BernardetBianca (avatar)

BernardetBianca

Ethnographe tout terrain, chroniqueuse mediapartiste, react littéraire

Abonné·e de Mediapart

7 Billets

0 Édition

Billet de blog 20 août 2023

BernardetBianca (avatar)

BernardetBianca

Ethnographe tout terrain, chroniqueuse mediapartiste, react littéraire

Abonné·e de Mediapart

Jojo le scieur, les petits blancs et indigènes, le cis-tème

“Je dis que l’idée de virilité est un des derniers refuges de l’identité des classes dominées” (Pierre Bourdieu, cité par Houria Bouteldja)

BernardetBianca (avatar)

BernardetBianca

Ethnographe tout terrain, chroniqueuse mediapartiste, react littéraire

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les termes employés sont repris de différents travaux, notamment les catégories « beaufs », « barbares » et « indigènes », ainsi que celui d’« ensauvagement » d’Houria Bouteldja et de Louisa Yousfi. Beaufs désignant les « prolos blancs », plutôt ruraux et précaires, et « barbares » ou « indigènes » désignant  "issus de l’immigration". La notion d’ensauvagement désigne la réactance observable chez les jeunes hommes indigènes surtout, à savoir que plus on cherche à les dompter, les domestiquer, les intégrer dans des structures politiques bourgeoises, racistes et hétérosexistes, plus violent et anti-progressiste est le retour de bâton ("l'intégration"). Le terme « parasite » est emprunté ici à Nicolas Framont, il désigne la bourgeoisie au pouvoir (économique, politique et médiatique).


Quand j’ai découvert le militantisme féministe parisien, il y a quelques années, au début je posais des questions naïves (j’apprenais). J’avais raconté par exemple que mon pote de lycée, Yannis, s’était fait envoyer bouler méchamment alors qu’il voulait intégrer un cortège pendant une manif féministe, lui il croyait sincèrement qu’il fallait lutter contre les violences faites aux femmes, militer pour l’égalité, il voulait être « du bon côté ». Et il s’était fait dégager car « y’a pas de mecs dans cette manif ». Il n’avait pas compris, moi non plus j’avais pas compris.

Je raconte cette anecdote à mes nouvelles amies parisiennes militantes, et on me répond que c’est normal, on m’explique l’intérêt de la non-mixité, que les mecs prennent de toute façon toujours toute la place, que là c’est des moments hyper importants à ne surtout pas partager avec « les oppresseurs »… Je comprenais, mais je pensais aussi qu’il y’en avait un paquet qui devait ne pas comprendre. Et que Yannis, ça l’avait vachement marqué qu’on lui dise qu’il était du côté des oppresseurs. Mais dire tout ça, pour mes copines, c’était ouin-ouin. Moi je voulais être une bonne féministe, une bonne alliée, j’avais eu une révélation, sincère, en chaussant des « lunettes féministes ». J’ai compris plein de choses de mon vécu, j’ai eu la sensation d’appartenir à un groupe, j’ai eu des discussions passionnantes, j’ai noué des amitiés fortes. Mais j’avais toujours dans un coin de ma tête ceux chez qui cette lutte ne résonnait pas, ceux qui sont désignés comme les bourreaux dans l’histoire, les ouin-ouin, ceux qui ne méritent pas « notre temps », ceux qui doivent aller s’éduquer.

Je les revois, ceux qu’on éduque, les petits mecs de quand j’étais prof en lycée agricole, ceux que j’avais en cours, ou ceux que je croise quand j’anime des séances d’éducation à la sexualité, dans les lycées agricoles ou professionnels. Je les vois ceux qui, n’étant pas en nombre suffisant pour se faire mousser « entre couilles », baissent la tête, baissent les yeux, restent à l’écart. Écoutent parfois les meufs, les queers, les allié.es du groupe parler un langage savant, un langage militant, dire que la virilité est has-been, que c’est une construction sociale, qu’ils sont des “cismecs hétéros” ou des “cishet” et des privilégiés. Et eux, mal dans leur peau, car adolescents, car pas savants comme les autres, à regarder leurs pieds, à fuir nos regards d’animatrices de la ville, un peu branchouilles, parlant ce même langage, à se faire des petites blagues et des petites messes basses entre potes parce qu’ils sont mal à l’aise, pour pas se sentir humiliés.

