On me pose souvent la question : êtes-vous pour ou contre une nouvelle loi ? Je préfère répondre : je pèse les nombreux arguments pour et contre. Je suis avide d’écouter et de lire celles et ceux qui estiment les sommes respectives d’arguments favorables et défavorables. Mais il faudra trancher. Je me fonderai pour ce faire sur mon expérience médicale mais je ne suis pas dupe de la dimension sociétale, de ma citoyenneté et de ma vie dans ma réponse à cette question. Donc je revendique une opinion, certainement pas celle des médecins dans leur ensemble.
De quoi parle-t-on au juste ? De la fin de vie ou bien des fins des vies tant les situations sont hétérogènes : mourir à 3 ans ou à 95 ans ? Les âges ne sont qu’un aspect de cette diversité : les pathologies sont variées et le recours aux soins palliatifs concerne la moitié de celles et ceux qui les nécessiteraient en France. Quoi de commun entre un décès en réanimation avec arrêt des traitements actifs et celui qui survient sur la voie publique par accident ou par mort subite ? Ou encore en Soins de Longue Durée au décours d’une longue pathologie neuroévolutive ? Peut-on comparer la situation d’un patient en unité de soins palliatifs avec celui qui est isolé en milieu rural ? Idem pour les possibilités des professionnels avec ou non une formation adaptée dans une structure dédiée ou bien en situation d’isolement.
Ainsi, faut-il aborder ces questions sous un angle moral ou pragmatique ? Moral avec la déontologie et l’éthique ou bien pragmatique avec l’état des ressources concrètes dans ce domaine à un temps t, dans une situation précise, devant une personne qui est toujours unique ? Faut-il voir, dans l’évolution de nombreuses législations occidentales, l’échec à soulager les patients en fin de vie alors que les progrès de la médecine curative sont souvent appréciés de manière très positive ? Une médecine orientée vers la guérison, c’est-à-dire aussi vers le retour de la personne soignée vers la production et la consommation ; ou bien une défiance plus générale sanctionnée par l’explosion des médecines alternatives ? Les formations des soignants dans ce domaine sont-elles suffisantes ? Faut-il ou non légiférer, c’est-à-dire contractualiser la relation médecin-malade ou bien rester dans le domaine historiquement récent des recommandations, telles celles de la HAS[1] ?
Pourquoi le vocabulaire employé affirme-t-il une aide médicale à mourir (AMM) ou la « medical aid » ou « assistance in dying (MAiD) » au lieu de parler franchement de suicide médicalement assisté (SMA) et d’euthanasie ? Pourquoi tant de pudeur ? « Ah, qu’en termes galants ces choses-là sont mises ! » (Molière, le misanthrope).
Pourquoi cette modalité précise de suicide et pas une autre ? La sédation préalable et l’intégrité corporelle apparente qui sont communes au SMA, à l’euthanasie et à la peine de mort par injection sont-elles fortuites ?
Est présente dans le débat la volonté de librement disposer de son corps du début à la fin de la vie. Gériatre pendant 18 ans et demi, je me suis interrogé, comme mes semblables, sur le sens d’une vie avec pathologies et dépendance pour les actes de la vie quotidienne. Est-elle absurde ou non ? Seules les personnes âgées malades et dépendantes m’ont fourni les réponses car il s’agissait d’elles-mêmes !
Les fins de la vie ont fait l’objet, en 28 ans, dans le monde, d’une législation par an et par pays relative au SMA et/ou à l’euthanasie si l’on envisage séparément les États concernés des USA et d’Australie. Cette lame de fond est portée par des arguments souvent similaires dans ces pays occidentaux se réclamant de la démocratie parlementaire, des Droits de l’Homme et de l’économie de marché. Une économie qui élimine logiquement les loosers. Contrintuitivement, ces contrées sont toutes sous l’influence historique initiale des religions chrétiennes. Hasard ? Non. Quels sont les facteurs causaux ou confondants ?
Quelles sont les raisons invoquées par celles et ceux qui sont passés à l’acte du SMA en Oregon en 2024 ? [2] Si l’on se penche sur les motivations des personnes qui ont absorbé le cocktail mortel dans cet État qui fut le plus ancien à légiférer dès 1997 hormis la législation helvète, les résultats sont surprenants au regard du contenu du débat français. Il y est essentiellement question d’autonomie. Comme arguments majoritaires par ordre décroissant, des soucis d’autonomie fonctionnelle, d’activités agréables, de dignité. Comme invocations de peu minoritaires, la perte de contrôle des fonctions corporelles, le fardeau pour les proches. Vient ensuite le contrôle inadéquat de la douleur ou des craintes à ce propos (sic), enfin de plus en plus souvent au cours des dernières années, les implications financières du traitement. On constate aussi le décès à domicile bien plus fréquent quand il s’agit d’une mort programmée.
