Melancholia
Comme tout ce qui devient à l’air malade (Georges Trackl)
J’écoute la chanson inédite de Bob Dylan, Murder Most Foul consacrée au meurtre immonde, abominable de J.F Kennedy en 1963 qui au-delà des conséquences sur la culture populaire américaine se veut être une forme de bilan sombre et introspectif. J’écoute la chanson de Léonard Cohen, la dernière de son vivant, You want it Darker qui est une lettre d’adieu à l’une de ses premières muses, Marianne Ihlen avant qu’elle ne décède et qu’il lui signifie ce « je te rejoindrai bientôt ». Les paroles empruntent à la liturgie juive et à des textes bibliques. Je songe à cette année sombre et terrible de 2019, émaillée de troubles et de colère dont l’apogée sera l’incendie de Notre Dame. Une image reste gravée dans ma mémoire, celle de la flèche de Viollet-Le-Duc en feu s’abimant sur le bitume. J’y vois comme beaucoup de ceux qui ont visionné ce drame, un signe noir, celui de la fin d’un temps, non des temps mais du nôtre. Puis survient ce raz de marée, ce tsunami qui nous balaye à l’échelle mondiale et qui pour une fois dans l’histoire humaine nous fait partager le même sort, pauvres et riches, noirs, blancs et jaunes, femmes et hommes, villes et campagnes : un nouveau commun humain est né, celui du Covid 19 devenu notre compagnon d’infortune. Dans ces temps de noirceur qui semble devenir la norme et dont le Covid 19 est le symptôme radical, mon humeur est à la mélancolie. Je m’interroge sur l’état de tristesse dans lequel je suis pris, je me souviens du film Mélancholia, une œuvre crépusculaire et onirique de Lars von Trier sur la fin du monde qui reflète l’état psychique dans lequel nous nous trouvons. En quête de compréhension plus fine sur cet état je tombe sur le merveilleux récit de Burton, ecclésiastique, universitaire, médecin, mathématicien, astrologue surtout connu pour un ouvrage préfigurateur, The Anatomy of Melancholy, publié en 1621. Robert Burton se fixe pour tâche d’anatomiser cette humeur mélancolique dont lui-même souffrait afin de trouver des réponses à celle-ci :
Mon objectif et ma tâche, dans le discours qui va suivre, est d’anatomiser cette humeur mélancolique en en suivant toutes les parties et caractéristiques [...] et de le faire philosophiquement, médicalement, pour en montrer les diverses causes, les divers symptômes et les divers moyens de la guérir, de sorte qu’il soit plus facile de l’éviter.
L’une des singularités de l’ouvrage est que Burton ne considère pas la mélancolie comme un état purement individuel. Elle a pour lui une dimension collective dont les causes sont à la fois internes et externes et sources de l’instabilité socio-politique. Parmi les causes internes, l’incapacité des princes à gouverner mais essentiellement pour Burton, l’absence de crainte de Dieu et la transformation du culte. Quant aux externes, elles sont pour lui, la situation géographique, climatique, le « déclin commercial », les catastrophes naturelles (inondations, tempêtes) ou les maladies épidémiques, comme la peste. Burton préfigure la psychanalyse et anticipe le livre célèbre de Freud sur le « Malaise de la civilisation ». Robert Burton assure que les « maux du corps » ne procèdent pas seulement d’une maladie qui atteint les organes ( la rate) par un excès de « goudron gluant et noir » comme l’affirment certains médecins de la renaissance, mais que l’excès d’humeur résulte aussi d’un processus psychique : les maux du corps dit-il procèdent de l’âme et il rappelle que Galien « se flattait « d’avoir pour sa part guéri divers patients de cette affection en rectifiant uniquement l’équilibre de leur esprit » et non seulement par un régime alimentaire drastique ( Jean Delumeau, l’âge d’or de la mélancolie, L’histoire, mensuel 42, Février 1982)
Outre l’intérêt médical de l’ouvrage et le développement théorique sur les humeurs et leur rôle tant dans l’équilibre de l’individu que celui du Corps politique, c’est le mode opératoire de la mélancolie et ses résonances religieuses qui m’ont le plus frappé. Il y a dans la mélancolie une forme de transcendance négative, la présence mortifère d’un être malfaisant qui à votre insu s’empare de l’âme, de l’esprit et du corps. C’est sans doute cette forme de transcendance innommable que j’éprouve dans ces temps de noirceur dont je suis le réceptacle. Voilà ce qu’en dit Robert Burton :
« Le diable est l’agent principal et le principal pourvoyeur de ce grand mal »
Et pour mieux marquer son lecteur il utilise la jolie métaphore de « bain du diable » pour signifier comment « les esprits malins pénètrent en nous, prennent possession de nos sens » et comment « notre corps s’en trouve affecté par l’atrabile » où bile noire. L’humeur mélancolique est le terrain propice pour l’immixtion du diable dans le corps et l’âme qui le pousse à une forme de détresse et de désespoir. La domination de la bile noire pour cet homme de science et d’astronomie ne relève pas seulement d’un phénomène organique mais repose sur la physique cosmique d’Aristote, à savoir la position respective des astres qui prédestine à la naissance certains sujets à la mélancolie. En fais-je partie ? Pour en guérir un « bon médecin doit connaître l’horoscope et le thème astral du corps affecté et l’influence des astres est d’une grande importance dans la maladie dont nous traitons ».
