Le numérique constitue une nouvelle épistémè : c’est la nature même des savoirs sous toutes leurs formes qui s’en trouve affectée. Cette technologie fait à notre époque ce que l’écriture fit à l’Antiquité (et dont on peut dire qu’elle fit l’Antiquité en la défaisant). C’est ce que soulignait déjà L’informatisation de la société il y a trente cinq ans :
« Lorsque les Sumériens inscrivaient les premiers hiéroglyphes sur des tablettes de cire, ils vivaient, sans probablement la percevoir, une mutation décisive de l'humanité : l'apparition de l'écriture. Et pourtant, celle-ci allait changer le monde. »
Il est inconcevable que les universités aussi bien que les grands organismes de recherche ne mettent pas la métamorphose numérique des savoirs et de leurs enseignements au cœur de leurs préoccupations, et au premier rang de leurs priorités : le déploiement dans toutes les disciplines, comme dans toutes les dimensions de l’existence humaine, de ce que Clarisse Herrenschimdt a appelé l’écriture réticulaire constitue évidemment l’enjeu majeur du savoir au XXIe siècle.
Quant aux enseignements universitaires en ligne, ils deviennent à Harvard des small private online courses, ce qui fait dire à Robert Lue que « nous sommes déjà dans l’ère post-moocs ». Cette affirmation témoigne de ce que ces transformations du côté des enseignements sont des effets visibles du fait que le milieu mnémotechnique des savoirs, qui est en train de changer de nature, bouleverse les savoirs eux-mêmes depuis la recherche de pointe jusqu’aux formes les plus élémentaires de l’enseignement.
Qu’on les pense à partir des massive open online courses, des small private online courses, ou de bien d’autres modèles possibles, ou déjà existants, les enseignements numériques sont certes un enjeu majeur. Mais celui-ci vient rationnellement après celui de la recherche et des études numériques –que la ministre, tout comme l’Agence nationale de la recherche qui est sous sa tutelle, ont d’ailleurs mis à leur programme sous le nom de digital studies sans que cela ait été remarqué.
Il n’est possible et nécessaire de mettre en œuvre les nouvelles formes de l’enseignement liées au développement des technologies numériques et de les expérimenter collectivement qu’à la condition de les concevoir et de les pratiquer en relation étroite et explicite avec une politique de recherche explorant les couches profondes du devenir épistémique et les nouvelles épistémologies des disciplines requises par la numérisation. Faute d’une telle articulation structurelle et clairement revendiquée, les initiatives en tous genres prises du côté des enseignements ne pourront apparaître que comme des modes et des effets de surface sujets à tous les vents et contrevents médiatiques qui agitent le monde contemporain comme jamais : elles sembleront toujours appartenir à une ère déjà dépassée par la dernière nouveauté dans ce domaine où l’on ne manque pas d’imagination –au risque parfois d’y manquer de recul, sinon de savoir.
L’université, apparue il y a un peu plus de mille ans, alors conditionnée par la copie manuscrite des textes canoniques, fruit de la glose que ceux-ci engendraient au cours de cette copie même, a connu une deuxième époque avec la république des lettres issue de l’imprimerie, qui fut à l’origine de l’université de Berlin, et qui a perduré jusqu’au XXe siècle.
Depuis 1993, avec le web qui a rendu l’écriture réticulaire accessible à tous, l’université est entrée dans un nouvel âge. C’est ce fait majeur, massif et à bien des égards stupéfiant qui requiert le développement des digital studies. Quelle que soit sa forme, un savoir est une mémoire partagée par une communauté selon des règles pratiquées par cette communauté, et parfois explicitées et théorisées par elle : il s’agit alors en général d’une communauté de pairs. Ces savoirs scientifiques et critiques apparaissent avec l’écriture alphabétique qui, sous toutes ses formes, forme le milieu mnémotechnique et techno-logique qui conditionne l’élaboration et la transmission des connaissances fondées sur la critique des pairs.
Ni l’alphabet manuscrit, ni le texte imprimé, ni les données, algorithmes et réseaux numériques ne sont pour les savoirs en général et les institutions savantes en particulier de simples moyens d’éducation ou de recherche : ce sont les milieux des savoirs fondés sur la critique ouverte et constante des règles d’interprétation en quoi consistent ces savoirs formés par ces communautés de pairs.
