Editions Infimes, Orléans 2022.
J’ai toujours beaucoup aimé le style d’André Gardies. Bien que professeur de littérature, il donne l’impression de ne pas connaître les ficelles du métier et parce que, comme je le relevais il y a quelques années, son écriture s’impose naturellement parce qu’on ne voit que l’art, et jamais la fabrication, l’artefact, l’artifice.
Cette écriture, Gardies la met au service d’un authentique humanisme, en observant son prochain du dedans et du dehors, en respectant ses raisons, même s’il ne lui donne pas toujours raison. Et il place et replace systématiquement les individus au sein de leur milieu. Et alors, ce qu’analyse Gardies est tout à fait inattendu, déconcertant : l’être humain multiple dans un environnement mouvant. Romain, le héros de cette histoire, ancien de la Calypso de Cousteau, décide de tourner un film sur la pêche artisanale au Grau, la ville de son enfance et de son adolescence qu’il avait passablement délaissée. Il comprend que ce lieu a changé parce que lui-même a changé, et vice versa. Toujours comprendre le rapport de l’individu au monde dans une démarche qu’on peut qualifier de phénoménologique. Le personnage, le narrateur (et l’auteur en régie) vont à la rencontre d’eux-mêmes et des lieux de leur passé, mus par une intentionnalité qui a effacé le « je pense donc je suis » par un « je marche donc je suis, donc je comprends ». « Je filme, donc ma vie est au bout de ma caméra et j’exprime et j’accompagne des mutations qui m’avaient échappé un peu par manque d’intérêt » :
On pourrait terminer ce patchwork ronflant avec ce qui devrait faire un très beau plan de transition : en cadrage serré, le pont tournant en train de pivoter lentement à la façon d’un “ volet ”, comme si l’on passait d’un monde à l’autre, d’une époque à une autre […] ; tandis que le commentaire précise que cette modernité s’ancre sur une longue tradition de petite pêche artisanale, la sève bouillonnante et vivace qui irrigue ce port millénaire. »
Dès lors, appréhender, ressentir les lieux de l’enfance, c’est avoir conscience de ce que l’on est, de ce que l’on fut. Le voyage, le retour, ne sont pas reconstruits après coup, ils sont dans la conscience originelle. Cuisantes, les déconvenues deviennent positives :
« Il eut beau rouler lentement, remonter plusieurs rues adjacentes, à la recherche de détails connu pour se représenter, rien, impossible de retrouver la place. Elle avait disparu. Le village avait poussé, s’était transformé, avait étendu partout le rhizome de ses lotissements pavillonnaires. La fontaine, comme dans le domaine mystérieux du Grand Meaulnes, n’avait désormais d’autre réalité que celle de sa mémoire incertaine. Et il en voulait presque au village de n’être pas resté fidèle à l’image qu’il avait de lui, d’avoir continué de vivre, de l’avoir trahi en somme, même s’il savait ce que ce sentiment avait de stupide. »
La recherche n’est pas sans danger. Peut-on soulever les couvercles de marmite lorsqu’on se sait un peu superstitieux, pour, en fin de comptes, déplorer que du béton ait recouvert une plage ? Un lieu peut-il se dérober à la conscience claire lorsque la mémoire le cède au mythe et qu’un hôtel – celui où il est descendu, pourtant familier – lui rappelle l’Hôtel de la Poste à Saint-Louis du Sénégal, tenu par un fils illégitime de Mermoz ? Peut-on accepter qu’une rade artificielle pour yachts de milliardaires ait remplacé le petit port de pêche, en d’autres termes que l’oisiveté des riches ait balayé le travail, la vie des pauvres ?
Ce faisant, Romain retrouve, Bianca, son amour de jeunesse. Mu par une grande excitation, mais aussi la peur au ventre car si toutes les vies sont possibles dans la littérature ou au cinéma, la réalité peut être piégeuse :
« Leur histoire est derrière eux. Il a connu tant d’autres choses, tant de mondes différents, vécu tant d’événements. »
Comme si, pour eux, le temps n’avait pas fait son œuvre :
« Ne raconte-t-on pas que le dégel de la banquise souvent libère de leur gangue de glace des êtres parfaitement conservés ? »
Est-ce pour retarder le moment fatidique et de vérité des retrouvailles que les deux anciens amants échangent une correspondance digne de celles du XVIIIe siècle par le moyen du courrier électronique, outil de l’immédiateté et de la brièveté ? Ils appréhendent tous les deux de se reconnaître, de confronter des images d’eux-mêmes d’un temps disparu. Peur de se rejoindre, de se reconquérir dans un espace et un temps nouveaux. Ils laisseront néanmoins parler leur désir, un peu rapidement à mon goût alors que les travaux d’approche avaient duré, en choisissant le bonheur de vivre.
Dans ce roman, André Gardies décrit par le menu – on retrouve le pédagogue qu’il fut sa vie durant – les techniques diverses et variées de la pêche au thon. En célébrant les “ travailleurs de la mer ”, une activité artisanale qui nourrissait son homme mais qui disparait inexorablement, André nous signifie qu’à jamais il restera du côté de la vie.
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