Cette prédisposition mélancolique individuelle dans des situations de crise extrême s’étend à l’ensemble du corps social. La pandémie dont l’ampleur est telle qu’elle frappe partout, les hommes et les femmes massivement, à l’échelle de la Terre, qu’elle gagne tous les registres (économique, politique, social et de santé), laisse subsister au niveau de l’individu un goût amer, celui de la bile noire, de la nausée, de l’absurde, du néant et pour certains de l’ennui (accentué par l’isolement que procure l’obligation de « distanciation sociale »). Des auteurs modernes, romanciers pour la plupart, Baudelaire (Le spleen), Camus
(L’absurde), Sartre (La nausée), Maurras (L’ennui), Thomas Man (La décadence), Musil (Le témoin d’une civilisation à l’agonie), Sebald (L’exil, La solitude) ont fait du trauma existentiel le cœur de leur activité littéraire.
L’inconnu n’est plus seulement en dehors de nous mais règne dans les abysses même de l’intériorité. En temps réel nous faisons l’expérience d’un monde finissant, en train de s’écrouler, celui de l’occident dominateur, culturellement, scientifiquement, économiquement et sa prétention à l’universalité dans son désir d’unicité. Pour la première fois à l’échelle planétaire nous rencontrons quelque chose dont la puissance est bien supérieure à la nôtre qui nous parvient à nous mettre à l’arrêt. Nous vivons la désagrégation de nos modes d’existence dans l’expérience malheureuse de leur non compatibilité avec les autres formes de vie dont nous dépendons aussi. L’ontologie naturaliste au fondement de notre épistémè et de notre régime d’identification (Ph. Descola), éclate, tourne à vide et nous laisse démunis face à un monde en train de changer et que nous ne reconnaissons plus. Cette altération est d’autant plus sensible qu’avec la pandémie, elle s’en prend non seulement à notre système anthropologique mais qu’elle touche directement nos corps dont la vitalité et l’énergie se voit menacées et réduites. Elle met à mal nos projets, nos plans futurs, notre organisation, nos villes, nos mobilités, tout ce qui faisait notre quotidien, nous devenons comme des exilés dans notre propre patrie. Nous sommes soudain confrontés à notre propre vulnérabilité, à la fois celle de notre vie par la menace de mort que recèle la contagion et en même temps celle de notre monde, celui humain, dont nous avions cru, grâce à notre puissance technologique, qu’il serait immuable et invincible (l’utopie par exemple du risque zéro). Maintenir, perpétuer, c’était une bonne façon de penser la reproduction sociale dans un monde linéaire et plat sans turbulence. Dans le chaos et la désolation nous constatons avec effroi la possibilité de la réversibilité du cycle prométhéen, celui du retour du cataclysme, l’impensé de notre civilisation. Le monde ne vient plus à notre rencontre. Dans le confinement que nous impose la pandémie, nous expérimentons sa privation, nous sommes privés de relations, de liens, de la vie sensible, du toucher même, par la crainte d’être contaminé. La solitude et la peur de l’abandon nous plonge dans un état de mélancolie dépressive. Seule reste la consolation régressive de savoir que cette perte est le propre de toute l’humanité. Cette perte est d’autant plus ressentie émotionnellement qu’elle est liée à la possibilité de la mort du sujet. La mort est devenue tangible. Je suis dans ce monde comme si je n’y étais plus. Il est là certes devant moi, mais il m’échappe, j’en suis soustrait et cela d’autant que je suis dans l’attente anxiogène d’être inscrit sur le livre de comptes des disparus. Nous sommes les spectateurs passifs à l’échelle mondiale de notre mort individuelle et sociale dont l’agent est Covid 19. Sans voix nous assistons à notre déchéance. Le monde humain nous est devenu hostile et potentiellement dangereux, nous nous fuyons les uns les autres pour nous protéger mutuellement, chaque rencontre, chaque discussion peut nous être fatale, l’autre monde, celui des forêts, des océans, de la nature en pleine effervescence printanière nous est proscrit. Tel est le