Le numérique transforme ces savoirs très en profondeur d’abord parce qu’il constitue la nouvelle surface d’inscription et de formalisation publique du débat entre pairs que toute discipline rationnelle constitue à travers conflits d’interprétation et controverses scientifiques. Les caractéristiques du numérique (automatisation et vitesse du calcul, accès massif et planétaire, réseaux coopératifs, nouvelles formalisations, modélisations, visualisations, interactions et simulations, etc.) constituent pour les savoirs de nouvelles possibilités, très largement accessibles aux publics les plus divers, qui redéfinissent les conditions de la parité, c’est-à-dire aussi les conditions de la certification comme de la légitimité.
Le peer to peer, dont on parle beaucoup depuis l’apparition des logiciels et sites web dits P2P, apparut il y a vingt-sept siècles avec les premiers géomètres. C’est pourquoi parmi les annonces faites par la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, celle de soutenir la recherche sur les conséquences et les perspectives du numérique dans le devenir des savoirs constitués comme de telles parités est la plus significative. Le milieu mnémotechnique numérique rend possibles et requiert les nouvelles heuristiques, les nouvelles herméneutiques et les nouvelles épistémologies qui doivent nourrir les didactiques et pédagogies dont le but est précisément de faire entrer le maximum d’élèves et d’étudiants dans ces communautés de pairs.
De l’infiniment grand (astrophysique) à l’infiniment petit (nanoscience), la physique est reconfigurée par l’instrumentalité numérique comme le sont les mathématiques et les statistiques notamment par les « big data », la linguistique sous l’effet de ce que Frédéric Kaplan nomme le capitalisme linguistique, la géographie à l’ère des systèmes d’information géographique et du GPS, à travers lesquels le territoire devient fonctionnellement et ordinairement numérique, la biologie génétique que rendent possible les biostations informatiques, etc. : aucun savoir n’échappe à la nouvelle facture du milieu mnémotechnique contemporain configuré par les machines à catégoriser que sont les ordinateurs en réseaux.
Cette catégorisation numérique redéfinit en totalité les conditions de production des règles de catégorisation en quoi consistent toujours, en dernier ressort, les savoirs fondés sur la critique des pairs : c’est un point fondamental qu’il n’est pas possible de développer ici même, et c’est la raison pour laquelle le lecteur pourra consulter un petit vidéolivre préparé pour compléter cet article, et qui articule plus longuement ces propos tout en illustrant la façon dont l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) que je dirige conçoit et pratique l’investigation de ces questions.
Ce vidéolivre –conçu pour devenir un social book, c’est-à-dire le support d’un réseau de lecteurs constituant une communauté plurielle d’interprétations– est un exemple parmi bien d’autres (dont polemic tweet, également conçu par l’IRI et mis en œuvre avec Mediapart dans le cadre du débat récemment organisé sur la montée du Front National) des nouveaux supports éditoriaux qui apparaissent depuis l’arrivée du web.
Ces supports numériques vont devenir les nouveaux dispositifs du débat public dont provient toujours le savoir universitaire, et auxquels il est fondamental d’initier et d’associer le plus tôt possible les étudiants. Durant plus de mille ans, les universités et les activités de recherche aussi bien que d’enseignement qui s’y développèrent furent rendues possibles par les textes manuscrits tout d’abord, par les livres imprimés ensuite. C’est pourquoi une thèse, quelle que soit la discipline dont elle procède, se présente toujours sous la forme d’un livre. Cette situation va fondamentalement changer au cours des années prochaines. Cela ne signifie pas que les livres vont disparaître : cela signifie qu’eux-mêmes, comme les savoirs dont ils sont les supports, se métamorphosent.
De nouvelles conditions de publication, de confrontation, de certification et d’éditorialisation des savoirs se mettent en place. Elles correspondent aux nouvelles règles et méthodes heuristiques, herméneutiques, didactiques et pédagogiques qui tout à la fois en surgissent et s’en emparent, formant l’épistémè du XXIe siècle selon un processus dynamique que la puissance publique doit fortement encourager en poussant les institutions académiques, l’industrie et le marché à coopérer pour en produire une vision à long terme – qui doit en l’occurrence être une vision de la place de la France et l’Europe dans le XXIe siècle.
La question n’est pas celle de savoir s’il faut ou non développer des MOOCs en France (il est évident qu’il le faut) : elle est d’impulser une dynamique qui repense les rapports des savoirs à leurs supports (dont les MOOCs sont une dimension possible) avec les universités et les institutions académiques, et qui, par la recherche, redéfinisse leur rôle dans ce nouveau contexte. C’est une bonne question pour laquelle il est non seulement sain mais indispensable qu’un débat public se tienne –pour autant qu’il n’en élude pas le fond soit en réclamant que tout cela soit confié au laisser-faire du marché, soit en déniant la nécessité même d’un tel débat.