Présent, passé, futur... Que savons nous du Temps ? Une nouvelle en forme de réponse... estivale et rêveuse.
Fleurs de paulownia -
Tant d'années enfuies
En un éclair !
Tagawa Hiryoshi
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Vis, dis-tu, dans le présent ;
ne vis que dans le présent.
Mais moi, je ne veux pas le présent, je veux la réalité ; je veux les choses qui existent, non le temps qui les mesure. [...]
Alvaro de Campos (Fernando Pessoa)
Cette fin de journée m'avait laissé une sensation de douceur sans nuages, mêlée pourtant de quelques regrets ; j'aurais aimé que le soleil s'attarde encore sur la campagne brûlante et joue de tous ses feux sur la glissade infatigable du torrent.
La pluie s'était mise à tomber ; la fraicheur de la nuit commençait à me saisir. J'avais à peine vingt ans. Le lendemain de ce jour inoubliable, je m'en allais pour un long voyage, laissant le hasard guider mes pas avec la certitude orgueilleuse de trouver mon chemin.
La voûte céleste dessinait les étoiles au-dessus des blés dont l'étendue mouvante bordait la colline. La pleine lune découpait le verger aux allées rectilignes. Je fermais la porte, éteignit le réverbère de la cour et me laissait tomber dans un fauteuil, songeant vaguement à mon départ vers l'inconnu.
Dans la maison silencieuse où je vivais en solitaire, le bruit régulier de la contoise imposa peu à peu son refrain. Un bruit familier, bref, sec, sans surprise. À chaque mouvement du balancier, de droite à gauche, de gauche à droite, le cercle de cuivre semblait retenir son élan mais, poursuivant son oscillation inexorable, refaisait le chemin. Inlassablement, le balancier s'élançait, retombait, s'élançait...
Depuis quelques jours, quand les bruits du quotidien s'étaient estompés, le bercement hypnotique du disque me rappelait celui d'un métronome qu'on m'avait offert, un cadeau de mes parents, sans doute, à l'époque où je pris quelques éphémères leçons de piano. Face au clavier je demeurais de longs moments à regarder le va-et-vient de l'instrument dont chaque fin de course, un instant, me faisait tressaillir et parfois suscitait en moi de la peur. Bizarrement, j'aimais cela. Non d'avoir peur, mais de prévoir ce moment où j'aurai peur.
Enfant, je n'aimais pas demeurer longtemps seul. La présence de cet instrument, son tempo régulier, me permettait de maitriser mon angoisse. Peut-être même, pensais-je, d'apprivoiser le temps...
Comme les souvenirs tressaient ce soir là leurs fils mélancoliques, il arriva une chose que je ne suis pas prêt d'oublier. Un événement extravagant, à peine croyable, que j'ose aujourd'hui rapporter : une Seconde m'apparut. Une Seconde, oui, surgit devant moi à l'improviste, vous avez bien lu, bien que cela soit fort difficile à croire. Une Seconde ! Une Seconde en personne si j'ose dire, celle des montres, des horloges, des chronomètres... Surpris, évidemment, je l'étais. Comment ne pas l'être... Me demandant si je ne basculais pas d'un coup fatal dans la folie. Et vous m'accorderez qu'il est très rare, improbable même de lier connaissance, en tête-à-tête, avec une Seconde... Si d'aventure vous avez partagé une telle rencontre, vous me comprendrez... Sinon, évitez de sourire.
- Voila, me dit-elle avec naturel, je t'accompagne depuis longtemps. Pourquoi ces craintes ? Réponds-moi ? Le temps a suspendu son vol, le moment est propice. Rares sont les humains qui cherchent à nous connaître...
Pour ceux qui me presseraient de leur donner des détails quant à la forme, le ton de la voix, l'apparence en somme de... cette... Seconde, j'avoue ne pouvoir les contenter.
- C'est-à-dire, répondis-je, balbutiant, embarrassé par tant de simplicité, vous êtes... vous êtes effrayantes... À peine vous évoque-t-on que déjà vous disparaissez. Vous n'êtes jamais là. Ou plutôt, toujours là mais vous passez... Enfin, voyez-vous... On ne peut vous saisir, vous fuyez toujours, vous êtes, comprenez-moi...
-... Si je passe à vive allure répondit-elle avec un agacement non dissimulé, c'est à cause de tes semblables, et de toi ... Partout vous sollicitez notre présence, tu ne l'ignores pas... « Je n'ai que quelques secondes, donnez-moi quelques secondes, une seconde s'il vous plait, une seconde encore... » Tous ces gens pressés qui nous appellent, qui comptent sur notre présence, nous devons les satisfaire, instantanément. Ne crois pas que notre existence soit légère, sans soucis. Elle est parfois même dangereuse... Je me souviens, poursuivit-elle, d'une anecdote que mes cousines me confièrent. C'était un matin, au début de l'hiver, dans une ruelle venteuse. Un vieil homme s'ébrouait dans son abri de fortune... Soudain, il y eut une chute brutale de température. Elles crurent mourir. Quel choc ! Heureusement, elles se refugièrent chez un horloger compatissant qui ouvrait sa boutique. Avec leur aide, le vieillard qui tenait à la vie s'y réchauffa. Mais laissons ces histoires aussi vieilles que l'humanité. Je dois m'en aller. Une affaire urgente, une de plus, comme tu peux l'imaginer. N'aie crainte me dit-elle en s'élançant, je te laisse en bonne compagnie avec une amie, une de mes sœurs ainées...
