En 2020, j'écrivais "Madame, si on était racistes, on aurait pas choisi ce travail", quand je travaillais en accueil de jour à Bondy. Je le relis aujourd’hui à la lumière de mes interrogations et pensées du moment, celles qui me travaillent depuis longtemps, qui refont surface plus fortes que jamais grâce aux travaux des décoloniaux, d’Houria Bouteldja, de Louisa Yousfi, de Françoise Vergès et de toutes les personnes qui travaillent sur ces questions. Notamment les questions anti-impérialistes et anticapitalistes. A savoir que non, en effet, ce n’est pas un hasard si les « migrants » viennent en France, et qu’ils ne sont pas franchement bien accueillis.
D’une part parce que beaucoup de pays colonisés sont devenus invivables, pour des raisons écologiques, économiques, politiques, et que la France et l’occident ont une grosse part de responsabilité dans le bordel ambiant, et d’autre part, ce n’est pas un hasard qu’ils soient traités comme ça : la France est en effet un état raciste, même racial pour reprendre les mots d’Houria Bouteldja. En effet, il est organisé sur :
- une division raciale de la société, du travail : il n’y a qu’à voir qui sont les prolétaires/ « travailleurs essentiels » ? Massivement issus de l’immigration;
- une division raciale du socio-spatial : où habitent les ‘racisés’ ? En banlieue. De quelle couleur sont les instances de pouvoir? Blanches;
- une spécificité de traitement, une relégation citoyenne : comment sont-ils traités, par exemple par la police ? Par l'État et ses institutions ? Stigmatisés, discriminés, violentés ;
Et il en est de même à l’échelle mondiale.
En ce sens, la domination « d’un groupe sur un autre », ce n’est pas tellement, ou pas seulement, celle de mes anciens collègues sur les gens accueillis, mais c’est la domination de l’état français sur les pauvres et les migrants, les issus de l’immigration, et celle de la France et de l’Occident sur le Sud.
Les pauvres du Sud sont devenus et vont devenir les pauvres du Nord. Du moins en partie : ils ne « grand remplacent » pas totalement les pauvres du nord à savoir les « petits blancs », ils se partagent la besogne, parfois sans pouvoir se piffrer : certains sont ouvriers, à l’usine, dans le bâtiment, métallurgistes, agriculteurs, assistantes maternelles, d’autres sont éboueurs, livreurs, aides-soignantes, caissières, font le ménage…
L’état est aussi totalement capitaliste, donc il n’en a que faire des pauvres en réalité, même blancs : il maintient seulement son système de « politiques sociales » (RSA, chômage, etc.) pour faire croire qu’il ne l’est pas, capitaliste, et qu’il est social (social = "de gauche"). De moins en moins ceci dit, en ce moment par exemple il assume carrément de détruire tout ce que les travailleurs ont pu conquérir comme droits. Mais à la télé on continue de dire que la France est le pays le plus généreux, qui répartit le mieux les richesses.
Tout ceci est très bien orchestré, et on comprend aisément : si les gens étaient bien payés, au hasard, si ils étaient propriétaires de leurs moyens de productions et que les fruits de ce travail n’allaient pas dans les poches du patronat/ des actionnaires, les gens n’auraient pas besoin de RSA ou autre piètre revenu qui ne permet pas de vivre. On comprend aussi, que sans pauvres, il n’y a pas de riches. Et inversement.
Ce n’est donc pas non plus un hasard si on n’interroge pas les causes de la présence des gens dans ces lieux d’accueil, et qu’on croit au vertueux « quand on veut on peut » qui était répété en boucle dans mon association. Allez, courage, ça va aller. Mais en réalité, on le sait. Qu’il y en a peut-être, allez, 1% pour qui ça va VRAIMENT aller. C’est-à-dire la belle vie, les papiers, un travail intéressant, qui paye bien, un logement décent, des conditions matérielles d’existence dignes.
