J’ai failli intituler ce qui suit « anglicâneries », avec un accent circonflexe. Mais je n’ai pas voulu causer de tort aux ânes (surtout ceux qui s’appellent Jean).
Je voudrais évoquer brièvement, à partir d’exemples précis, les circonstances où les Français parlent en anglais sans le savoir (ou en le sachant), et donc imposent des calques anglais à la langue de Molière. Si des lecteurs peuvent m’aider avec l’espagnol, l’allemand, l’italien etc., je suis preneur.
Penser dans une autre langue, c'est s'aliéner, se déculturer. Le bouquet (le peak, devrais-je dire) vient sûrement d'être atteint par cette université italienne qui a décidé que tous ses cours seraient dispensés en anglo-américain. Que des membres d'une telle élite, appartenant à une telle culture ait pu se lancer dans cette entreprise en dit long sur l'inféodation des compatriotes de Dante au Wall Street English. Dans notre pays, la Constititution stipule que le français est la langue de la République. Cela n’empêche pas des ministères de faire paraître en anglais des annonces des postes pour la Fonction publique.
Comme premier exemple : une anglicanerie vue récemment dans le RER. Avant l’arrivée de tel ou tel train, des panneaux affichent désormais « Train de Saint-Germain-en-Laye à l’approche ». Le calque est bien sûr « Train approaching ».
Pour se persuader à quel point cette formulation est idiote, imaginons à Roissy : « Avion de Dakar à la descente » ou « Avion de New York à la montée ».
« Arrivée imminente » ne convenait naturellement pas aux esprits supérieurs de la SNCF.
Il paraît que lycéens, les écoliers même, veulent être populaires. Cette anglicanerie nous vient directement des feuilletons étatsuniens de série B qui mettent en scène des djeuns’ dans leurs high Schools, à la plage ou au bowling.
— Ton problème Jimmy, c’est que tu n’es pas très populaire. Kevin, lui, est le plus populaire de la bande.
Les lycéensne souhaitent peut-être pas tous être des vedettes de la chanson (pardon, des rock stars) ou des titulaires de l’équipe de France de handball : ils veulent qu’on les aime, ils veulent avoir des copains. Le champ sémantique du mot popular couvre – de manière très pauvre – tout cela, et d’autres choses :
Robert de Niro is a very popular actor : Robert de Niro est un acteur très populaire ;
Tennis is very popular among dentists : le tennis est très répandu chez les dentistes ;
Saint-Tropez was very popular in the sixties : Saint-tropez était très en vogue dans les années soixante ;
Kevin is very popular : Kevin a beaucoup d’amis ;
Betty was a popular choice as chairwoman : le choix de Betty comme présidente fut très apprécié ;
This colour is very popular : cette couleur se vend beaucoup ;
Emma is very popular withe the boys ; Emma a beaucoup de succès auprès des garçons :
I’m not very popular with my fiancee at the moment : je n’ai pas trop la cote avec ma fiancée en ce moment.
Juste. En tant qu’adverbe, ce mot a trois utilisations principales :
- Avec exactitude : « il a vu juste »
- Exactement, précisément : « juste ce qu’il faut »
- En quantité à peine suffisante : « il a prévu un peu juste ».
Les neu-neux des médias nous infligent désormais l’utilisation anglaise de ce mot : « It’s just impossible » donne « c’est juste impossible » ; « it’s just grand » donne « c’est juste grandiose ».
Morano en est juste friande de cette anglicanerie, tout comme Duflot ou la raffinée NKM.
En français de France, au lieu de dire « c’est juste idiot », on dirait normalement « c’est (tout) simplement idiot ». Le sémantisme de juste ne recouvre pas celui de simplement. Un calque peut éventuellement produire un enrichissement. Neuf fois sur dix, il produit un abâtardissement et un affaiblissement.
« J’aimerais avoir une famille » (« I’d like to have a family »).
Combien de fois n’avons-nous pas entendu cette phrase dans la bouche de personnages de films ou de séries anglo-saxonnes doublés en français. Et aussi dans celle de personnages de films français.
En français, on a deux possibilités :
- « J’aimerais avoir des enfants »
- « J’aimerais fonder une famille ».