Je les vois aussi ceux qui vont à la confrontation, ceux qui expriment qu’ils ne sont pas d’accord, qui disent des trucs sexistes, homophobes, transphobes ils disent « ça devient n’importe quoi ». C’est dur d’entendre ça, mais on est là pour éduquer. Donc patience, explication, la construction sociale, le genre, les discriminations vécues, l’oppression des minorités sexuelles, la violence… On leur dit en sous texte : mettez-vous à jour, et on leur dit aussi : votre identité est merdique. Vous êtes dominants. Et aussi : vos problèmes à vous, n’intéressent pas grand monde. 

Pas tous évidemment, il faut le dire, le travail militant se fait sentir, les choses bougent : une partie comprend, soutient les luttes féministes et est concernée par les luttes LGBT. Ils donnent beaucoup d’espoir aux militantes féministes et queers, mais tendanciellement, parmi les jeunes “beaufs” et les jeunes “barbares”, ils représentent une minorité. Analyser et comprendre la tendance majoritaire est donc une nécessité politique.

Je les revois, ces regards, ces petits jeunes, ces petits beaufs ou ces petits barbares. Et je me dis, est-ce que cette désignation d’identité problématique, vue comme dominante, cette virilité à casser, ça ne donne pas aussi du front national, de la violence ? Car c’est difficile de s’imaginer alliés dans la lutte de gauche, puisqu’on leur répète qu’ils sont dominants, privilégiés. « Privilégiés ». Ils n’ont généralement pas une conscience de classe très aiguisée, puisque cette question n’est jamais abordée à l’école, évidemment, sinon elle leur dirait qu’il y’a 11% d’enfants d’ouvriers, à peine 2% d’enfants d’agriculteurs dans le supérieur (et plutôt en BTS qu’en grandes écoles)1, et que nous on est pas là pour ça.

Mais ils voient leurs parents, ils savent là où ils vivent, ils savent comment on considère les filières dans lesquelles on les oriente, ils savent combien ils vont gagner s’ils empruntent les voies « classiques », s'ils deviennent ouvriers, agriculteurs, travailleurs précaires du capitalisme, ils sentent qu’ils ne sont pas « privilégiés ». Nous, on est au-dessus, symboliquement, et souvent économiquement. On leur envoie tout notre savoir, toute notre bonne morale, d’en haut à en bas. On enrobe un peu tout ça bien sûr, on dit qu’on fait des activités participatives, on dit qu’on les fait débattre, mais s’ils dévient de ce qu’on attend, on veut les faire changer d’avis. Parfois on leur dit même qu’ils disent des choses pas tolérables, qu’ils n’ont pas le droit de les dire. Une fois y’en a un qui a dit « mais vous nous avez demandé de dire ce qu’on pensait ».

C’est ça le truc : leur dire, ou leur sous-entendre, que leur identité de mec, la recherche de virilité, le machisme, c’est de la merde, sans rien leur proposer d’autre. Pour beaucoup, ils n’ont ni capital économique, ni symbolique, ni culturel, qui soit valorisé. Pour les petits indigènes c’est même pire, leur virilité il faut la mater, il faut la casser, et la police est là pour leur rappeler, on est toujours dans une logique coloniale vis-à-vis de leurs corps. La sur-virilité doit être lue comme une réponse à ça.

Quand j’ai pris mon premier remplacement de prof en lycée agricole, la toute première classe que j’ai eu, c’était des mecs en terminale pro filière aquaculture. La pêche donc. Ils m’ont dit, tout de suite, « madame nous on ne sait rien, on est des campagnards ». Ils savent ce qu’on pense d’eux. Ils savent leur place. Ils ne gagneront jamais beaucoup d’argent, on ne prendra pas leur parole au sérieux dans la petite ou grande bourgeoisie intellectuelle, celle qui régente la télé, les médias en général, la “culture”, la vie politique. S’ils jouent bien leur coup, s’ils embrassent le capitalisme et les quelques places que celui-ci propose aux pauvres ou moyens pauvres (la « méritocratie »), ils ont une chance d’être acceptés dans la petite bourgeoisie économique. Devenir des petits managers, des petits patrons. Surtout les petits blancs.

Un mec bourgeois, un mec qui a du capital symbolique, il peut s’en passer de la virilité, du machisme. Il peut même être le meilleur allié des femmes, des personnes LGBT, il n’y perd rien, au contraire. Il se différencie de la masse machiste. Bien que beaucoup de féministes n’en soient pas dupes. Un mec qui est dominé socialement, économiquement, symboliquement, qui aime sincèrement son motocross, son rap, ses voitures, sa pêche, sa chasse, qui se donne de la force en bombant un peu le torse, c’est quoi qui le séduit dans ce projet ? Il tient sa dignité de ce que constitue pour lui la virilité. 

