De mars 1965 à mai 1966, Dylan est au sommet de son art. Notons qu’au même moment la pop music anglo-étasunienne atteint une densité et une diversité créatrice qu’elle ne retrouvera peut-être jamais plus. Pour Dylan, il y a d’abord Bringing it All Back Home, dont le titre même symbolise le retour du poète vers des espaces intérieurs. De ce disque que l’on peut considérer comme le premier album de folk-rock (enregistré d’abord en acoustique puis en électrique), on peut retenir deux chansons, l’une qui tranche par sa violence caustique et l’autre par sa poésie surréaliste. “ Subterrenean Homesick Blues ” met en scène les petits Blancs aliénés par le système. Déclassés involontaires, ils ploient sous l’autorité sournoise, inflexible et inhumaine de l’ordre et de la morale établis.
Le premier vers de la chanson juxtapose distillation de la codéine et paysage politique :
Johnny's in the basement mixing up the medicine
I'm on the pavement thinkin' about the Government
Johnny est au sous-sol et mélange les médicaments
Je suis sur le trottoir et je pense au gouvernement
La chanson décrit également les conflits qui bouillonnaient entre les travailleurs et la société bien pensante et la contreculture de la décennies :
Walk on your tiptoes
Don’t try no dose
Better stay away from those
That carry around the firehose
Keep a clean nose
Watch the palin-clothes
You don’t need a weatherman to know which way the wind blows
[…]
Don’t steal don’t lift
Twenty years of schooling
An they put you on the day shift
Look out kid
They keept it all hid
Better jump down a manhole
Light yourself a candle
Don’t wear sandals
Don’t wanna be a bum
You better chew gum
The pump don’t work
Cause the vandals took the handles
Marche sur tes doigts de pied
N’essaie pas la drogue
Vaut mieux te tenir à l’écart
De ceux qui brandissent des lances à incendie
Mouche ton nez
Fais attention aux flics en civil
Tu n’as pas besoin de l’homme météo
Pour savoir d’où souffle le vent
[…]
Ne vole pas ne chaparde pas
Vingt ans à l’école
Et ils te font faire les trois-huit
Fais attention petit
On te cache tout
Tu ferais mieux de sauter dans un trou d’égout
Allume-toi une bougie
Ne porte pas de sandales
Tu ne veux pas être un clodo
Alors mâche du chewing gum
La pompe ne fonctionne pas
Car les vandales ont pris les poignées
La chanson fait clairement référence à la répression contre les manifestations pour les droits civiques (les lances à incendies). Elle annonce le groupe d’extrême gauche des Weathermen. Plus généralement, comme l’écrivit Andy Gill, un des meilleurs spécialistes de Dylan, « toute une génération arriva à saisir l'air du temps au travers du tourbillon verbal de cette chanson. » Enfin, elle est très connu pour son célèbre clip vidéo, apparu pour la première fois au début du film de D.A. Pennebaker Don’t Look Back, où l’on voit le chanteur, dans une rue de Londres montrant des pancartes où sont inscrits des extraits de la chanson.
“ Mr Tambourine Man ” fut inspirée par un véritable et énorme tambourin, mais surtout par la culture de la drogue, omniprésente aux Etats-Unis dans certains milieux dès 1964. Le « magic swirling ship » du début de la chanson rappelle assurément “ Le bateau ivre ” de Rimbaud :
Though I know that evening’s empire
Has returned into sand
Vanished from my hand
Left me blind here to stand
But still not sleeping
My weariness amazes me
I’m branded on my feet
I have no one to meet
And the ancient empty streets
Too dead for dreaming
[…]
Then take me disappearing
Through the smoke rings of my mind
Down the foggy ruins of time
Far past the frozen leaves
The haunted frightened trees
Out to the windy beach
[…]
Let me forget about tody until tomoeeow
Je sais que l’empire du soir
Est retourné à l’état de sable
Aglissé de mes mains
Et m’a laissé aveugle
Mais pas encore endormi
Ma lassitude m’étonne
Mes pieds sont marqués au fer
Je n’ai personne à voir
Et les rues anciennes vides
Et mortes m’empêchent de rêver
[…]
Fais-moi disparaître
Dans les cercles de fumée de mon esprit
Dans les ruines brumeuses du temps
Très loin des feuillages gelés
Des arbres hantés et effrayés
Vers la plage de grand vent
[…]
Laisse-moi oublier aujourd’hui jusqu’à demain
Certes le disque comporte, avec “ It’s Alright Ma’ ” une chanson très politique :
But even the president of the United States
Sometimes must have to stand naked
Même le président des Etats-Unis
Doit parfois être nu
[…]
And if my thought-dreams could be seen
They'd probably put my head in a guillotine
Si l’on pouvait voir mes pensées
On verrait probablement ma tête sous une guillotine
Il n’en reste pas moins qu’avec Bringing it Dylan a rompu les liens qui l’unissaient à Joan Baez et la gauche traditionnelle. Il refuse par ailleurs de suivre la mode peace and love des hippies. Il s’enfonce seul dans un tunnel cahotique et fantasmagorique. Il fourbit ses armes : lucidité, dérision, images fantastiques, humour sarcastique et grinçant, visions absurdes et fabuleuses. Son œuvre devient noire, infernale et sublime.