Ces deux phrases ne signifient pas exactement la même chose. D’où, d’ailleurs, en anglais, des phrases du style : « I’d like to start a family and have children. » Il y a donc appauvrissement dans cette anglicanerie.
Bien sûr, il existe des expressions du style « Have you any family in Paris ? » (« Avez-vous de la famille à Paris ? »), mais nous sommes alors dans un autre registre.
« Les plaintes remontent à seize ans en arrière» (« the complaints were filed sixteen years back »).
Nous sommes dans une anglicanerie au carré, voire au cube. D’abord entendue dans les milieux populaires, puis dans les classes moyennes. « Les plaintes remontent à seize ans » aurait amplement suffi. Comment des plaintes pourraient-elles remonter à seize ans dans l’avenir ? Cette anglicanerie vient de l’anglais parlé ou d’un anglais écrit peu soutenu. On entend de plus en plus des phrases du style : « il a fait sa communion il y a cinq ans en arrière », la dernière fois que je me suis rendu au Portugal, c’était il y a cinq ans en arrière ».
Le passé ne s'exprime pas de la même manière en français et en anglais. C’est ce qui fait tout le charme de l’enseignement de la grammaire anglaise dans le premier cycle et au-delà. « Il y a cinq minutes » se dit en anglais « five minutes ago » (notez que le français utilise le présent pour parler d’un fait antérieur à l’énonciation, alors que le dioula, pour ne parler que de lui, utiliserait le passé, preuve que les universaux ne courent pas les rues). « Ago » vient de « agone » qui signifie « passé » (« gone by »). « Long ago » (« il y a longtemps ») se disait autrefois, de manière soutenue, « in time long gone ».
De nos jours, l’anglais un peu moins soutenu utilise (dans certains cas) « back » (en arrière) à la place de « ago ». « His father died five years back (ou ago) » = « son père est mort il y a cinq ans ». Mais alors que l’anglais choisit ou « back » ou « ago », le français contaminé accumule : « son père est mort il y a cinq ans en arrière ».
Le Monde.fr a publié en 2012 un article sur une mesure immonde (une par jour) prise par le gouvernement Cameron. Il s’agissait en l’occurrence de durcir les conditions d’admission à la citoyenneté britannique. Ces conditions sont naturellement une petite crapulerie au sens où l’on demande à des résidents d’origine étrangère de mieux connaître la culture britannique que les Blancs de souche. Promenez-vous dans une ville de votre choix au Royaume-Uni et demandez à dix personnes qui sont Gustav Holst ou Robert Browning, je suis sûr qu’au moins neuf d’entre elles vous regarderont avec des yeux de merlan frit. Je cite cet article :
« Jusqu'à présent, aucune question concernant l'histoire ou la culture britannique n'était prévue dans ce test. Seules 25 des 146 pages du guide « Vie en Grande-Bretagne : un parcours vers la citoyenneté » – remis aux migrants – sont dédiées à l'histoire du pays, sans qu'elles ne soient nécessaires pour réussir le test. L'auteur de ces pages, le professeur Bernard Crick, avait pourtant reçu des pressions du ministre de l'intérieur, David Blunkett, pour inclure des questions d'histoire dans le test. Il avait refusé. Selon le Sunday Times, l'ébauche du nouveau guide "Vie en Grande-Bretagne" inclut des profils tels que le Duc de Wellington, Gustav Holst, Alexander Fleming ou Charles Dickens. Jusqu'ici, le test incluait des questions telles que le nombre de circonscriptions en Grande-Bretagne, l'écart de salaire entre hommes et femmes ou les documents nécessaires à une demande d'emploi. Et, déjà, un migrant sur trois l'échouait en 2009, selon la BBC. »
Outre des anglicaneries sur lesquelles je reviendrai dans un instant, cet article posait un problème de confusion étonnant. J’ai tout de suite tiqué en lisant la référence au professeur Bernard Crick. Auteur d’une biographie séminale (ou ovarienne, comme diraient les militantes du politiquement correct aux États-Unis) consacrée à George Orwell, de tendance travailliste, Crick est mort en 2008. Il était donc difficile de parler au présent d’un travail administratif qu’il avait fourni en 2005. Par décision du gouvernement de l'époque, pour devenir citoyen britannique, il fallait désormais lire Life in the UK (au Royaume-Uni, et non « en Grande-Bretagne »), conçu par Crick, et ensuite répondre à des questions à choix multiple aussi intelligentes que :
Selon le livre, d’où vient le Père Noël ?