Ils se ressemblent, les petits blancs et les petits indigènes. Je les vois, mêmes TN aux pieds, même coupe de cheveux, même jogging, mêmes épaules courbées, mêmes écouteurs et même rap dans les oreilles. Mêmes films qu’ils ont aimés. Mêmes jeux auxquels ils jouent. Mêmes équipes de foot qu’ils supportent. Même ennui, de l’école, de la vie, même malaise avec les meufs, avec eux-mêmes. Même amour des leurs. Même flou sur la destinée. 

Mais l’Etat raciste, « l'État racial intégral » (le concept de Gramsci à la sauce décoloniale d’Houria Bouteldja) a fait son job : il a réussi à maintenir la division raciale dans le pays (dans le monde). Car certains sont blancs dans l’histoire, et d’autres pas. Il a convaincu les petits blancs (et tout le pays) que si leur situation était merdique, c’était la faute des indigènes, qui ne sont pas comme eux, qui sont violents, barbares, pire, qu’ils vont les grand remplacer. Prophétie autoréalisatrice : ensauvagement, radicalisation. Maintenir aussi l’idée auprès des indigènes (et de tout le pays) que les petits blancs des campagnes sont des racistes, qui disent des choses racistes, qui sont des arriérés de fascistes en puissance, style monsieur et madame Dupont devant Cnews. Prophétie autoréalisatrice : Le Pen, Zemmour.

« Les jeunesses qui sont toutes assises à la même table que Louise sont des rastas du Maghreb, des Noires américaines made in Ménilmontant. Elles ne se disent jamais françaises. Pour elles comme pour les électeurs du Front national, un Français, c’est blanc. L’école des Blancs, celle de la République, n’a pas encore vu la nécessité d’expliquer les raisons de leur présence sur ce sol, de les relier à l’histoire de ce pays. L’esclavage et la colonisation ne peuvent se dire. Le pays ne croit pas que faute avouée puisse être pardonnée. Même à moitié. Le pays n’aime l’égalité et la fraternité que sur le papier. Il faudra pourtant légitimer les bâtards. Ils sont légion. Ne tolèreront pas toujours cette négation. Ne resteront pas bien sages dans les barres HLM où leurs parents l’ont bouclée. Ne s’intégreront pas proprement, tranquillement, sans avoir dit ce qu’ils ont à dire : qu’ils ont mal, qu’il est temps. Le RMI et la carte Paris santé ne leur suffiront pas »2.

Je pense à ces jeunes.

Il y a un tag dans ma rue, qui a dû être fait pendant une manif « mec cis3 = poubelle ». J’ai pensé à ces jeunes. J’ai pensé aux éboueurs qui font grève en ce moment. Je me suis dit qu’un paquet d’entre eux devaient être des mecs cis. J’ai trouvé ça ironique.

Et j’ai pensé à Jojo le scieur. Jojo (il ne s’appelle pas comme ça en vrai), c’est une amie qui m’en a parlé. Elle le « suit » en tant que psy dans le cadre de son « projet de retour à l’emploi ». Jojo, il a 59 ans, il a travaillé comme opérateur en scierie toute sa vie, avant que celle-ci ne ferme et qu’il ne soit licencié il y a quelques années. Depuis, il ne travaille plus, en tout cas il n’est plus salarié, et pour cause, il est cassé Jojo. Mon amie me décrit ses mains complètement explosées, il a des hernies à répétition, il est abîmé. Il habite loin, il n’y a pas de travail là où il est, il n’a pas de voiture. Jojo vit avec un RSA de 500 euros par mois environ. C’est la galère. Pourtant il a travaillé toute sa vie donc lui il ne comprend pas. Il ne lui reste pas beaucoup de temps jusqu’à la retraite, pourtant, Pôle emploi lui dit qu’il ne « peut pas rester sans rien faire en attendant la retraite » (tu m’étonnes, surtout avec deux ans de plus). Pôle emploi le harcèle pour qu’il participe à un « projet de retour à l’emploi ». Grâce à Macron, ses réformes et celles de ses prédécesseurs, son RSA est conditionné par son adhésion au projet de retour à l’emploi. Bon. Il a pleuré la dernière fois qu’il a vu mon amie, ses mains explosées lui tendant la lettre qui dit qu’il doit retourner au boulot. Ambiance Ken Loach, mais là c’est réel.

Bon donc ça c’est Jojo. Que pense-t-il du fait d’être un mec cis? Sait-il ce que ça veut dire? 

