Bernard Gensane (avatar)

Bernard Gensane

Retraité de l'Éducation nationale

Abonné·e de Mediapart

961 Billets

1 Éditions

Billet de blog 8 janvier 2016

Bernard Gensane (avatar)

Bernard Gensane

Retraité de l'Éducation nationale

Abonné·e de Mediapart

On a tous en soi quelque chose de Mitterrand. Mettons …

Je reprends un article publié en février 2011 sur mon blog overblog.

Bernard Gensane (avatar)

Bernard Gensane

Retraité de l'Éducation nationale

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J’imagine que lorsqu’un individu parvient au sommet (vedette de cinéma, grand sportif, homme politique de premier plan etc.), il doit faire face à la solitude inhérente à sa situation et se protéger des autres, du monde et de lui-même. J’ai toujours pensé – de manière très empirique – qu’on a une petite chance d’atteindre le vrai d’un homme politique lorsque celui-ci vient de subir un échec, qu’il est retourné à un quasi-anonymat qui l'oblige à l'introspection, qu’il est redevenu quelqu’un de presque ordinaire et qu’il doit puiser en lui toutes les ressources pour que la chute ne soit pas trop dure.

J’ai eu l’occasion, la chance, de rencontrer François Mitterrand dans un presque tête-à-tête, pendant deux heures. Ce, si je m'en souviens bien, durant l’automne de 1969.


J’avais décidé d’aller quelques jours chez mes grands-parents dans le Lot-et-Garonne pour me changer les idées, et aussi pour faire bisquer mon grand-père en lançant la conversation sur les événements de mai 68. Plus sérieusement, je savais que, puisqu’il était âgé de soixante-quinze ans, sa vie était plutôt derrière lui et que toute occasion était désormais opportune de passer un moment en sa compagnie. Je n’étais pas arrivé depuis dix minutes que mon aïeul me demanda: « est-ce que cela te dirait de manger avec Mitterrand demain ? » Fichtre, pensai-je, il perd aussi la tête. Devant mon incrédulité, il m’expliqua qu’il avait pris la carte de la Convention des Institutions Républicaines, cette formation politique modeste qui, avant le Parti Socialiste rénové, servit de logistique à Mitterrand et à quelques-uns de ses fidèles de toujours.

— Tu plaques donc le Parti radical-socialiste dont tu as été adhérent pendant cinquante ans, demandai-je à mon grand-père ?

— Oui, ils sont trop à droite. La Convention, c’est l’avenir.

Je trouvais épatant que cet homme à qui il ne restait qu’un an à vivre – et qui le savait plus ou moins – s’intéressât autant à l’avenir politique de son pays, veuille jouer sa partition à son modeste niveau, au point de rompre avec un parti qui lui avait été consubstantiel.

— Mitterrand vient avec Claude Estier chez nous pour tenir une réunion politique avec les adhérents et les sympathisants (je les imaginais à l’aise dans une cabine téléphonique), et ensuite, nous irons au restaurant. Si tu veux être des nôtres, je dois prévenir dès maintenant.


Sortant de l'effervescence du joli mois de mai, j’acceptai l’invitation sans réel emballement.


Nous avions donc rendez-vous le lendemain à treize heures dans un petit restaurant de campagne. J’arrivai à l’heure pile, rejoint par mon grand-père, Claude Estier et un conseiller général que je connaissais vaguement. Estier m’expliqua – ce qui n’était un secret pour personne – que « François » était toujours en retard. Deux apéritifs et moult cacahouètes plus tard, « François » n’était toujours pas là. Finement, je fis observer à Estier que, la politesse étant l’exactitude des rois, Mitterrand devait être sacrément républicain. Comme la conversation des trois militants ne m’intéressait qu’à moitié, je résolus d’aller prendre l’air dans la rue principale du village. Je n’avais pas fait cinquante mètres que, ô surprise, j’aperçus le futur Président de la République en grande conversation avec un couple d’un certain âge qui lui parlait depuis sa fenêtre de cuisine. Je les observai discrètement. Le vieux couple conversait avec François Mitterrrand d’égal à égal. Peut-être se connaissaient-ils. Mais alors, pourquoi laissait-il le dirigeant politique sur le pas de la porte ? Puis, Mitterrand les salua et continua sa promenade dans le village. Prestement, je me rendis jusqu’à la fenêtre du vieux couple et demandai s’ils étaient des familiers du Président.


