La responsabilité de l'auteur ? Voilà bien la plus futile des questions, et la plus hautement nécessaire. Futile, parce que tout semble condamner l'écrivain, et pas seulement lui, à la solitude dans un monde où le bruit des médias dominants brouille la réflexion, et « médiatise » spectaculairement la création, qui nécessite pourtant une longue patience et une vraie passion. Hautement nécessaire aussi, pour les mêmes raisons, et parce que le monde ne peut se passer de créateurs (bien que certains ne s'en offusqueraient guère, quoique défenseurs proclamés de la « créativité »). Dans le chaos de l'actualité, le créateur à pour vocation de trouver des formes, des idées, des approches neuves qui éclairent le chaos, qui donnent des raisons de continuer à inventer un autre monde, à penser l'humanité de l'« homme ».
Un auteur ? Qui ne l'est pas ?
Chaque individu naît dans le monde avec sa part d'innocence.
On ne choisit pas de naître à la ville ou la campagne, en Europe ou ailleurs. Les hasards de la naissance nous jettent dans un monde, enfant d'ouvrier ou de musicien, d'intellectuel ou de commerçant. Cette contingence est le seuil de notre liberté originelle. Et si « nul ne peut sauter par dessus le fleuve de son temps », chacun doit trouver un pont qui l'amène vers l'autre rive où il rencontre ses semblables. En temps de guerre comme en temps de paix, dans la joie, le doute, en plein soleil ou dans l'ombre des chemins de traverses nous construisons une vie. Notre liberté, bien sûr, n'est pas sans limite. Nous ne sommes jamais seuls mais au milieu des autres ; nous ne dirigeons ni la course des vents (ou l'impromptu des volcans) ni ne maîtrisons (pas encore tout à fait) les secrets de l'ADN. Mais ce que nous faisons de nos jours et de nos nuits, de chaque heure de chaque instant, dessine peu à peu notre destin. En ce sens, nous sommes tous des auteurs[1] avec la complexe-complice opacité de notre inconscient... Les « auteurs », écrivain, poète, musicien, sont-ils si différents des autres destins qui partagent l'humaine aventure ? Bref, les « créateurs » sont-ils « au-dessus de la mêlée » ? Scrutant le monde du point de vue de Sirius ? L'histoire de la culture montre que non.
Une relation particulière au monde
Un créateur est immergé dans le flux de son époque. Galilée aura beau proposer une vision différente de l'univers, l'esprit de son époque ne sera pas prêt à accepter sa construction. Il s'y résoudra, confiant sa vérité aux siècles futurs. Leonard de Vinci peut bien imaginer une machine volante, il faudra plusieurs siècles avant que l'homme décolle sur ces drôles de machines et s'envole vers les étoiles. Pour que ce rêve devienne réalité, il faudra que les techniques et les représentations du monde évoluent. Quant à Einstein, il fallait avant lui Descartes, Copernic... Exemples célèbres, certes connus, voire rabâchés. Cependant, si le créateur est le fils de son époque - en résidence surveillée parfois, de surcroît, -, il entretient avec elle une relation particulière.
Le regard de Da Vinci ou de Galilée compose une autre réalité. La singularité du peintre, de l'écrivain, c'est sa perception « décentrée » du monde. Le Flamand Bruegel, lorsqu'il peint ses tableaux de fêtes villageoises dessine un portrait du monde avec une forme, des couleurs, une autre représentation du paysage qui n'appartient qu'à lui - et à son atelier. L'« invention » de la perspective chez les Italiens, entre xvi e et xviie siècle, introduit une autre approche de la représentation du monde et fixe les critères d'une certaine représentation graphique... en attendant Picasso. Le temps de la Renaissance est, entre autres glissements de l'histoire, celui d'une affirmation renouvelée de la singularité de l'artiste. Rubens et sa représentation généreuse des corps, le Caravage et son « réalisme », ouvrent à de nouvelles sensibilités picturales, etc. Et aussi à de nouveaux rapports marchands des œuvres d'art, à d'autres relations avec un pouvoir politique mécène.