Si j’avais écrit ce texte aujourd’hui, je ne l’aurais probablement pas intitulé de la même manière, j’aurais perçu différemment les comportements racistes de certains collègues. Je comprends maintenant qu’ils sont une violence de plus faite aux damnés de la terre (pour reprendre l’expression de Fanon), mais que « bon professionnel » ou non, ça ne change pas grand-chose à la matérialité de l’existence des gens. Être sympa, ça ne les sort pas de la merde. Ça rend juste le truc un peu plus humain, plus digne. Ce n’est pas tellement la violence du travail social qui m’interroge aujourd’hui, mais surtout son existence même.
J’ai lu le dernier livre de Léonara Miano, « Stardust », récit autobiographique qui raconte son passage en CHRS (centre d’hébergement d’urgence) quand elle était plus jeune, se retrouvant à la rue avec sa fille encore bébé, sans rien ni personne. Je conseille ce livre à tout le monde, il est exceptionnel. Le livre entier m’a passionné et a fait écho à mon maigre vécu du travail social (de « l’autre côté »), j’ai retenu certains passages. Elle parle à la 3e personne et se prénomme Louise.
Je commence par un passage qui résonne très fort avec la toute fin de mon premier texte : « Personne ne connaît ces endroits. Parfois, lorsque viennent les grands froids, on parle, au journal du soir, de ces foyers d’accueil pour les sans-abris.[…] La plupart reviennent souvent derrière ces murs. Parce que la vie ne s’arrange pas. Parce que l’en deçà imprime si puissamment sa marque qu’on ne sait plus vivre dans la norme. Parce qu’on voit trop bien le dessous des cartes après être passé par ici » (p. 77)
Avant de passer chez une assistante sociale pour trouver un logement d’urgence : « La jeune femme se promet d’avoir toutes les qualités requises. Ne pas rentrer bredouille. Elle se rendra aimable, secourable, il le faut. Ne plus passer une seule nuit dans cet hôtel » (p. 22)
Se rendre aimable devient une question de survie. On peut avoir plus en étant sympa. Droits de l’homme oui, mais droits de l’homme sympa. Homme méchant, n’aura rien. Il n’aura pas mérité ses droits. D’ailleurs Gérald Darmanin a prévenu, avec sa nouvelle loi asile et immigration “on va être gentils avec les gentils, et méchants avec les méchants”. Je pense à ce monsieur toxicomane et agressif qui venait souvent nous voir. Et à mes collègues qui devaient le gérer, et lui donner à manger, accès à une douche. Mes collègues les plus mal payés, c'étaient ceux qui étaient en première ligne, ceux qui recevaient toute la violence des gens qui n’en pouvaient plus de leur situation, ceux qui devenaient fous. De devoir attendre encore, justifier de demander de l’aide. Ça me fait penser à ce tweet célèbre de 2020 pendant le covid, qui disait que c’était marrant comme la notion de « travailleurs essentiels » recouvrait parfaitement la notion de smicard. Au plus mal payé, au plus essentiel. Inversement proportionnel aux grands patrons.
Chez l’assistante sociale : « Dans le bureau, une inconnue l’accueille. C’est l’été. Madame S, qu’elle voit d’habitude, est en congés. Elle s’en est allée au soleil, avec ses tuniques vertes et violettes et ses spartiates baba cool. Son déguisement quoi. Dans son for intérieur, elle a tout en commun avec les électeurs de la droite la plus dure. Au moins, ceux-là ne racontent pas d’histoire. Madame S. s’en est allée à la plage, avec son féminisme radical qui savait seulement dire : « une fille comme vous n’aurait pas gardé cet enfant. Je pense que vous l’avez fait exprès pour obtenir une carte de résident. Vous saviez que votre fille serait française ». (p. 34-35)
Le jugement, je l’ai beaucoup vu. Il y a des choses qui se disaient à bas mot, ou se sous-entendaient là où je travaillais, le mépris de la parentalité « précaire ». Les gens les plus méprisants (mais polis) c'étaient en général les mieux lotis, ceux qui ont toutes les conditions pour élever leurs enfants au calme, au chaud. Qui habitent dans le 93 parce que c’est moins cher mais qui mettent leurs enfants dans le privé, parce qu'il ne faudrait pas trop se mélanger à la misère. La misère c’est le travail, pas la vraie vie.
