dans la reproduction sociale se construit notamment à travers le choix d’études, d'orientation scolaire et professionnelle, conseillé ou imposé par les parents aux enfants, mais aussi par la transmission de compétences culturelles. Du fait du bagage culturel, social et économique avec lequel les enfants de familles aisées s’élancent dans la vie, la méritocratie, en tant quesystème dans lequel les positions sociales sont attribuées exclusivement en fonction de la valeur de chacun” (Agnès van Zanten, sociologue spécialiste des questions d'éducation), ne semble être que théorique, puisqu’inapplicable dans les faits. L’enfant issu de classe privilégiée part du haut de l’échelle sociale, position structurellement ancrée dans son identité sociale. La reproduction sociale, comme “processus par lequel une société se perpétue dans ses institutions et sa culture par la socialisation, l'éducation et la formation de ses jeunes, pour qu'ils assument les mêmes fonctions et jouent les mêmes rôles sociaux que ceux qui la caractérisent” selon le dictionnaire Larousse, se définit par les dispositions culturelles et sociales par lesquelles les individus sont forgés. Le capital symbolique (conceptualisé par Pierre Bourdieu) en est une preuve à part entière : l’adulte en devenir hérite du réseau de relations constitué par ses parents, dont il pourra bénéficier comme tremplin à son insertion professionnelle. Ainsi la méritocratie, loin d’être révélatrice de la valeur de chacun, ne serait que l'œuvre d’un héritage. 

La structure institutionnelle : l’héritage social, synonyme de mérite scolaire

Le discours méritocratique prend forme à travers la structure d’apprentissage qu’est l’école. C’est par ce biais qu'une première sélection a lieu : on repère et on récompense les élèves “méritants”. Fruits d’un héritage culturel, les enfants récepteurs des familles socialement élevées possèdent des acquisitions littéraires, musicales, picturales, théâtrales, etc. Ils sont en ce sens accoutumés aux œuvres “classiques” enseignées à l’école. Le “classique” de la littérature fait loi : mot décisif, il reflète justement les prérequis de l’enseignement. L’effort est donc moindre pour les classes privilégiées qui ont acquis au préalable une certaine aisance avec la culture scolaire. L’école, en valorisant les profils scolairement “dignes”, pénalise ceux en marge qui ne répondent pas aux exigences scolaires. Les épreuves et les concours donnent pourtant objectivement des chances égales à chacun des candidats mais les élèves issus de milieux défavorisés devraient ainsi faire plus d’efforts pour compenser leurs prérequis lacunaires. Là où l'école est censée apporter savoirs et connaissances à tous de manière équitable, elle facilite toutefois l’insertion scolaire et, par la suite, professionnelle à des profils privilégiés. En formant des élites, elle devient ainsi un lieu concentré en disparités sociales. Comme l’attestent Anne Jourdain et Sidonie Naulin dans leur ouvrage Héritage et transmission dans la sociologie de Pierre Bourdieu : “loin de favoriser l’égalité des chances, l’école participe à la reproduction des inégalités sociales et légitime ces inégalités par un discours méritocratique.” Tout le paradoxe de la question réside dans ce constat : l’école part du principe que les individus sont naturellement sur un pied d’égalité. Il y a alors égalité de traitement là où il devrait y avoir remise en cause des différences dites “innées”. L'institution scolaire est ainsi un relais au surplomb social : en partant du postulat que les individus sont égaux, elle prétend ignorer leurs ressources différenciées. Ainsi, l’école perpétue, par l’éducation scolaire, le cadre familial. C’est par l’idéologie sous-jacente de méritocratie que le schéma institutionnel justifie son système disparitaire. L’école continue donc d’alimenter cet héritage différencié et légitime ces inégalités en assignant la stratégique notion de mérite aux élèves auxquels elle en attribue la valeur.

