Les termes employés sont repris de différents travaux, notamment les catégories « beaufs », « barbares » et « indigènes », ainsi que celui d’« ensauvagement » d’Houria Bouteldja et de Louisa Yousfi. Beaufs désignant les « prolos blancs » ou les « petits blancs », plutôt ruraux et précaires, et « barbares » ou « indigènes » désignant les habitants des quartiers populaires, issus de l’immigration. La notion d’ensauvagement désigne la « réactance » observable chez les jeunes hommes indigènes surtout, à savoir que plus on cherche à les dompter, les domestiquer, les intégrer dans des structures politiques bourgeoises, racistes et hétérosexistes, plus violent et anti-progressiste est le retour de bâton ("l'intégration"). Le terme “intersectionnalité” vient de l’afroféministe Kimberlé Crenshaw et fait référence à la manière dont différentes formes d’oppressions (le genre, la race, la classe etc.) s’articulent et se renforcent mutuellement, et doivent être prises en compte dans leur ensemble.
Le dernier livre d’Houria Bouteldja, "beaufs et barbares - le pari du nous", je crois bien que c’est l’œuvre la plus politique, juste et nécessaire qu’il m’ait été donné de lire, la plus sincère. Pour la comprendre et faire sien son projet, le pari du nous, ça demande un effort : il faut se détacher des analyses traditionnelles, accepter d’être remué, et ça demande du courage : il faut se salir les mains. Mais faire de la politique, n’est-ce pas toujours cela ? Avoir le courage de la remise en question, et celui de la mise en action.
Ce qu'elle fait, c’est me permettre de penser ce que je n’arrivais pas à penser, en ayant essuyé tous les feux, les pires attaques et la mise au ban idéologique.
Son livre propose de mettre en œuvre les conditions d'une alliance entre "beaufs et barbares", catégories non scientifiques et ô combien palpables, que tout oppose et que tout pourtant devrait réunir. Tout, sauf le nœud auquel elle s'attaque : la place au chaud des "petits blancs" dans l'État-nation français, l'avantage de leur blanchité, dernier avantage qui leur est accordé dans l'immense dégringolade sociale, économique, culturelle, spirituelle, et on en passe et des meilleures.
Elle s'adresse notamment ici à la gauche blanche, responsable depuis un paquet d'années d'avoir laissé tomber (d’aucun dirait trahi) les beaufs et les barbares. D’une part à cause du pacte national-racial auquel la gauche n’échappe pas, dont la conséquence est qu’elle ne s’attaque pas, dans sa grande majorité, à la structuration raciste de notre société (de notre monde). D’autre part, au nom du progressisme, d'un certain moralisme bourgeois.
"S'ils ne sont pas propres, ils ne sont pas avec nous". Propres, c'est humanistes, écolos, féministes, intersectionnels, déconstruits, antiracistes, anticapitalistes, laïques, inclusifs, alliés… Selon le degré de “radicalité” auquel la gauche prétend, et selon les époques. Ce que dit l’auteure, c'est que non seulement la révolution peut toujours attendre si on attend qu'ils soient propres, mais en plus, plus on leur demande, plus ils risquent d'être sales. On peut trouver que c'est de la réactance, mais on peut gratter un peu et y voir une forme de résistance, résistance à un agenda civilisationnel, à une division orchestrée par la bourgeoisie pour mieux se maintenir. Donc nos mains, à ceux et celles qui veulent la révolution pour de vrai, en tout cas un vrai changement, doivent l'être aussi, sales.
Bien sûr, je sais que sa pensée inquiète, j'entends d’ici les critiques, notamment sur sa condamnation radicale du sionisme et sa défense tout aussi radicale des palestiniens : oui, elle a l’habitude des formules chocs, de la provoc’ on pourrait même dire, c’est pour sortir de la mollesse, d'un certain parti socialiste pour ne pas le nommer, de la gauche en général, qui veut être décoloniale sans froisser personne. Mais puisqu'elle s'attaque précisément à la confusion entre antisionisme et antisémitisme, en quoi est-ce antisémite? N'a-t-on pas le droit d'être virulent face à un état meurtrier et colonial qui bénéficie encore et toujours des faveurs du monde blanc ("les démocraties") ? A-t-on encore le droit de dire qu'il l'est ?
Quand je bossais dans l’associatif, tous les appels à projet et marchés publics que j’ai vu qui visent à lutter contre le racisme, tous, s’intitulent « lutter contre le racisme et l’antisémitisme ». L’antisémitisme n’est-il pas un racisme comme les autres ? On me rétorquera probablement qu’il y’a eu un génocide et qu’à ce titre, non, ce n’est pas un racisme comme les autres. Ce qui en fait une exception, une lutte centrale à mener, plus centrale que les autres. Ça met l’antisémitisme sur le même pied d’égalité que tous les autres racismes. Il vaut tous les autres racismes. Vous voyez ? Sur une balance, d’un côté, tous les racismes : la négrophobie, l’islamophobie, le racisme contre les arabes en général, contre les Roms, les asiatiques, et j’en passe, et de l’autre : l’antisémitisme. N’y a-t-il pas eu d’autres horreurs, génocides compris, qui méritent qu’on s’y attarde ? Pourquoi tous ces appels à projet pour lutter spécifiquement contre l'antisémitisme, particulièrement en banlieue ? La France ne l'est-elle plus, antisémite ? Et d’ailleurs, ceux qui ont envoyé les juifs dans les camps, venaient-ils de banlieue? Étaient-ils musulmans ?