paradoxe qui entretient mélancolie et nostalgie du monde d’avant. Mais dans le regret je sais aussi que ce monde d’avant n’est plus viable et qu’il est l’agent même de la destruction de la relation au monde, du rétrécissement de la vie. Tous nous en subissons les effets mais paradoxalement la soustraction du monde génère une forme de renaissance, je vois les autres êtres et vies qui s’éclosent et reconquièrent leurs habitats colonisés par nos activités. En abimant le monde nous nous sommes abimés et privés de toutes ces formes de vies que nous voyons soudainement renaître du fait de notre absence. Asphyxiées par notre présence massive, elles respirent à nouveau. Dans la tragédie nous réalisons les liens qui existent entre notre santé physique et mentale et l’état organique du monde dont nous pensions pouvoir nous détacher et nous abstraire. La raison productive à l’origine du développement technologique et scientifique nous a fait croire que nous pourrions nous extraire des autres espèces alors même qu’elle est la cause de notre propre destruction dont nous subissons les conséquences de manière fracassante. La raison est aussi rusée que puissante disait Kant, et en effet ce ne sont pas les idées et les intentions des hommes qui mènent le monde mais un petit être invisible qui reconfigure l’histoire. Le Covid 19 nous fait la démonstration de nos propres limites, il met un frein à nos activités d’arraisonnement de la Terre. En nous offrant le spectacle d’une terre qui se réveille du fait de l’arrêt de toute activité humaine, il met en évidence les liens et les interdépendances entre nos vies et les autres. David Abram dans un livre paru en France en 1996 « Comment la terre s’est tue ; pour une écologie des sens » montre que la terre s’est tue lorsque nous avons rompu avec la chaine du vivant en refusant de considérer notre existence comme celle d’un animal comme un autre sur terre et cela à la différence de ceux que nous qualifions de « primitifs » ou de « sauvages » et pour qui nous n’avions que mépris ou condescendance.
Confiné, réduit à nos isolats, avec insolence en ces temps de floraison, le vivant explose, fait montre de sa puissance alors que nous humains, fragilisés, diminués, sommes devenus impuissants, espérant nous reposer sur la science et ses experts, pourtant eux-mêmes dans l’incertitude, pour nous libérer de notre enfermement et vaincre la maladie. Le retrait de l’humain, son éviction de la Terre, nous fait prendre conscience que nous sommes des terrestres comme dirait Bruno Latour et non uniquement des humains. Enfermés dans nos isoloirs, nous sommes à notre insu des spéléologues, réduits à vivre dans un gouffre, dans les bas-fonds de la terre, dépossédés de notre environnement. Nous pleurons la ville disparue, évanouie, plus de jardins, plus d’espace public, des chantiers à l’arrêt, plus de rencontre. Nous pleurons la forêt et l’océan auxquels nous ne pouvons plus accéder. Le poème Le Gouffre de Baudelaire me semble de manière métaphorique bien illustrer notre état. Le gouffre est le prolongement de la terre, dans l’extrême nous faisons le chemin inverse de la verticalité, cheminement qui nous conduit à la détresse, à la noirceur, à la bile noire. Tout est sombre, le gouffre descend sous terre à l’image de l’abîme qui désigne, le chaos, la putréfaction, la mort, le trou, la sépulture :
Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.
– Hélas ! tout est abîme, – action, désir, rêve,
Parole ! et sur mon poil qui tout droit se relève
Maintes fois de la Peur je sens passer le vent.
En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,
Le silence, l'espace affreux et captivant...
Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant
Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.
J'ai peur du sommeil comme on a peur d'un grand trou,
Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où ;
Je ne vois qu'infini par toutes les fenêtres,
Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du néant l'insensibilité.
Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres !
