En guise d'introduction à ce blog et d'hommages...
Il faudrait toujours se souvenir des librairies où certains livres se sont offerts à vous. Ces livres qui importent et que vous emporteriez sur une île déserte ou dans une cité idéale, ils gardent l’empreinte du lieu où ils vous sont apparus, la couleur du temps de ces années là. Je n’ai pas oublié le présentoir-tourniquet où j’ai saisi pour la première fois Plupart du temps de Reverdy, près de la place Daumesnil, un soir d’automne parisien. Ni le Jules Laforgue, échoué, qui séchait ses pleurs près de la porte Saint-Denis, sur un étal de vieux romans où se fripaient des livres de poche. Et je sais où j’ai découvert René Char, en chair et en os, c’est-à-dire dans sa présence d’encre et de papier, avec sa voix qui s’animait des lignes. Sur la dernière page de Recherche de la base et du sommet[1], le tampon de la Joie de Lire ne s’est pas effacé : un J et un L, cerné d’un cercle, rouge, la marque de la « librairie Maspero », depuis longtemps disparue.
Un buisson de questions
Dans les années de l’après 68, l’antre de la Joie de Lire regorgeait encore de journaux, de brochures de livres introuvables ailleurs, des livres insignes qui dénonçaient le « vieux monde » et annonçaient la révolution, avec un grand R. Il s’y trouvait aussi, dans un coin, non loin de l’entrée, une bibliothèque où étaient exposés quelques précieux tirages de livres de poésie, dont certains minces volumes de René Char. La poésie, alors, faisait bon ménage avec la révolution, et même y faisait parfois son lit. Pas de nostalgie, en l’occurrence, simplement la croyance qu’elles ne s’excluent pas – si elles s’opposent parfois.
Cette « apparition » de René Char est restée marquée pour moi du sulfureux de l’époque. Et si la poussière du temps s’est mêlée depuis au souffre, l’effervescence des années soixante-dix reste liée à sa lecture, à la reconnaissance de ce ton réfractaire que je sentais confusément porté par un refus du mensonge et du pouvoir hautain. Lisant René Char, je découvrais là l’écho d’une révolte « philosophe » qui s’interdisait de louer béatement le monde, et l’empoignait de ses mots, « philosophe au marteau » que poète en charentaise…
Une phrase de Char, saisie au hasard, m’avait arrêté, ce jour, là, ou un autre… : « Aucun oiseau n’a le cœur de chanter dans un buisson de questions. » Certes, ce n’est pas l’oiseau d’une « Sérénité crispée » qui m’avait donné des ailes. Le « buisson de questions », en revanche – belle image-cadeau pour l’apprenti philosophe que j’étais – était un appel au questionnement, image d’un buisson ardent aux flammes inextinguibles, quête des réponses à l’âge où les questions font brûler d’impatience, où certaines nuits paraissent trop longues parce qu’elles ensommeillent les mots.
La phrase de Char situait la parole du poète à la hauteur de celle du philosophe. Elle portait l’ambition du poète là où son œuvre est la plus haute, où se joue dans la fracture du silence, la dramaturgie d’une parole qui porte un chant de vérité. Peut-être ai-je songé à cette ambition à « La Joie de Lire », comme un rêve profond qui ne s’oublie pas… Était-ce ambition démesurée ? « Romantique ? »
Ambition porteuse de lucidité rare, peut-être, pour Char, ou simplement appel de résistant, tel que d’ailleurs il le fut, et pas de la dernière heure, je le découvris. Volonté d’un homme qui écrit en 1943 (« Pauvreté et privilège »[2]) : « … Je veux n’oublier jamais que l’on m’a contraint à devenir – pour combien de temps ? – un monstre de justice et d’intolérance, un simplificateur claquemuré, un personnage arctique qui se désintéresse de quiconque ne se ligue pas avec lui pour abattre les chiens de l’enfer ». Accablé, ajoutait-il, qu’« à l’intérieur de la nation […] puissent se compter si nombreux les individus méditants qui se rendent gaillardement à l’appeau du tortionnaire et s’enrôlent parmi ses légions. »
J’aimais que le poète ait fait le bon choix. D’autant que certains, à l’époque, tenaient une certaine « aversion pour la résistance… » Mais Char l’ex-résistant, serviteur d’une juste cause, ne chercha pas entrer dans la carrière qui lui était ouverte, comme à quelques autres, légitimement ou par opportunisme. Cela me plaisait aussi. Jugeant d’ailleurs ce proche passé-présent de résistant, en 1948, d’un ton définitif : « Refus de siéger à la Cour de justice, refus d’accabler autrui dans le dialogue quotidien retrouvé, décision tenue enfin d’opposer la lucidité au bien-être, l’état naturel aux honneurs, ces mauvais champignons qui prolifèrent dans les crevasses de la sécheresse et dans les lieux avariés, après le grain de pluie. Qui a connu et échangé la mort violente hait l’agonie du prisonnier.[3] » C’était bien dit. Pourtant, cette position de Char ne valut pas désengagement, fidèle à ce qu’il écrivait en 1944 dans « Note sur le Maquis », la résistance n’avait pas eu raison du poète, au contraire : « Faire longuement rêver ceux qui ordinairement n’ont pas de songes, et plonger dans l’actualité ceux dans l’esprit desquels prévalent les jeux perdus du sommeil.[4] » Beau et vaste programme.