Malgré tout, le système institutionnel, semblant conscientiser les clivages sociaux, a tenté de remédier à cet héritage culturel différencié. Mais les alternatives proposées, comme les enseignements adaptés pour les élèves en difficultés, notamment les classes des sections d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa), ne semblent-elles pas davantage marginaliser les jeunes, leur créant un statut à part ? Se sentant en décalage avec la culture scolaire, ces profils forgés par les sections “adaptées” auront tendance à davantage s’orienter vers des filières professionnelles après leur formation en Segpa : CAP (certificat d’aptitudes professionnelles), puis généralement lycée professionnel ou CFA (Centre de formation d’apprentis). Le système méritocrate, supposé attribuer chances égales à tous, donne pourtant accès à une insertion professionnelle différenciée aux “élèves en difficultés”. Les élèves répartis dans ces classes subissent ainsi un phénomène de ségrégation scolaire,  dont les rangs sont unifiés en “profils types” d’élèves n’étant pas parvenus à “faire leurs preuves” scolairement. D’autant plus que le filtrage de ce système laisse peu de place à la mixité sociale : au collège, ces sections sont ainsi occupées de manière prépondérante par les classes populaires (38% d’enfants d’ouvriers), pour 2% d’enfants de cadres “supérieurs”. Le problème étant que ce système “méritocrate” continue de perpétuer une certaine reproduction sociale et ethnique à la chaîne. De plus, les élèves de ces classes, souvent  présentés comme des “cancres”, peuvent souffrir de leur stigmatisation et de l’étiquette de “Segpa”, phénomènes souvent précurseurs de leur auto-disqualification dans certains secteurs professionnels. C’est ainsi que l’école transforme l’héritage social en mérite scolaire. “L’égalité des chances” promulguée par le discours méritocratique, semble n’être avant tout qu’une construction sociale érigée pour justifier l’échec d’un système à attribuer des chances égales. 

Classes défavorisées et auto-censure : vers un auto-sabotage ?

La réussite scolaire semble ainsi être structurante dans le rapport de l’enfant avec lui-même et à sa capacité à se construire dans l’espace social. Les différences de capital culturel se reflètent à l’école et peuvent ainsi créer ainsi des divergences préalables et constitutives de l’auto-censure. Face à son décalage avec ses camarades dans les notations scolaires, l’élève issu de classe défavorisée se juge inapte et s’auto-exclut. Ainsi, l’auto-élimination passe par un phénomène d’exclusion intériorisé. Les élèves vont inconsciemment ajuster leur comportement à leurs schèmes de perception pour se conformer à l’image qu’ils ont d'eux-mêmes, ou en tout cas, de leur catégorie sociale. Certains milieux professionnels seront d’emblée écartés par les élèves issus de classe populaire : selon l’Insee, près de 30 % des enfants d’agriculteurs, d’ouvriers et d’employés de service ont obtenu un baccalauréat professionnel alors que cette proportion est inférieure à 10 % chez les enfants de cadres et d’enseignants en 2007. Le choix d’orientation semble influencé par l’appartenance sociale, voire prédéterminé par celui-ci. C’est donc davantage l’auto-censure qui ternit le rapport de l’enfant à l'école que ses échecs scolaires. C’est en ce sens que la hiérarchie scolaire donnera naissance à la hiérarchie sociale. Selon Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans Les Héritiers : “l’acquisition de la culture scolaire est acculturation” : ainsi, il y aurait une forme de distanciation vis-à-vis de la culture d’origine pour mieux assimiler les codes et les valeurs de l’école. De facto, ce que les enseignants considèrent comme absence de dons n’est que le fruit d’une culture d’origine qui ne répond pas au carcan scolaire. En découle donc une certaine homogénéisation des particularités jugées inopérantes par rapport aux attendus scolaires. Le sociologue Gérald Bronner, dans son livre Les Origines, estime que parler de déterminisme social reviendrait à lancer une “prophétie autoréalisatrice”, condamnant ainsi d’emblée toute personne issue de classe défavorisée. En appelant à la réinvention, il incite au dépassement des frontières sociales. Mais la liberté dont les classes défavorisées jouissent n’en reste que paramétrée, car, étant régulée par le système de classe dominante, elle n’en demeure que limitée.

Malgré tout, les mouvements sociaux actuels (crise des gilets jaunes, masses décriant la réforme des retraites), illustrent bien le rejet du système méritocrate, dont les profils favorisés sont les bénéficiaires directs. Désireux de se réapproprier leur destin social, les “laissés pour compte” du système manifestent leur voix. 

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