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Billet de blog 30 juin 2013

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Martin Winckler. Petit éloge des séries télé

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Martin Winckler est le plus connu de nos amateurs de séries, étasuniennes, britanniques, françaises etc. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de médecine et de romans (on se souvient de La Maladie de Sachs, porté à l’écran par Michel Deville). Il vit au Québec depuis 2009. Il tient un webzine.

Son ouvrage sur les séries télé est dédié au Canadien René Balcer, réalisateur de New York, police judiciaire, et à Maurice Frydland, réalisateur d’épisodes des Cinq dernières minutes ou de Louis la Brocante.

Pour Winckler, les séries télé sont « des témoins stimulants de l’état du monde ». Bien sûr, ce n’est jamais aussi simple et automatique que cela. Dans un article sur Plus belle la vie, j’avançais que :

Une œuvre de fiction efface la réalité extérieure en lui en substituant une autre, fausse par essence. Les mots, les émotions sont alors au service de cette fausseté. Un récit réaliste, comme celui de PBLV, présuppose l’exclusion du spectateur de la scène, comme le fit par exemple la peinture française du XVIIIe siècle en imposant l’illusion que le personnage n’était pas regardé et ne s’adressait pas à un spectateur. Le réel, en son illusion, n’est alors pas ce qui est, mais, comme on l’a dit, ce qui oblige. Il s’opère alors, comme l’a longuement expliqué Jean-Jacques Lecercle (L’emprise des signes, Le Seuil, 2002), un retour de ce réel dans la réalité, une construction personnelle (parfois collective) qui permet à l’individu de « trouver sa place ». Une œuvre de fiction comme PBLV construit bien sûr une réalité, mais, parce qu’elle n’est pas une œuvre d’art majeure, elle ne donne pas une expérience de l’altérité. Le spectateur n’échappe pas au solipsisme : il « est » tel personnage, il a « vécu » telle situation. Il s’identifie et n’a donc aucune expérience de l’Autre, ni même de l’Autre en lui.

Néanmoins, les séries étasuniennes des trente dernières années ont, dans une perspective plutôt progressiste, aidé les téléspectateurs à réfléchir aux engagements militaires de la puissance impériale, aux droits des citoyens, aux conséquences des progrès technologiques, aux dérives du pouvoir exécutif, aux inégalités sociales etc. Sûrement plus que les films de fiction qui ne peuvent s’installer dans la durée. Voir les dizaines de James Bond qui, globalement, sont dans la répétition, selon un prisme idéologique immuable.

Pour ce qui est des séries françaises, l’auteur soulève le paradoxe suivant : « la télévision française a su jadis produire des séries et feuilletons historiques, policiers, d’aventures et fantastiques excellentes. Tant qu’il a été un monopole d’État, le médium était plein d’imagination. […] Les auteurs des années 60 et 70 composaient une télévision tournée vers le grand public, non pour lui vendre quelque chose (il n’y avait pas de publicité), ni pour l’endoctriner – ce rôle était réservé aux journaux d’information – mais pour l’éclairer sur le monde. Quand on adaptait les classiques, c’était pour parler du contemporain. […] Lorsque TF1 est privatisée, en 1986, les fictions cessent d’être audacieuses. [Les chaînes privées et publiques] considèrent que le spectateur est stupide et elles s’interdisent de parler du monde en marche. »

Winckler insiste longuement sur le fait que, comme le postulait Gabin pour les films de cinéma, rien ne marche sans une bonne histoire : la fiction télévisée étant en effet « le royaume des scénaristes ». Un royaume où ils doivent écrire selon des contraintes qu’ils intègrent et dont ils parviennent à tirer profit, comme les coupures publicitaires par exemple. D’où, formellement, une certaine uniformité. La plupart des séries sont bâtis selon le même schéma : un pré-générique pour attirer le spectateur, le générique et quatre séquences d’une dizaine de minutes entre lesquelles sont insérées les publicités.

Dans un texte célèbre de 1966 (“ Une combinatoire narrative ”), Umberto Ecco avait démontré que tous les James Bond étaient construits de manière rigoureusement identique. Winckler marche un peu sur les traces du structuraliste italien quand il explique qu’il est des séries où seule la construction compte, comme Mission : Impossible, où l’on ne sait quasiment rien de la vie de personnages qui n’évoluent pas, tandis que d’autres séries sont centrées sur des personnages au destin changeant, comme Urgences, qui met en scène de manière très réaliste des protagonistes auxquels on peut s’assimiler sans peine. Certaines séries panachent les deux techniques. C’est le cas de MI5, qui présente par ailleurs la singularité étonnante de « tuer » la plupart de ses personnages « positifs ».

Les séries étasuniennes posent aux télévisions françaises un problème schizophrénique. Certes, elle souhaitent créer « français » (en modulant puisque les productions françaises sont de plus en plus européennes), seulement les droits de diffusion des séries étasuniennes coûtent infiniment moins cher que la production d’œuvres originales. L’argent étant le nerf de la guerre, de plus en plus de séries censées se dérouler en France sont tournées, par exemple, dans l’ancienne Tchécoslovaquie avec des acteurs locaux rétribués avec des cachets tout aussi locaux. Un épisode de Maigret (avec Bruno Crémer), série franco-belgo-helvético-tchèque, fut même réalisé à Cuba ! Pendant ce temps, en cas de succès, les producteurs étasuniens font plus que la culbute. La série Friends (achetée dans cinquante pays) a été diffusée en France par Canal+, Jimmy, France 2, RTL 9, Comédie !, AB1, France 4, NRJ 12, NRJ Paris, M6, W9.

Les séries étrangères sont pour la plupart doublées par les chaînes françaises, ce qui permet tous les écarts et toutes les censures. Les Français sont bien plus frileux que les producteurs d’outre-Atlantique. Dans Grey’s Anatomy, un interne, dont le surnom original est “ The Nazi ”, devient “ Le Tyran ” dans la version française. Dans un des épisodes de Dr House, le médecin compétant et fantasque conseille à un patient souffrant de l’intestin de fumer deux cigarettes par jour car cela calme les spasmes du côlon. Dans la VF, House lui prescrit deux bols de riz ! Plus sérieux, toujours dans cette même série, une fille de quatorze ans est hospitalisée pour agression sexuelle. Un  médecin prévient ses parents, ce qui suscite les protestations de l’adolescente. Dans la VF, la scène s’arrête là. Dans la VO, l’ado reproche au médecin d’avoir violé le secret professionnel, d’autant que la relation était consentie. France 2 a donc complètement dénaturé un épisode pourtant diffusé à 22 heures.

Les séries, selon Martin Winckler, ont représenté le troisième âge d’or de la télévision étasunienne. Pour ce qui est des antennes françaises, rien n’est moins sûr.

Paris : Gallimard, 2012

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