La poésie n'a pas vaincu l'atome
L’actualité, René Char s’en est toujours saisie quand il jugeait utile de la contrarier. En mai 1931 quand, avec le groupe surréaliste (dont il s’éloignera en 1934), il dénonce dans un texte la tenue de l’Exposition coloniale de Vincennes ; et la même année, avec Benjamin Péret, Yves Tanguy, Aragon, Breton, Paul Éluard entre autres, quand il cosigne une déclaration… incendiaire de soutien aux premiers soulèvements en Espagne. Bien plus tard, il jugera utile, en juin 1966, à Fontaine-de-Vaucluse, de prendre la parole pour s’opposer à l’implantation des fusées de la force de frappe atomique sur le plateau d’Albion, en Haute-Provence. La poésie n’a pas vaincu l’atome…
Pourtant, faire de René Char un militant à jamais embarqué, luttant contre les flots de l’actualité serait mensonge. Sa militance fut là, et toujours en mots. Et ce qui pour moi demeure à la lecture de ses textes, c’est une aptitude poétique radicale pour l’intempestif, une fidélité à l’esprit de révolte héritée de sa jeunesse surréaliste, tel son refus des honneurs, mêmes littéraires, qu’il justifie un jour à Paul Veyne : « Non. Le prix Nobel, cela fait plus de trente ans que je le dis, et répétez-le bien si on vous demande si j’en voudrais : je n’en veux pas. J’ai encore les pieds qui baignent dans le surréalisme ; or, dans le surréalisme, on n’acceptait pas de prix. On n’acceptait pas, c’est tout.[5]» Clair et net.
Sa fidélité essentielle, on peut la reconnaître dans ce que dit Paul Veyne de l’œuvre de Char, tout entière vouée à la recherche de la Beauté[6] ; une poésie qui « n’a affaire qu’a elle-même », essence d’une « liberté non programmable. » Cette liberté, c’est que j’entends dans l’œuvre de Char. Elle a la force et la grandeur lasse et têtue de Sisyphe, elle est l’art de Prométhée et la fragilité de nos songes, nous qui sommes d’éternels chercheurs d’un passage, funambule, vers le bonheur : « J’aime l’homme incertain de ses fins comme l’est, en avril, l’arbre fruitier » écrit Char. Incertitude, quand nous ne touchons du regard « que le trésor entr’ouvert des nuages qui escortèrent notre vie. » Certitude néanmoins d’être au monde.
Quand les poèmes de Char nomment la pierre, la pluie, la fontaine, le rossignol, tout ce qu’ils nomment a la densité d’un espace qui n’est plus fait de choses, mais plein des signes d’une autre vie, non pas une vie extérieure au monde, mais présente silencieusement, et qui ne demande qu’à être saisie. Mais « Char l’obscur » ne se donne pas d’un coup. Le lire peut-être œuvre de méditation, sereine ou crispée. Il découvre le réel comme s’il glissait son regard à l’intérieur des choses, les traquant dans leur essence, cherchant à révéler non pas des secrets, mais les moyens de saisir, sous l’apparence, ce qui nous dérobe le vrai visage du monde – et de nous mêmes. Char en ce sens est bien un chercheur de vérité, solitaire… mais non esseulé : « La poésie, formulera René Char, est la solitude sans distance parmi l’affairement de tous, c’est-à-dire une solitude qui à le moyen de se confier ; on n’est, à l’aube, l’ennemi d’aucun, excepté des bourreaux. [7]» En sortant de la librairie Maspero, René Char sous le bras, je savais qui étaient les bourreaux. Et je le sais encore aujourd’hui, un peu moins solitaire grâce à lui et à ceux de sa trempe.
[1] Recherche de la base et du sommet¸ Poésie/Gallimard, 1ere éd. 1955, éd de 1971.
[2] In Recherche…, op.cit., p. 10.
[3] Ibid., p. 13.
[4] Ibid., p. 26
[5] Paul Veyne, René Char et ses poèmes, Gallimard, 1990, p.25.
[6]. « Elle pose tout entière une question : quelle place occupe la Beauté en l’homme ? […] Elle [la réponse] vaut pour toutes les autres activités humaines ; alors apparaissent les vrais rapports de la Beauté avec la vérité et les libertés : la liberté poétique et son éden servent de modèles, du moins auprès des hommes qui ont quelque imagination poétique ; nous rêvons d’être en ce bas monde aussi heureux et libre qu’est la Beauté. » Cf. Paul Veyne, op.cit., p. 404.
[7] « Impressions anciennes », René Char, Œuvres complètes, Gallimard, 1983, p. 742.