En fait, enfant de son époque, l'auteur plus qu'un héritier, est un aventurier du sens. Il est à la fois interprète du passé et inventeur du présent. Sa fidélité à l'héritage est riche de trahisons. Il est du présent et de l'à-venir. Un artiste véritable ne répète pas, il invente, il « trahit », il rompt avec le fil du temps. C'est en un sens un traducteur - dont on dit qu'il est un « traître ». Le créateur traduit son époque dans une langue parfois « étrangère »... N'est-ce pas une des raisons qui font que le créateur à besoin de temps, précisément, pour être entendu, compris, saisi dans le vif d'une œuvre en mouvement. Et souvent célébrée post-mortem ? Goethe en Allemagne, Dante en Italie, Dostoïevski en Russie, James Joyce l'Irlandais, Rimbaud en France, parmi d'autres, ne sont-ils pas, par ailleurs, les bons témoins de cette « situation » où gloire et détestation, reconnaissance et oubli (ou l'inverse) dessinent le profil de toute créateur dont l'œuvre est en devenir ? Ce qui ne veut pas dire que l'auteur, l'artiste, repliés dans une orgueilleuse solitude, doivent compter sur la postérité et mépriser ses contemporains... aveugles. Tout au contraire. Mais il ne peut s'empêcher de faire que ce qu'il doit faire et dire.
Un regard critique dans l'ordre consumériste
S'il célèbre la beauté du monde, c'est pour tenter de la faire partager à ceux qui ne la voient pas ou la devine secrètement ; s'il montre les laideurs de l'époque c'est pour témoigner de celle-ci d'un miroir grimaçant. Pour montrer, par exemple l'abîme des guerres, comme Goya de l'Espagne sous la férule de Napoléon - ou Picasso avec Guernica. Cela ne veut pas dire qu'il est « engagé », mais que son art l'engage, qu'il le veuille ou non, à être créateur de sens, révélateur, et non pas simple machine à re-produire le réel.
Pour une célébrité... de proximité
La galaxie Internet (en se gardant de toute la mythologie que suscite la « Toile », entre péril orwellien et délire communicationnel... - Facebook : 500 millions de membres actifs à l'été 2010, un milliard bientôt...), pourrait créer un espace où la diffusion des œuvres trouverait une autre force et d'autres liens (à condition, là encore, qu'il s'agisse d'autre chose que d'un « pompe à fric » et que les droits de l'auteur soient protégés). La création « aux marges », et pas toujours risques de la vie publique" en se découvrant responsable de quelqu'un qui, apparemment ne lui est rien et en se mêlant aux cris et aux rumeurs, quand, en faveur du plus proche, il lui faut renoncer à la seul exigence qui lui soit propre, celle de l'inconnu, de l'étrangeté et du lointain. » Un renoncement, qui n'en est pas un. Être « auteur », dans tous les sens du terme, c'est renoncer à l'indifférence. Dans le domaine de l'imaginaire comme dans celui de notre inscription quotidienne dans le monde.
1 . Pour mémoire : le dictionnaire historique de la langue française, le Robert (1992) retient cette définition de l'auteur : c'est un emprunt « au latin aucto r « instigateur », un conseiller en droit, garant d'une vente. Le mot est dérivé du verbe augere , « faire croître », augmenter, qui a lui-même pour dérivé auctoritas, autorité. L'article ajoute que le sens initial du latin l'apparente à augur, qui au sens social signifie : « celui qui fonde et établit. » Le français a retenu aussi le sens du latin chrétien ou auctor sert à désigner Dieu, ce qui a pu entraîner des confusions avec actor dérivé de agere, agir. Maurice Blanchot, Les intellectuels en question. Ebauche d'une réflexion , Fourbis, Paris, 1996.