A- Laponie
B- Islande
C- Le Pôle Nord
Qu’était allé faire Crick dans cette galère ? En 1997, il avait été engagé par son ancien étudiant David Blunkett pour diriger une commission sur l’« éducation à la citoyenneté ». Un rapport s’ensuivit en 1998. En 2004, Crick rédigea pour le ministère de l’Intérieur Vivre au Royaume-Uni : un parcours vers la citoyenneté, qui était à la base du nouveau test de citoyenneté que Cameron vient donc de durcir. Tel que l’article est agencé, Crick avait travaillé pour Cameron et rien ne disait que Blunkett était travailliste. Je ne résiste pas à la tentation de rappeler une petite indiscrétion : aveugle de naissance, David Blunkett dut démissionner après trois années d’exercice dès lors que la presse eut révélé sa liaison avec une femme mariée et l’existence d’un fils qu’ils avaient eu ensemble.
Venons-en maintenant aux anglicaneries de cet article.
« Seules 25 des 146 pages du guide « Vie en Grande-Bretagne : un parcours vers la citoyenneté » – remis aux migrants – sont dédiées à l'histoire du pays ». Pour la 300 000ème fois, non ! Elles ne sont pas « dédiées » : elles sont consacrées. Il y a là une contamination de l’anglais to dedicate oneself to : se consacrer à. On en est maintenant à l’insupportable « espace dédié » (une construction qui n’existe même pas en anglais). Aux anglicans, je suggère une autre possibilité d’après a dedicated person : « ce type est vraiment dédié », au sens de vraiment consciencieux. Encore un effort !
« l'ébauche du nouveau guide Vie en Grande-Bretagne inclut des profils tels que le Duc de Wellington » (des profils tels que celui du duc ?). De toute façon : pas des profils, des portraits. Le mot profil vient de l’italien profilo signifiant bordure. En ancien français, porfiler signifiait border. Profil implique donc la notion de contour, de latéralité. Par contamination de l’anglais des États-Unis, depuis les années soixante, on a vu débarquer des expressions comme « profil psychologique », puis « profil » tout court (faire le profil de quelqu’un, un profil de gestionnaire). D’où les profilers de nos polices.
Pour finir, le pompon : « Et, déjà, un migrant sur trois l'échouait en 2009 » (One in three immigrants failed it). Grâce au Monde, échouer devenait un verbe transitif, par le biais de l’anglais. Jusqu’à présent, il ne l’était que dans le sens très particulier de « il a échoué son bateau ».
On connaît les guidages par satellite (GPS) de la marque TomTom, un objet globalement satisfaisant. TomTom est une compagnie hollandaise, sise à Amsterdam. Je me vois donc dans l’obligation de dénoncer une anglicanerie, via le hollandisme, ou encore une hollandanerie commise par ses collaborateurs. La voix électronique qui nous guide en français s’exprime plutôt correctement. À une exception près lorsqu’elle nous dit de « tenir la gauche ». Il s’agit là du calque de l’anglais « keep (to the) left » (mot à mot : gardez la gauche). En français, on ne tient pas la gauche : on reste sur la voie de gauche, on serre à gauche. « Keep to the left at the traffic light » : Serrez à gauche au feu.
On utilisera le verbe tenir dans l’acception suivante : « He stands to the left of centre » : Il se tient au centre gauche, ou encore, au sens propre : « if you stand to the left of the pole » : Si vous vous tenez à gauche du poteau .
Un ami néerlandophone me précise que “ serrer à droite ” se dit “ rechts houden ” à Amsterdam, c'est-à-dire littéralement “ tenir à droite ” (“ houden ” correspond à l'anglais “ to hold ” et à l'allemand “ halten ”).
Dans une série lambda anglo-saxonne doublée en français, deux personnages discutent de manière véhémente. Ils ne sont pas d’accord. L’un des deux finit par asséner son point de vue et met un terme à la conversation par « Fin de l’histoire ! ». End of the story !
Ceci est une anglicanerie. En français de France, on dirait : « un point c’est tout ! », « on arrête là ! », « tu te tais ! ».