Une réflexion qu’elle partage à sa grand-mère dans une lettre : « Toute nation se crée des mythes. Toute nation repose sur des fictions. Dans celles qu’on nous conte de la France, il n’y a pas d’exclusion sociale. Pas d’endroits où les marginaux sont entassés, refoulés. Dans la fable qui se transmet chez nous de génération en génération, l’hiver est froid, mais il ne l’est que pour permettre le port de vêtements élégants. Manteaux. Écharpes. Bottes. On ne dit pas que ce froid est mortel pour ceux qui n’ont nulle part où aller. On ne sait rien d’eux. On ne dit rien des femmes qui échouent dans les CHRS » (p.43-44)
Description du CHRS la nuit : « Migraine. Le milieu de la nuit est passé, elle ne dort pas. Comment dormir ici ? Douze minuscules mètres carrés. Une porte. Des lits superposés pour les adultes. Un placard commun sans clé. Deux fenêtres barrées. Deux lits d’enfant, occupés eux aussi. Dans le couloir, des filles pensent chuchoter, mais on entend tout ce qu’elles disent […] un cri fuse […] quelqu’un pleure dans la cour […] Comment dormir ? La nuit a des grincements, des bourdonnements, des ronflements de tuyauterie humaine […] Tous les bruits sont partagés, offerts à celles qui sont encore suffisamment stupides pour croire que l’intimité est un droit. Que la misère n’est pas un vice » (p. 57)
A propos des autres femmes au CHRS : « Elles viennent de l’ancien empire colonial, si grand que jamais le soleil ne s’y couchait. Territoire jadis occupé où on a injecté dans le sang des peuples qu’être Français valait mieux que tout. On s’est démené pour que les subsahariens rêvent de France. On leur reproche d’avoir trop obéi » (p. 69)
Je l’ai vraiment sentie, cette tension, lorsque je travaillais à Bondy. Les gens qui échouent par centaines, par milliers, en Seine-Saint-Denis et ailleurs, qui ont quitté précipitamment leurs pays, qui ont traversé des épreuves dont on peine à imaginer la violence. Qui ont traversé tout ça pour se retrouver serrés dans une petite salle sans chauffage, accompagnées dans ce moment si dur, dans une lutte pour une dignité, pour la vie, par des personnes payées au SMIC, avec des contrats CUI-CAE, adultes relais, elles-mêmes malmenées par une direction qui a fait des études de « management du social », et qui est un peu agacée, finalement, par tous ces gens.
« Il faut subir des interrogatoires partout. Monter des dossiers. Se faire enregistrer. Évaluer. […] La jeune femme déteste devoir rédiger ces correspondances. Il faut pleurnicher, se faire prendre en pitié. Elle n’aime pas qu’on la rabaisse, qu’on l’infantilise. Ca lui donne le sentiment d’être tenue en joue par quelqu’un qui prétend le faire pour son bien » (p. 115)
Ce que j’avais pensé, un jour, à mon bureau à Bondy, entendant les collègues parler des « usagers », s’émouvoir d’un tel ou untel… c’est qu’on glorifie l’humilité, la dignité, donc les gens qui soit ne demandent pas d’aide soit ont honte de demander, ou peut-être nous ressemblent. Par contre les gens qui sont un peu paumés, qui demandent toute l’aide possible, qui veulent toute l’aide possible, c’est énervant et ça déclenche du mépris. On préfère que les pauvres fassent profil bas et qu’ils ne se mettent pas trop à réclamer, sinon ça devient dur à gérer.
Je m’arrête ici et conseille à tout le monde de lire ce livre.
Juliette Collet