Admettons, il est chez lui, il regarde la télé. Il y a des images de manifestations, qui tournent en boucle. Jojo lui n’est pas en manif car il n’a pas de voiture et qu’il habite dans une zone isolée, qu’il n’a plus trop la force, qu’il n’y croit plus vraiment, en réalité, au collectif, ou même à la gauche. Peut-être même que Jojo ne vote pas, ou plus. Peut-être qu’il vote à l’extrême droite aussi, car elle parle de lui à la télé, elle le voit, du moins elle prétend le voir. Il est fatigué. Là l’image s’arrête sur ce tag « mec cis = poubelle ». Il ne comprend pas. Admettons, il se renseigne un peu. Il trouve ce que ça veut dire « cis », peut-être qu’il demande à ses enfants (il s’éduque). D’un coup il comprend, ou on lui dit, que c’est lui, le mec cis. Et il lit « mec cis = poubelle ». Puis, admettons qu’il pousse la recherche. Qu’il comprenne que les mecs cis sont considérés comme des dominants. Des privilégiés. “Privilégiés”. Que les personnes qui luttent contre le « cis-tème », le jugeant, à raison, oppressif envers les personnes trans, sont plutôt affiliées à la gauche. Gauche qui pourrait aussi trouver les personnes comme lui polluantes (le fait de ne pas avoir de voiture lui rapporte peut-être des points), pas safes, probablement un peu racistes, et j’en passe.

Est-ce que Jojo, - que beaucoup de monde considère comme une poubelle hein, ou devant y aller, autant les personnes qui ont tagué ça, que pôle emploi, que son ancien patron, que les bourgeois, les actionnaires, les politiques, les gens des villes, les branchouilles- se reconnaît à gauche? Moi je ne pense pas. 

Jojo, j’ose le dire, est selon moi quelqu’un de dominé socialement. Pourtant, c’est un homme blanc, cisgenre, hétérosexuel. J’ai moi-même cru à cette façon de définir la réalité: comme si plus on coche de cases dans les différents systèmes d’oppressions, plus on est dominé, plus on est pauvre, plus on est exclu. C’est vrai parfois, ce n’est pas vrai tout le temps, et le facteur “classe sociale” disparaît très souvent de ces analyses. 

Je sais que les raisons qui poussent Jojo à ne pas voter à gauche, si tel est le cas, ne sont pas liées à ce tag, qu’il ne verra probablement jamais. Mais je pense que Jojo n’est parfois pas vu par la gauche progressiste, rangé dans la case “mec cis” ou “mec blanc” ou “mec hétéro” ou “problématique”. 

Je sais aussi que si les combats féministes et queers se radicalisent, c’est que la colère, la lassitude, le potentiel révolutionnaire sont forts. Le fascisme n’est pas loin, les forces réactionnaires sont bien là. Et Marx avait prévenu : “Quant au lumpenprolétariat, ce produit passif de la pourriture des couches inférieures de la vieille société, il peut se trouver, çà et là, entraîné dans le mouvement par une révolution prolétarienne; cependant, ses conditions de vie le disposeront plutôt à se vendre à la réaction” (Manifeste du parti communiste).

Peut-on y échapper ? Les prolos, du moins une partie d’entre eux, sont-ils condamnés à être des réacs, à être du mauvais côté de la barrière morale, celle érigée par ceux et celles qui en réalité, dominent ? 

Houria Bouteldja dit “les pouvoirs publics se sont systématiquement défaussés du racisme structurel de l'État français sur le FR/RN et les petits blancs”. Autrement dit, les racistes c’était eux. Le racisme c’était ça. Jamais, ou rarement, les termes ont été dits par la gauche: la société et le monde sont organisés par les bourgeoisies dominantes (y compris une certaine gauche) sur un système capitaliste/raciste. Nous sommes riches, parce qu’ils sont pauvres (ils, le Sud). Le 16e arrondissement de Paris existe parce que les Minguettes à Vénissieux existent. La “septième puissance du monde” existe parce qu’Haïti existe. Le Nord tire sa richesse du Sud, historiquement4, et actuellement5. Et pas juste “c’est pas bien de dire des trucs racistes, vive le vivre-ensemble”. Surtout que les gens qui disent ça en général ils vivent pas trop ensemble, mais plutôt entre eux.

Il en est de même, dans une certaine mesure, pour le féminisme. L’état, notamment par la voix des personnalités politiques (type Schiappa), des politiques publiques qui créent des publics cibles à éduquer (les beaufs et les barbares), et des médias dominants (type Quotidien), se défausse de son hétérosexisme structurel, se présentant aujourd’hui comme le meilleur ami des femmes et parfois des LGBT. Bien sûr, la plupart des militant.es en dehors de l’appareil étatique ne s’y trompent pas et sont elle·eux-mêmes en opposition avec l'État, dont ils·elles dénoncent le caractère intrinsèquement sexiste. Mais le féminisme dominant aujourd’hui arrive en surplomb, par la voie des associations, des militant·es sur les réseaux sociaux ou sur le terrain, mettant souvent toutes les masculinités au même niveau, portant un discours de “cassage de la virilité”. De tous les hommes cis.