Et ça, quand vous intervenez auprès de jeunes en banlieue pour faire de « l’éducation aux droits humains » ou pour parler « laïcité », on vous le renvoie à la gueule. Et donc, comme on ne peut pas dire, oui vous avez raison, la France est raciste quand elle fait ça, elle maintient la division raciale, elle vous désigne vous comme des antisémites pour que vous soyez l'ennemi et ainsi mieux cacher sa propre merde, on dit « mais ce n’est pas un racisme comme les autres ». Et d’ailleurs, Macron a dit qu’être antisioniste et antisémite c’était pareil, donc ces jeunes-là, ils ne peuvent même plus dire que la Palestine doit être libérée. Ils n’ont pas le droit à cette pensée politique là, en fait ils n’ont pas droit à la pensée politique. Et après on dit « ils ne votent pas ». Et ça, des fois, oui, ça produit de l'antisémitisme. Ça produit de la haine de l'occident. Ça produit de l'"ensauvagement".
Lutte contre l’antisémitisme, c’est souvent accolé dans les appels à projet à « lutte contre l’homophobie et le sexisme », on comprend en sous-texte qu’il s’agit prioritairement des classes populaires, les publics cibles de cette éducation bien spécifique, ces beaufs et ces barbares. Surtout ces barbares, il y a des subventions spécifiquement destinées aux « quartiers populaires ».
Je suis passée de l'associatif à Bondy et à Paris en lycée agricole, sans transition. J’ai aimé retrouver mes beaufs. Moi qui viens de la campagne, sensible depuis toujours aux deux, aux beaufs et aux barbares. Avec un instinct qu’il y a un truc qui déconne profondément à cet endroit, et que c’est peut-être un peu voulu. Il y a deux ans, quand j’étais prof en lycée agricole, avec que des petits blancs, je disais que j’avais l’impression d’être dans la guerre des deux France. J’avais quitté des jeunes en lycée professionnel à Paris, des jeunes noirs et arabes, qui disaient parfois des choses homophobes et sexistes, à des petits blancs de la ruralité profonde qui, globalement, disaient la même chose. Sauf qu’eux en plus disaient qu’ils n’aimaient pas les arabes.
J’ai essayé de faire se rencontrer les mondes, quand j’ai invité mon amie Nadège au lycée, pour jouer sa conférence gesticulée « j’aurais dû m’appeler Aïcha », où elle aborde les questions de colonialisme, et la condition des "issus de l'immigration", auprès de mes deux classes de terminale. Ça ne s'est pas très bien passé. Un refus d’écouter, un refus de comprendre. Pas de tout le monde, non, particulièrement des petits mecs blancs en filière pêche, et quelques filles. Les autres filles, et le seul jeune queer et racisé, comme il se définissait, ont eux, adoré. Ça les a touchés, profondément, ça leur a parlé. Les petits mecs blancs, ils ont trouvé ça victimaire et anti-France (oui, en écoutant d’une oreille).
Alors : allier les classes populaires sur un projet anti-progressiste, c’est un peu la première lecture qu’on pourrait avoir du projet "beaufs et barbares". Et évidemment ce n’est pas là l’idée. On peut par contre constater que « l’éducation aux droits humains », à la « citoyenneté », et « contre le sexisme » ça ne fonctionne pas (toujours) très bien. Parfois au contraire même, ça peut renforcer les opinions réacs, les rendre encore plus misogynes, encore plus homophobes. La réponse répressive/pénale de type "c'est interdit de dire des trucs comme ça" n'a pas de sens, particulièrement dans une perspective abolitionniste, quand on ne veut plus du triptyque police/justice/prison.
Je l’ai vu, et particulièrement en ce moment : je suis animatrice de prévention en santé sexuelle. Autrement dit, je viens parler sexualité aux jeunes, au sein d'un univers associatif qui défend l'intersectionnalité, qui essaye de s’adapter aux jeunes, mais au sein duquel c’est toujours très difficile d’entendre des propos « rétrogrades » dans les lycées professionnels, en banlieue, en établissements ruraux. En ville, dans des milieux globalement aisés, dans les filières générales, avec des jeunes déconstruits, fluides et inclusifs, qui maîtrisent le vocabulaire et le sujet, c’est plus enthousiasmant, c’est plus satisfaisant. On a l’impression qu’on l’a gagnée, cette lutte féministe et queer.