Je perçus je ne sais quel mouvement, puis il me sembla sentir comme un frôlement à mes tempes.
- Monsieur, Monsieur, oui, vous, c'est bien à vous que je m'adresse, je suis une Minute, une Minute qui vous est chère, la Minute de votre vie...
-... En...chanté, bégaie-je ! En...chanté...
On comprendra que c'était de ma part pure formule de politesse dissimulant mal mon émoi. Il est vrai, la voix ne me sembla pas tant inconnue.
- Mais quelle minute êtes-vous donc, amie, ennemie ?
- Allons, calme toi me dit-elle. Je ne suis ni l'une ni l'autre. Je suis. Je ne suis rien que toi. C'est toi qui me porte. Je suis tes paroles vives, tes actes, ta respiration. Tu m'appelles, je viens. Je suis la minute amicale, prévenante, celle qu'il te faut pour prendre un avion, voir un ami, marcher, courir, aimer. Je travaille avec toi. Je suis à ta disposition, le reste te regarde... Ne l'oublie pas... On se reverra, n'est-ce pas...
- Mais, mais... hésitais-je...
Elle disparut aussi vite qu'elle était apparue...
Je me sentis soudain fiévreux. J'avais envie de fuir dans le sommeil, épuisé tandis que, bizarrement, une vigueur insoupçonnée me saisissait. C'est alors qu'une voix profonde s'adressa à moi, à la fois vive et mesurée.
- Je te connais. Et tu me devines. Je suis une Heure...
- ... Je te connais et j'ai le savoir de votre étrange humanité. Souvent vous me regardez passer, indifférents, distraits. Selon votre humeur, je suis bien ou mal accueillie. Quelle époque ! Te souviens-tu de ces vacances laborieuses où tu découvrais ce que vous appelez le monde travail ? J'étais à tes côtés dans une petite pièce mal éclairée, sans aération, un bureau empli de tiroirs, de papiers, de machines à faire du bruit. Les gens me regardaient passer mais peu me voyaient. « Plus qu'une heure » disaient les uns, en se frottant les mains... » D'autres, mi réjouis mi attristés s'attardaient. Il était vital que des compagnes viennent à mon secours...Eh oui ! Tu n'étais pas le seul à quémander des heures supplémentaires pour payer tes vacances. Travailler plus pour gagner plus justifiaient-ils ! Faut-il nous que vous nous aimiez ! Pour nous, tout n'est pas si joyeux... On se sert de nous sans mesure, on nous bouscule, on nous coupe en deux... De quoi avons-nous l'air en demi-heure ! En quart d'heure... À ce propos, il y a quelque chose d'incompréhensible : certaines de mes amies valent plus que d'autres.... Mais ces heures là n'ont pas une minute de plus, elles ne sont ni plus belles ni plus actives... Des heures sans histoire... Alors, pourquoi ces différences ?
Inutile de dire que je ne sus que répondre. Mon expérience du salariat était alors fort réduite, les arguments me manquaient...
- ... Ces questions de rémunérations poursuivit-elle, je dois t'en informer, ont été soulevées lors d'un congrès extraordinaire de notre corporation. Notre déléguée syndicale auprès du Temps présent a exigé un tarif unique, des conditions de travail satisfaisantes et égales pour toutes : engrenages propres et bien huilés, numérisation générale des systèmes, respect des horaires, unification des moyens de transport... Car il est inadmissible que certaines heures triment dans l'or, le platine, les puces électroniques tandis que d'autres sont à la corvée sous de simples alliages de troisième catégorie et même souvent de vulgaires matières plastiques. Sans oublier les principaux responsables, tes frères humains qui avec nous vivez, oubliant que le Temps leur appartient, le confiant à de vulgaires machines sous prétexte qu'elles leur feraient gagner un temps précieux. Mais pour quoi faire ? Cela est intolérable ! Sachez-le, la grève menace ! Rendez-vous compte, que feriez-vous si nous cessions le travail ?! Existeriez-vous encore sans notre attachement à vos destins ? Au revoir, à bientôt, me cria-t-elle avant de disparaître sans que j'aie eu la possibilité de réfléchir à sa tirade...
À ce moment précis, la contoise fit retentir les douze coups de minuit.
Il me sembla apercevoir des ombres sur le cadran aux deux aiguilles confondues comme une flèche vers l'inconnu. Abasourdi, je me levai, presque titubant ouvrit la porte, espérant que l'air frais calmerait mon agitation.
La lune éclairait la campagne comme en plein jour, haute levée sur les collines. Au loin, la cloche d'une église finissait de battre son chant nocturne. Des chiens aboyèrent. Le vent balaya la cime du verger. La voie lactée étendait sa cartographie mystérieuse sur le Monde.
Je n'ai jamais eu d'autres visites.
Les jours, les années ont passé. Je n'ai pas oublié le soir étrange de cet été là, n'osant confier le souvenir qu'à moi-même. Peu m'importe aujourd'hui, le Temps délivre ses secrets, jours après jours... Temporelles amies, habiles fugitives, messagères fugaces je m'accorde depuis lors à vos jeux incessants. J'invente le Temps.