« Le Gouffre », Les Fleurs du Mal
Le pathos de Baudelaire exprime bien notre dépression collective et l’inaction dans laquelle nous sommes plongés « … au moral comme au physique j’ai toujours eu la sensation du gouffre, non seulement du gouffre de sommeil, mais de gouffre de l’action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, du nombre » (Fusées, 1867). Il est aussi en résonance avec le vécu de ce jeune paysan du pays de Berne, interné pour schizophrénie et rapporté par l’anthropologue Ernesto de Martino dans son livre « La fin du Monde » (1949) dont Gorgiana Charuty se fait l’écho dans sa très belle conférence « Expériences et imaginaires de la fin du monde, » conférence 2012, campus Condorcet, u-tube) : Le monde est rentré en crise nous dit ce paysan, depuis le déracinement d’un chêne par son père, qu’en réparant la porte de la maison, il l’a déplacé, que lui-même a arraché des arbustes et tout ceci a eu pour conséquence que le sol s’effondre, que les hommes tombent dans des gouffres remplis d’eau, mélangés avec les morts et que lui-même n’a pu arrêter la catastrophe. Le monde d’avant n’existe plus, le beau monde ordonné, les gens ne sont plus à leur place, ni les choses, ni les rues, ils n’ont plus de patrie ».
On retrouve dans cette narration le mythe de la fin du monde par le déracinement du chêne cosmique. Ce récit fait écho au drame écologique décrit par Richard Powers dans « L’arbre Monde » du fait de notre égarement dans le monde virtuel et de notre coupure d’avec l’organique, le biologique, la matière vivante, dont l’illustre représentant est l’Arbre :
« C’est cela le problème avec les humains, à la racine de tout. La vie coure à leurs côtés, inaperçue. Juste ici, juste à côté. Créant l’humus. Recyclant l’eau. Echangeant des nutriments. Façonnant le climat. Construisant l’atmosphère. Nourrissant, guérissant, abritant plus d’espèces vivantes que les humains ne sauraient en compter ».
Cette schize, cette coupure, cette disjonction est collective, mondiale, globale, nous sommes expatriés de notre milieu, écoumène, et condamnés au souterrain, dans l’attente d’un horizon et d’une sortie.
Paradoxalement cet état hallucinatoire, de sidération où nous sommes spectateurs de la disparition de notre propre monde - je ne puis le voir que de ma fenêtre et de manière borné - nous renvoie à la condition qui fut celle des « peuples primitifs», décimés par les épidémies introduites par les colons blancs et par l’exploitation effrénée de leurs habitats (déboisement, extraction des ressources premières, ruée vers l’or, chasse et safari etc…). Dans la Chute du ciel Le Chaman amérindien Davi Kopenawa nous fait partager les images de ses xapiri, descendants des ancêtres animaux avec qui il communique. :
« La forêt est vivante, elle ne peut mourir que si les blancs s’obstinent à la détruire….. nous mourrons alors les uns après les autres et les Blancs autant que nous. Tous les chamans finiront par périr et le ciel va s’effondrer. Avant qu’il ne soit trop tard, je veux du temps très ancien où les ancêtres animaux se sont métamorphosés. Grâce à mes maitres chamans, j’ai appris à les connaître. Je les vois, j’en partage la vie et je les écoute. Ecoutez-moi, les temps sont courts ». En miroir à cette prophétie, en dédicace à La « Chute du ciel (David.Kopenawa et Bruce Albert, Plon 2010), C.L Lévy Strauss écrit :
Le chaman yanonami ne dissocie pas le sort de son peuple du reste de l’humanité. Ce ne sont pas les seuls Indiens, mais aussi les Blanc, que menacent, introduites par ces derniers, la convoitise de l’or et des épidémies. Tous seront emportés par la même catastrophe, sauf à comprendre que le respect de l’autre est la condition de survie de chacun. En cherchant désespérément à préserver ses croyances et ses rites le chaman yanomami croit œuvrer pour le salut, même de ses plus cruels ennemis. Formulée dans les termes d’une métaphysique qui n’est plus la nôtre, cette conception de la solidarité et de la diversité humaines, et de leur mutuelle implication, frappe par sa grandeur. Il y a là comme un symbole. Car c’est à un des derniers porte-parole d’une société en voie d’extinction de notre fait, avec tant d’autres, qu’il appartient d’énoncer les principes d’une sagesse dont nous sommes trop peu nombreux à comprendre que dépend aussi nous propre survie »
