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Billet de blog 14 mai 2013

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Marie Chaix. Les Lauriers du lac de Constance

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Oui, je sais, ce livre a plus de trente-cinq ans, mais je ne l’ai lu qu’il y a quelques semaines. Avec mon épouse, nous avons entrepris la lecture de l’œuvre de Marie Chaix dans son intégralité.

Marie Chaix a une sœur également illustre en la personne d’Anne Sylvestre, cet étincelante ACI, comme au disait autrefois (auteur-compositeur-interprète). Quand je pense que la majorité des enfants de France connaissent mieux les chansons de Chantal Goya que les siennes…

Ces deux sœurs sont les filles d’un des agents les plus importants de la Collaboration : Albert Beugras. Né en 1903, fils d’industriel, Beugras fut ingénieur-chimiste chez Rhône Poulenc. En 1936, il adhère au Parti populaire français de Jacques Doriot dont il devient le bras droit. Il n’est pas antisémite et certainement pas germanophile. Ce qui le motive est un anticommunisme acharné (qu’il qualifiera pour se disculper à ses propres yeux d’« étroit et de trop exclusif » !). Lors des grèves du Front populaire, son atelier est le seul qui résiste « à l’assaut des rouges » ! Il lit Candide et Gringoire « de bout en bout ». Comme beaucoup de Français nationalistes, il va définitivement choisir la Collaboration après la destruction, à Mers el-Kébir, de la flotte française par les Britanniques le 3 juillet 1940. Le Royaume-Uni craignait que l’armistice signé à Montoire ne fît tomber cette flotte aux mains d’Hitler. Le vice amiral Gensoul refusa l’ultimatum des Britanniques et l’escadre fut détruite. Beugras écrivit dans son journal : « Sans Mers el-Kébir, je ne serais pas rentré en France en 40, j’aurais rejoint les troupes gaullistes. » Beugras et Doriot ne sont d’ailleurs pas spontanément au diapason l’un de l’autre, le premier croyant, ou feignant de croire, à la fumeuse théorie de Pétain-le-bouclier qui permet aux autres de continuer à lutter :

« Pour moi, la politique de collaboration décidée à Montoire ne peut être qu’une feinte derrière laquelle on abritera la véritable activité française qui doit être la préparation de la revanche.

Doriot explose […].

—Comment ! Albert. Mais tu n’as rien compris !

Il se lève, fait tomber la chaise. Ouvre une porte. Crie qu’on lui        apporte du café. […] Puis, calmé, se rassied, aspire profondément l’air vicié du petit bureau et brandit sur Albert son regard pénétrant.

—Je vais t’expliquer.…

Patiemment, deux longues heures durant, Doriot va exposer sa politique et la ligne future du parti en miettes.

—[…] Que tu n’aimes pas les Allemands est un fait sentimental. On ne te demande pas de les embrasser. Mais un fait réel, c’est qu’ils nous ont battus et qu’ils occupent le pays. »

Comme Pétain l’a demandé, Beugras va collaborer « dans l’honneur et la dignité, mais franchement ». En juillet 1942, un des premiers hauts faits d’armes du PPF sera de porter assistance à la police française dans la rafle du Vel’ d’Hiv’. Trois à quatre cents jeunes gens en uniforme bleu marine se signaleront par leur zèle.

Comme le jeune avocat Tixier-Vignancour (futur mentor de Le Pen) qui trouve que Vichy est trop à gauche (chantiers de jeunesse, législation sociale, administration pléthorique), Beugras, trop critique, est expulsé de la ville d’eau par le directeur de cabinet de Pétain, Dumoulin de la Barthète. En 1941, militant infatigable et très efficace, Beugras devient responsable du service des renseignements de son parti. L’Abwehr, le service de renseignement de l’état-major allemand (OKW), chargé en France de la lutte contre la Résistance, demande au parti de Doriot d’œuvrer en collaboration dans la perspective de la lutte contre les communistes. Beugras est chargé de cette mission secrète, de grande confiance. En 1943, il met sur pied un réseau de renseignements en Afrique du Nord. Lorsque Doriot part combattre sur le front de l’Est sous uniforme nazi, Beugras gère le parti en son absence. Pendant ces années, sa famille ne le voit quasiment jamais, au point que, lorsqu’elle le rencontrera pour la première fois, Marie l’appellera « Monsieur ».

En juillet 1944, en uniforme de sous-lieutenant de la Wehrmacht, Beugras accompagne Doriot quelques jours dans la Normandie qui se libère. Le mois suivant, il se réfugie en Allemagne, où il dirige la formation des saboteurs qui doivent être parachutés en France. Il s’installe dans l’île de Mainau, sur le lac de Constance, un demi kilomètre carré de territoire neutre car appartenant à la Suède. Dans une ambiance de décadence « répugnante », de pourriture et de trahison, Doriot et Beugras ont la tête pleine de projets. Celui, en tout cas, de réorganiser la résistance, la vraie à leurs yeux, en créant un « État populaire français » plus vigoureux que celui de Vichy, à même de traiter d’égal à égal avec l’Allemagne nazie. Le 6 janvier 1945, Doriot annonce la création d’un « Comité de libération française ». Beugras rencontre Hitler et semble adhérer aux nouveaux délires du Führer en leur accordant un fond de rationalité : « J’ai vu Hitler. J’ai été très frappé par sa confiance dans les “ armes nouvelles ”. Il ne compte pas sur elles pour battre les Anglo-Américains, il veut leur faire peur, puis les décider à lâcher les Russes pour s’allier avec lui contre Staline. Il paraît décidé à ne plus envisager une Europe allemande mais à donner à chaque nation une plus grande autonomie, à condition d’y trouver une solide base antibolchevique. »