Dans le débat français, on retrouve aussi une conception de la dignité sous l’angle de l’auto-maitrise individuelle, la notion d’un progrès de société, le rejet de la sacralisation de la vie, la dénonciation des voyages obligés à l’étranger pour celles et ceux qui attendent la mort hâtée, termes utilisés dans la littérature anglosaxonne [3]. A l’appui des attentes, on constate souvent l’expérience individuelle de l’accompagnement d’un proche marquée par la souffrance physique et/ou psychique jugée insupportable ainsi que la crainte de subir le même sort. Une frayeur exprimée jusqu’à l’Assemblée nationale par des élus ou des ministres évoquant leur vie personnelle, chose rare en politique législative, l’affectif venant chevaucher, voire écraser le cognitif.
Souvent évoquée, la peur de l’acharnement thérapeutique a déjà trouvé une réponse dans la loi dès 2005 par le refus de l’obstination déraisonnable. Une réactivation du débat hostile aux positions des religions est palpable sur les réseaux sociaux. Elles y sont souvent jugées conservatrices voire réactionnaires.
Ainsi, j’ai pesé le pour et le contre en étant sensible aux risques inhérents à une nouvelle offre sociétale relevant de causes multiples : détresse des vies et des fins de la vie mal accompagnées, jamais visitées[4], précaires, mal soulagées, pas seulement mais surtout par défaut de soins palliatifs. Insuffisances d’accès aux soins, perspectives d’une hospitalisation inadéquate, voire de mourir sur un brancard aux Urgences. Une solitude massive des personnes âgées -les plus candidates à mourir- avec sentiment d’inutilité, d’être un fardeau pour sa famille et pour la société, d’être rejetées comme d’autres personnes vulnérables : en situation de handicap et/ou souffrant de problèmes psychiques. Michel Billé, sociologue, nous suggère ce résumé (je cite) : « mourir quand je veux à défaut d’oser dire mourir si je veux…» [5] Un autre de mes contemporains nous a prévenus sur le risque d’intériorisation des attentes sociétales : « La société n'a pas voulu de nous ? Qu'elle se rassure ! On n'veut pas d'elle ! » (Michel Colucci).
Pour les médecins, comment biffer un serment vieux de 2400 ans et un interdit trimillénaire qui concerne toute l’humanité bien au-delà des religions ? Pourquoi le débat persiste-t-il dans les pays qui ont adapté les fins de la vie à leurs impératifs ?
Le spectre se précise d’une incapacité à affronter les coûts inhérents au vieillissement de la population et à la dernière année de vie, aux défis colossaux qui nous attendent : dérégulation climatique, pollutions, injustices sociales, baisse de la natalité, dettes, réarmement dans un monde incertain….
Pourtant, comme le déclare une sénatrice, Claudine Esper, « Aucune loi ne pourra jamais répondre à la multiplicité des situations de fin de vie, de leur complexité, du vécu, et des attentes spécifiques du sujet ».
[1] HAS : Haute Autorité en Santé. Agence française.
[2]Oregon's Death with Dignity Act. https://www.oregon.gov/oha/PH/PROVIDERPARTNERRESOURCES/EVALUATIONRESEARCH/DEATHWITHDIGNITYACT/Pages/index.aspx
[3] Traduction de « hastened death ». L’expression courante est : « hasten death ». Exemple : Rodríguez-Prat A, Pergolizzi D, Crespo I, Julià-Torras J, Balaguer A, Kremeike K, Voltz R, Monforte-Royo C. The Wish to Hasten Death in Patients With Life-Limiting Conditions. A Systematic Overview. J Pain Symptom Manage. 2024 Aug;68(2):e91-e115. doi: 10.1016/j.jpainsymman.2024.04.023.
[4] exemple : l’absence de visite annuelle pour environ 1/3 des résidents d’un EHPAD (citation d’un député lors du débat à l’Assemblée nationale française).
[5] Michel Billé. Discours au congrès 2024 de la SFAP.
 
                 
             
            