L’extinction est là, elle nous frappe comme la vague d’un tsunami, n’est-il pas trop tard, serons-nous vraiment suite à cette catastrophe sanitaire en mesure de comprendre qu’il nous faut changer radicalement non seulement notre système économique prédateur mais nos modes de pensée et d’identification, une véritable révolution intérieure dont dépend notre survie. La parole de ce chaman est d’autant plus percutante que la crise qui survient est celle qu’il n’a eu de cesse de nous alerter. Kopenawa parle de l’intense mélancolie des cultures indiennes moribondes de la perte éprouvée de leurs modes d’existence et du sentiment qui les accompagne. En ces temps d’épidémie nous partageons le même sort, celui d’une perte que nous ne savons explicitement nommée et qui se manifeste sous la forme d’un manque et dont le symptôme est la mélancolie. Nous sommes confrontés à une situation dont on pensait qu’elle ne pourrait atteindre les « développés » et qu’elle était le propre des pays dits en voie de développement ou des « peuples inférieurs ». J’ai été frappé par la petite phrase d’un médecin de Bergame, la ville martyr du Coronavirus qui à une question sur l’ampleur du drame dans les hôpitaux- les cadavres allongés à même le sol des couloirs - répondit « Jamais je n’aurais imaginé qu’en Italie, pays développé, on puisse voir ce qu’on avait vu à propos d’Ebola en Afrique, des cadavres aux portes des hôpitaux ». Nous voilà donc comme eux, comme les Africains, comme les Indiens, le Coronavirus nous rassemble en une seule humanité. La destruction massive des Indiens n’est plus seulement un spectacle hollywoodien, l’épidémie nous fait vivre ce qu’ils ont pu ressentir, elle nous attaque dans nos corps, notre identité, elle se matérialise par la masse des cadavres, la perte de proches, les cimetières qui ne sont plus en capacité d’accueillir dignement nos morts, la suspension des rituels et des cérémonies de peur de la contamination, la perte de sens et la sidération face à ce que jamais, nous n’aurions pu imaginer comme une possibilité.
Faut-il pour autant perdre espoir, ce n’est pas l’apocalypse tant annoncée par les collapsologues mais un cataclysme qui s’abat sur nous. L’infinité fécondité des cosmologies indiennes peut nous conduire à de nouvelles configurations et remettre en question l’ontologie naturaliste dualiste qui oppose nature et culture, sujet et objet, matière et esprit, raison et sensible, au principe de nos modes d’existence et de connaissance. Nous ne reviendrons pas au monde d’avant, et si nous le faisions ce serait alors un écocide au sens de Jared Diamond (« Effondrement »). Il nous faut faire le deuil de notre monde, la mélancolie peut être le chainon de ce travail de deuil. Il nous faut apprendre à composer avec la perte, non plus revenir à un état paradisiaque, ordonné, harmonieux, celui d’une Terre sans mal mais vivre et espérer dans un monde abimé, et y trouver les ressources symboliques et matérielles pour s’y épanouir. Anna Tsing dans son livre « Le Champignon de la Fin du Monde » nous montre la voie. Elle met en œuvre une pensée d’un genre qui doit être cultivé au milieu des urgences trop ordinaires de la montée des extinctions multispécifiques, des « génocides, » des devenirs miséreux, des exterminations. Tsing suit les champignons matsutake dans leurs agencements tentaculaires de Japonais, d’Américains, de Chinois, de Hmong, de Lao, de Mexicains, de spores et de tapis fongiques, de chênes et de pins, de symbioses mycorhiziennes, de cueilleurs, d’acheteurs, d’expéditeurs, de restaurateurs, de consommateurs, d’hommes d’affaires, de scientifiques, de forestiers, de séquenceurs d’ADN et de bien d’autres espèces en changement. Elle refuse de détourner les yeux ou de réduire l’urgence de la terre à un système abstrait de causalités destructrices tels une Loi de l’Espèce Humaine, ou un Capitalisme indifférencié. Elle montre que la précarité – l’échec des promesses mensongères du Progrès Moderne – caractérise aujourd’hui la vie et le mort de toutes les créatures terriennes. Elle cherche les éruptions inattendues de vitalité et les pratiques contaminées, balbutiantes, inachevées qui font la vie dans les ruines. Elle fait exister la force des histoires. Elle fait sentir charnellement combien il importe de savoir quelles histoires racontent les histoires afin de cultiver une pratique de soin et de pensée. « Si une foule d’histoires inquiétantes est la meilleure façon de dire la diversité contaminée, il est temps de faire participer cette foule à nos pratiques de connaissance... Que matsutake accepte d’émerger dans des paysages dévastés nous permet d’explorer les ruines que sont devenus nos habitats collectifs. Suivre matsutake nous guide vers des possibilités de coexistence au milieu des désordres environnementaux. Ceci ne justifie en rien de nouveaux dégâts humains. Mais matsutake indique une sorte de survie collaborative. Nous avons besoin de ce savoir-faire pour vivre dans les ruines. » (Sur Tsing voir Dona Haraway, Staying in the Trouble, chapitre 2)