Encore une fois, c’est appauvrir notre idiome que de toujours traduire mot-à-mot, qui plus est par une expression qui n’est pas du terroir. Je donne ci-dessous quelques exemples où l’anglais utilise « end of the story » et où il convient de traduire autrement :
This is not the end of the story : les choses ne peuvent pas en rester là.
Renewable energies is not the end of the story : les énergies renouvelables ne suffisent pas en elles-mêmes.
The end of the story is not yet written : le dernier chapitre de cette histoire reste à écrire.
To consider that this is the end of the story would be wrong : croire que l’affaire est réglée serait une erreur.
If you are a foreigner, that’s not the end of the story : si vous êtes un étranger, vous n’êtes pas au bout de vos peines.
Autre chose qui n’a rien à voir, mais c’est tellement connu... Tout le monde a en mémoire ce chef d’œuvre de la littérature d’espionnage The Spy who Came in from the Cold de John Le Carré. L’éditeur français a traduit par L’Espion qui venait du froid. Un bon titre, mais qui s’écarte de l’original. « From the cold » est ici à prendre dans son sens figuré et n’a rien à voir avec le temps qu’il faisait à Berlin-Est. Cela signifie : l’espion qui venait de l’ombre, de la clandestinité.
« Il faut parfois attendre une heure pour avoir le prochain bus. »
Comme anglicanerie, il y a pire, mais comme elle est tellement fréquente, désormais, je la relève.
« Pour avoir le prochain bus » : « to get the next bus ». Le problème est que « next » signifie à la fois « prochain » et « suivant ». Vous allez me dire : pour « suivant », l’anglais dispose de « following », et puis « prochain » et « suivant », c’est la même chose.
Le français est parfois bien plus subtil que l’anglais. « Prochain » implique une idée de futur alors que « suivant » implique une idée de « passé ». Donc :
« Come back next week » = « revenez la semaine prochaine ».
« He came back the next [ou following] week » = « il revint la semaine suivante ».
La confusion en français vient, on le voit, du propre affaiblissement de la langue anglaise qui utilise désormais presque systématiquement « next » à la place de « following ».
Pour étayer (car « next » est mis à toutes les sauces), si l’on a « I will finish this in the next two weeks », il faudra rendre cela par « Je finirai ceci dans les deux semaines à venir ». Mais « he did not go out during the next five days » sera traduit par « il n’est pas sorti pendant les cinq jours suivants ».
« The next time I saw him » = « la première fois que je l’ai revu »
« He got off at the next stop » = « ils est descendu à l’arrêt suivant » ; mais « get off at the next stop » = « descendez au prochain arrêt ».
« Who’s next ? » = « à qui le tour ? »
« I was the next person to chair the meeting » = « ce fut ensuite mon tour de présider la réunion ».
« To be continued in the next column » = « à suivre dans la colonne ci-contre ».
« The next thing to do now is » = « la première chose à faire maintenant est de » ; mais « he understood that the next thing to do was… » = « il comprit que ce qu’il devait faire ensuite, c’était… ».
« Lille devra se racheter en Champions’ League car elle a pris un mauvais départ en championnat domestique ».
Domestique vient du latin domesticus, qui vient de domus, la maison. Le sens de domestique en tant qu’adjectif, dans notre langue, est tout ce qui a rapport à la maison, à la famille : travaux domestiques, animaux domestiques. Sainte-Beuve parle de « la vie domestique, régulière et intime. » Il n’y a pas d’autre sens.
Pour les journalistes anglo-saxonisés, si. En anglais, domestic a d’abord le sens qu’il a en français : domestic life, c’est la vie privée, et non domestique. Domestic chores, ce sont les travaux ménagers. Domestic science teaching, c’est l’enseignement ménager.
Mais l’anglais a, ce qui est son droit le plus strict, donné un sens dérivé à ce mot, dans le domaine de la politique, des affaires. Ce, depuis le milieu du XVIe siècle. On traduira domestic quarrels par querelles intestines, domestic economy par économie nationale, domestic flights par vols intérieurs.
Les journalistes anglicanisés nous fatiguent mais, en même temps, ils nous font réfléchir.
On peut lire ceci également (mais c'est plus long).
http://bernard-gensane.over-blog.com/