— Pas du tout, me dirent-ils. Il est venu vers nous et nous a fait parler du village.


Je retournai au restaurant et attendis encore une bonne demi-heure que l’illustre hôte veuille bien nous rejoindre. Estier m’expliqua que « François » agissait toujours de la sorte. Lorsqu’il finit par arriver, Mitterrand fit mine de s’excuser et nous pûmes enfin nous restaurer.


Je garde un souvenir peu précis de ce repas. Je crois que nous évoquâmes la situation de l’Université. Estier fut chaleureux pour deux car Mitterrand ne sortit guère de sa réserve. Je sentis un peu d’agacement de sa part lorsque mon grand-père lui raconta qu’il avait fort bien connu Guy Mollet avant et pendant la guerre, que le futur patron de la SFIO avait été le prof d'anglais de son fils et le prof de théâtre de sa future belle-fille. Comme tout animal politique, cet homme avait des sens formidablement en éveil, toujours à l’écoute, s’efforçant de tout retenir.


En rentrant chez nous, mon grand-père me demanda ce que je pensais du bonhomme. Ce qui m’impressionnait le plus, lui dis-je, c’est qu’après avoir reçu une des claques les plus mémorables de l’après-guerre (la gauche non communiste était dans les choux et notre commensal pouvait passer pour politiquement fini), Mitterrand était demeuré un roc, doué d’une foi inébranlable en lui-même, inscrivant sa démarche dans le long terme. Pour lui, la politique était un parcours sisyphien, mais aussi un bonheur : celui de fondre son être dans le pays profond dans une quête de connaissance de l’autre jamais assouvie. Je pensai que quels que puissent être les heurs et les malheurs à venir de François Mitterrand, j’aurais connu cet aspect athentique et fondamental de sa personnalité.


Je revis Mitterrand une seule fois, à Abidjan en 1982. À l’occasion d’un périple officiel en Afrique de l’Ouest, il avait fait halte en Côte d’Ivoire, entre autres choses pour saluer son vieil ami-ennemi Félix Houphoüet-Boigny. Il avait décidé d’offrir un verre de l’amitié aux résidents français qui le souhaitaient dans le grand salon de l'hôtel Ivoire. Nous nous retrouvâmes un bon millier à nous presser autour de lui. Je pus m’entretenir avec un journaliste de TF1 (pas encore privatisée). Je demandai ce qu’il savait de deux rumeurs qui couraient à Abidjan, en particulier dans les milieux d’extrême droite qui haïssaient Mitterrand alors qu’il leur avait offert sur un plateau la réintégration dans leurs droits des officiers supérieurs membres l’OAS. Le bruit courait en effet qu’il avait, selon l’expression utilisé sous les tropiques, une « deuxième famille », avec un enfant. Le journaliste ne démentit pas, et en vérifiant qu’il n’y avait pas caméras ou de micro, au-dessus de nos têtes il donna corps à l’information selon laquelle Mitterrand souffrait d’un cancer. Comme le Président était en observation au Val de Grâce, que le secret médical n’étouffait pas tous les médecins militaires et que nous étions nous-mêmes, nous les coopérants, soignés par des médecins militaires, nous faisions partie des Français au courant du problème.

Je quittai le cocktail en me disant que Mitterrand était comme moi : il avait une fille du même âge que la mienne et il était moins fort que les vilains déréglements corporels. Après ma rencontre dans le Lot-et-Garonne, ces deux nouvelles me le rendirent à jamais très humain.


Faut-il préciser qu’après 1981 je n’ai plus voté pour lui ?

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.