Non pas retrouver le graal perdu et inaccessible, la forêt climax des premiers jours mais reconnaître l’état d’urgence comme la modalité de notre existence et faire en sorte que les mondes et non seulement notre monde deviennent une matière à soin. Suivre à la trace comme le fait Anna Tsing, le matsutake, ce champignon qui se plaît dans les territoires dévastés, nous montre les possibilités de coexistence, de solidarité et de connexions existantes dans des milieux en ruine. Dans la précarité il peut y avoir des ressources de longévité par la coopération entre humains et non humains qui dans des patches peuvent se matérialiser par la richesse de la faune et de la flore, si nous savons observer et être attentifs et précautionneux et comme l’écrit Dona Haraway :
Les manières de vivre et de mourir avec lesquelles nous nous solidarisons – celles-ci et pas ces autres - importent. Importent non pour les seuls humains mais pour ces si nombreuses créatures appartenant à tant de taxons que nous avons voués à la destruction. Qu’on le veuille ou non, nous appartenons au jeu de ficelle et de soin pour, avec, les fabrications de mondes qui ont toujours été précaires mais qui aujourd’hui sont rendus terriblement plus précaires par l’homme brûleur de fossiles, producteur de toujours plus de fossiles dans les orgies funestes de l’Anthropocène et du Capitalocène. De multiples joueurs humains et non humains sont requis dans les histoires qu’appelle le Chthulucène. Les rôles principaux ne sont pas réservés aux joueurs trop grands, aux grandes narrations, aux histoires qui invitent à d’étranges paniques apocalyptiques et à d’autres dénonciations désengagées encore plus étranges, mais bien aux joueurs, narrations et histoires qui invitent à des pratiques attentives de pensée, d’amour, de rage et de soin. (« Staying withe the trouble : Sympoièse, figures de ficelle, embrouilles multispécifiques)
Ce moment critique dans lequel nous plonge le Coronavirus est une fenêtre sur la possibilité d’autres formes de vie dont il faut nous saisir, c’est aussi un moment civique, un appel à la responsabilité et au « care » où les gens se révèlent, au-delà de la charité, de la solidarité et de la compassion, et révèlent quelque chose qui nous rapproche de l’animal. Je me souviens de ces histoires incroyables survenues lors du tsunami de décembre 2004, ces animaux lanceurs d’alerte qui avaient fui à l’avance pour se réfugier sur les hauteurs, ce jeune pêcheur dont le bateau était retourné, qui savait bien nager mais qui avait perdu le sens de l’orientation et du rivage, s’accrochant à une planche qui en fait était le dos un caïman. Le caïman ne bouge pas. Il change de direction et va vers le rivage, et d’un coup de queue soudain il éjecte son hôte et dans ce geste semble lui dire maintenant tu dégages, nous ne formons plus un seul corps. L’humain sera sauvé.
Histoire parabolique qui nous rappelle Jonas et la baleine. Il y est question de l’animalité et du règne animal dont nous faisons partie. La chair de l’homme et du caïman n’ont fait qu’un, avant que chacun ne retrouve sa structure duelle. C’est quelque–chose de ce genre qui advient avec le tsunami dû à Covid 19, la réminiscence de nos liens avec le règne animal : nous sommes maintenant toutes et tous des caïmans. Comme le disait Paul Virilio dans un petit opuscule, « Le littoral, la dernière frontière » (Entretien avec Jean-Louis Violeau, sens et tonks, 2013), la catastrophe est un grand moment qui n’a peut-être pas encore été analysé à sa hauteur. La catastrophe recèle quelque chose de la société idéale. Churchill disait qu’un optimiste est un homme qui voit une chance derrière chaque calamité. Il y a une chance derrière la civilisation, mais il faut réfléchir sérieusement. Ce moment-là ne se réduit pas à un problème de maisons à reconstruire »
Mélancolique, je conclurai sur cette note d’optimisme, peut-être pour y réfléchir devrions nous penser à créer comme le souhaitait Paul Virilio Une université du désastre afin d’affronter les cataclysmes qui deviendront l’ordinaire d’un monde abimé et dont il nous faudra prendre soin.
- B.Kalaora , 6 avril 2020
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