Trop activiste aux yeux des collaborateurs français réfugiés à Sigmaringen, mais aussi des Allemands, Doriot est éliminé le 22 février 1945 dans des conditions obscures. Sa voiture est mitraillée par un avion, dont on dit dans un premier temps qu’il était étatsunien, mais qui semble avoir été en fait allemand. Marie Chaix souscrit plutôt à cette seconde hypothèse.

Beugras, qui vient de perdre un fils, collaborationniste comme lui, au combat, se met alors en rapport avec les services spéciaux américains et français en avril 1945. C’est vraisemblablement ainsi qu’il sauve sa tête lors de son procès en 1948. Il est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il est libéré en 1954 et meurt en 1963.

Contrairement à sa sœur Anne qui eut toutes les peines du monde à évoquer le douloureux passé familial dans ses textes, Marie Chaix a construit une œuvre centrée sur la mémoire de sa famille. Deux ans après Les Lauriers du lac de Constance, elle publie Les Silences ou la vie d’une femme où elle raconte la vie et la mort de sa mère. Juliette chemin des cerisiers en 1985 est consacré au dévouement de la magnifique « domestique », comme on disait à l’époque, pendant l’emprisonnement du père. En 2005, elle publie L’Été du sureau, une puissante allégorie sur la séparation de sa fille aînée et de son gendre. Elle compare les femmes de sa famille à cet arbuste qui ne se laisse pas décourager et qui « lance ses pousses à la fois raides et tendres ». Dans des familles bousculées, disloquées, les femmes restent à la barre.

Lorsqu’elle publie Les lauriers, Marie Chaix est une star des lettres. C’est la première fois qu’un enfant de collaborateur raconte sa famille sans ambages. Elle peut parler, contrairement à sa sœur qui se tait : « Les chagrins ou les chocs, je ne les montre pas, comme s'il fallait ne pas montrer. C'est le secret. Si on révèle, cela va faire trop mal ou choquer. » Il n’est pas facile de se représenter la douleur d’Anne adolescente (très pieuse, selon sa sœur), dont le père est en prison, dont un frère est mort sous l’uniforme ennemi et dont la mère est hémiplégique.

La parole de Marie parvient donc à se libérer : « Quand j'ai mis les pieds dans le plat avec mon secret de famille, le temps avait joué en ma faveur : il y avait eu des films comme Le Chagrin et la Pitié. J'ai travaillé à partir des cahiers de mon père, rédigés en prison. Maman me les avait confiés, et, pendant des années, ils étaient restés là, brûlants, posés sur ma table de nuit. Quand finalement je les ai ouverts, ils m'ont sauté à la tête... J'ai passé des mois, ensuite, dans les bibliothèques à dévorer les livres et les articles, pour vérifier ce que mon père racontait. Quand Anne a lu mon manuscrit, elle m'a écrit une très longue lettre qui disait : « Vas-y, publie ton livre. La seule chose que je te demande, c'est de ne pas dire que tu es ma sœur. » C'était une entente entre nous. A l'époque, personne ne l'a su. »

Pour Anne, le livre fut une violente et vertigineuse épiphanie : « Tu ne t'en doutais pas, mais j'ai découvert plein de choses dans ton livre. Moi, je n'étais pas allée chercher. Cette histoire-là, je l'avais vécue. Notre frère Jean, je l'ai toujours attendu. Et le départ de papa avait été un arrachement... A 10 ans, j'avais eu le temps de le connaître et de l'aimer ! En 1948, au moment de son procès, j'ai été mise en quarantaine à l'école. Quand on partait pour la prison, je disais qu'on allait à Antony pour ne pas prononcer le mot « Fresnes »... Avec toujours ce crève-cœur à la fin du parloir quand toi, la petite, tu avais le droit de l'embrasser et pas moi, parce que j'étais trop grande. »

Marie finit par pouvoir parler grâce à la chanteuse Barbara dont elle était devenue l’assistante [j’ai rencontré les deux femmes dans une librairie d’Amiens sans savoir qui était « l’autre »]. La chanteuse était juive mais ne le revendiquait pas : « Le fait de l'avoir approchée a beaucoup compté pour moi, notamment dans le déclenchement de l'écriture. Un jour, elle a voulu que je lui parle de ma famille. Je me souviens m'être sentie très mal de lui « avouer » tout cela. Mais elle m'a dit : « Echangeons nos morts, ils sont tous pareils. » Elle a été la première à me suggérer d'écrire. »

Source de ces interviews : Télérama.

Paris : Le Seuil, 1974.

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