Une anecdote : j'ai assisté à la projection d'une série au cinéma, pour plusieurs classes d'un lycée professionnel et d’un collège de zone REP+. Il y est question d’homosexualité, de culture queer, de violences sexuelles, d’IVG… Sans qu’ils soient prévenus. Un parterre de jeunes noirs et arabes, face au grand écran, à de jeunes acteurs de centre-ville, qui ne leur ressemblent pas, face aux questions de sexualité, au récit d’un viol, sans les prévenir. Ils ont crié, ri, justifié le viol, parlé de pêché, foutu la merde, quoi. Quelques uns ont apprécié, d'autres étaient très mal. J’ai ressenti toute la violence de la violence qui leur avait été faite, du consentement dont on parle tout le temps, qu’on ne leur a jamais ni demandé, ni respecté. J’ai ressenti toute la violence de leurs propos, aussi, bien sûr, je me sentais démunie face à autant de réactance. Une anecdote dans l'anecdote : quelques jeunes filles sont venues voilées au cinéma. Les profs leur ont demandé de le retirer tout de suite, c'était dur, c'était violent, elles refusaient. Certaines l'ont fait, forcées. Quand elles ont compris qu'il allait s'agir d'une séance sur la sexualité, elles sont parties.
Plus récemment, j’ai fait plusieurs interventions sur la sexualité pendant le Ramadan, sans que les établissements scolaires aient prévenu les jeunes, sinon “ils ne viennent pas”. Certains jeunes ont essayé de partir, d’autres se sont bouché les oreilles. Pris comme des lapins dans les phares d’une voiture.
J’ai ressenti la violence de deux mondes qui ne se rencontrent pas, parce qu’ils ne peuvent pas se rencontrer, parce que j'ai la sensation qu'on répète la même histoire d’une population à civiliser, j’ai compris ce que ça voulait dire l’ensauvagement. Je cite ici Houria Bouteldja: “la monopolisation de l’éthique produit d’un côté la civilisation et de l’autre la barbarie. La fabrique de l’innocence blanche implique la fabrique des sauvages” (voir son texte De l'innocence blanche et de l’ensauvagement indigène : ne pas réveiller le monstre qui sommeille).
Alors, ce projet ? Comment allier les deux catégories de populations qui sont parfois les moins à gauche, et pourtant les plus victimes de l'exploitation capitaliste, bien qu'elles ne le soient pas totalement de la même manière, quand cette exploitation nécessairement génératrice de violence produit une panique identitaire poussant la partie blanche des exploités à vouloir bouter l'autre hors de France, pensant illusoirement qu'ils retrouveront leur grandeur perdue ?
La réponse d'Houria Bouteldja : il faut répondre aux besoins de dignité et de culture et aux affects des petits blancs, abandonnés par la gauche depuis trop longtemps. Il faut cependant bien garder à l’esprit une chose : faire cela, ce n’est pas coller aux affects réactionnaires, ce n’est pas les valider. Mais il faut les voir, admettre qu’ils existent, et qu’ils existent parfois contre un projet civilisationnel, ils existent comme un dernier soubresaut de dignité, d’illusion de pouvoir. Il faut donc proposer autre chose, il faut que le projet de la gauche propose une dignité aux beaufs et aux barbares, qu’elle soit fraternelle avec les exploités, même s’ils sont réacs, pas comme il faut, même si c’est dur, même si ça demande d’avoir les mains sales.
Dans son dernier livre “Stardust”, Léonara Miano dit “[elle est de] celles qui pensent, par exemple, que la fraternité n’a rien à voir avec tous ces bons sentiments. Que connaître l’autre, ce n’est pas se fabriquer une image de lui. Celle que l’on peut accepter. Celle qui n’ébranlera pas le confort intérieur” (p.130).
A l'issue fasciste, il faut substituer une issue révolutionnaire, et y inclure tous les exploités.
Comment ? Elle propose pour commencer de "rapprocher le pouvoir" et de le "garder à vue". Elle propose un frexit de gauche et décolonial, qui permettrait de se libérer des chaînes extrêmement serrées du néolibéralisme agressif de l'Union Européenne, qu'elle considère comme super-état racial, de redonner un sens et une substance à la "culture française" (aux affects blancs), d'espérer pousser l'état français vers la sortie de cette organisation impérialiste du monde. En somme, de réintégrer pleinement l'état-nation pour mieux le dépasser ensuite et espérer construire une société plus juste, plus respirable.
Cette proposition va à coup sûr refroidir un paquet de militants de gauche (dont je suis), pour autant, je suis persuadée de la nécessité de se parler, de s’accorder sur les constats, de dessiner des stratégies politiques communes, en faisant face au réel. Pour conclure, et la citer, “contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce qui sauve, c’est la radicalité, c’est d’être à la hauteur de l’histoire”.
Juliette Collet