Je ne sais si le policier originaire de La Réunion qui a tué deux passagers d’une voiture en en blessant un troisième a tué volontairement, comme le dit à ce jour l’instruction, ou involontairement, comme l’affirment les syndicats de police unanimes. Ce que je sais, en revanche, c’est que, à moins d’être fou dans sa tête, on ne tue pas impunément.
Ce fait divers dramatique m’a rappelé une conversation que j’avais eu avec mon grand-père, peu de temps avant sa mort, alors que je l’interrogeais sur sa participation à la Première Guerre mondiale, durant laquelle il eut la chance d’être fait prisonnier relativement tôt, ce qui lui épargna les boucheries de la Bataille de la Somme, de Verdun et de Douaumont.
Je lui demandai s’il avait tué des ennemis. Mon grand-père militait au sein d’une association d’anciens combattants mais il répugnait à parler de sa guerre. Ce jour-là, il libéra sa parole, m’avouant qu’il avait tué, pour sûr, un Allemand, peut-être deux.
– Lors d’un accrochage entre une vingtaine de soldats, ça tirait dans tous les sens, me dit-il. J’ai vu devant moi un homme s’effondrer. J’étais peut-être l’auteur du tir qui l’avait fauché. Dans le second cas, c’était beaucoup plus clair. Lors d’une mission de reconnaissance, je me suis retrouvé nez à nez, à quinze mètres, face à un Allemand qui me mettait en joue. J’ai senti qu’il hésitait. C’était lui ou moi. En deux dixièmes de secondes, j’ai fait feu. Il est tombé en me regardant stupéfait. Comme nous avions consigne de ramasser les armes et les munitions de l’ennemi, je me suis approché de lui. Je me suis rendu compte que c’est moi que j’avais tué : un gars de vingt ans, costaud, avec des mains de travailleur, un type qui ne demandait qu’à vivre.
– Depuis, il ne s’est pas passé un jour sans que je pense à lui, me dit mon grand-père, et une semaine sans que je cauchemarde à propos de ce moment dramatique.
PS : Je fête aujourd'hui mes 74 ans. Merci à tous ! Mon grand-père est mort en 1970 à 76 ans d'un coma diabétique, sans aucune souffrance. Lorsque nous eûmes cette conversation, il m'aurait été impossible de me projeter aussi loin dans le temps et de me rendre compte à quel point ces 52 ans allaient passer aussi vite.
PPS : mon amie Catherine m'écrit ceci : Ton grand-père a prononcé exactement la phrase de Wilfred Owen dans le poème “ Strange Meeting ”, où deux soldats conversent sous terre : “ I am the enemy you killed, my friend ”.
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