J’ai entendu Fatima Khemilat, politologue, dire, parmi plein de choses intéressantes, “il y a un continuum entre le patriarcat d’une communauté religieuse et le patriarcat d’une société dominante, ou le patriarcat blanc, ils jouent tous dans la même équipe”. Elle disait cela car selon elle, se taire lorsqu’on vit, en tant que femme, des violences au sein de sa communauté pour ne pas faire le jeu du racisme ne sauve personne. Elle dit que lutter contre le patriarcat blanc, c’est lutter contre tous les patriarcats, et inversement. 

Mais jouent-ils vraiment dans la même équipe? La solidarité de “genre” existe-t-elle? Moi je ne crois pas. Alors oui, ici ou là, “les hommes” peuvent se trouver des affinités d’activités, de loisirs, de comportements pourquoi pas, de blague sexiste allez, qui dépasseraient les barrières de classe (vous les voyez vous ces hommes unis en dépit de la classe sociale? Moi pas trop). Et les femmes aussi, une bourgeoise et une prolétaire peuvent trouver des points communs, et une certaine forme de solidarité, y compris dans des violences subies. Mais franchement, à part ça, quelle solidarité ? La femme de classe sociale supérieure ira travailler dans son entreprise, dans sa collectivité ou son association, ira à la Défense ou à l’Assemblée, elle passera devant la prolo qui bosse à l’accueil, ou qui fait le ménage, ou qui garde ses gosses, et la plus riche participera de fait, à un système qui précarise la prolétaire, qui l’empêchera, par exemple, de porter plainte ou de démissionner si un homme de l’entreprise la harcèle ou l’agresse, parce que sinon, elle ne bouffe pas, et ses gosses non plus. Ambiance Ken Loach, réel aussi. Il y a bien des femmes (y compris revendiquées féministes) dans le gouvernement actuel qui continuent d’appauvrir et de s’acharner contre les classes populaires, classes composées de femmes, jusqu’à preuve du contraire.

J’aimerais qu’on parle stratégie politique, car il y a véritablement urgence. Une partie d’entre nous à gauche se “radicalise” dans le progressisme, appréhende et lutte contre tous les systèmes de dominations, est parfaitement “safe” et intersectionnelle, réinvente un vocabulaire, qui préfigure une nouvelle société. Quand on est dans ce monde là, en ville, qu’on lit, qu’on écoute des podcasts, on a l’impression que la révolution est à l'œuvre, que tout le monde y est presque, à ce monde nouveau, cette société bienveillante et non-discriminante. Et on ne voit pas, ou plus, l’autre partie, qui aurait tout intérêt aussi à voter à gauche, une partie qui est exploitée, méprisée, déclassée, écrasée, qui ne vote pas, ou qui vote à droite, ou qui se radicalise parfois dans des idéologies violentes et masculinistes. Qui s’éloigne donc, en réalité, de nous. Est-ce qu’on ne serait pas exactement dans le paradoxe qu’évoque Houria Bouteldja “plus nous sommes laids, plus ils sont beaux”. 

Peut-on y échapper?

Elle dit aussi “[...] les hommes blancs contre les hommes indigènes qui se disputent un honneur que seules les idéologies les plus funestes (extrême droite ou djihadisme) sont en capacité de satisfaire faute de clairvoyance politique au sein d’une gauche qui peine à les toucher, empêtrée qu’elle est dans un progressisme abstrait et hors-sol” (beaufs et barbares, p.202).

Je rêve qu’on se rassemble, les gauchos, cis, trans, homos ou hétéros, blancs ou non, valides ou non, victimes d’un système d’oppression spécifique, ou non, et qu’on renoue, ou qu’on noue, avec les beaufs et les barbares. Pour lutter activement contre ces parasites au pouvoir qui n’ont pas plus de considération pour un Jojo, que pour un banlieusard smicard, que pour une personne en situation de migration, que pour une personne trans et son parcours, que pour les femmes et en particulier celles qui subissent des violences.

Bonus 

Dans une grande école de commerce classée dans le top 5. On intervient exceptionnellement à la demande d’une asso étudiante, sous forme de stand pour faire de la prévention en santé sexuelle. Les étudiant·es passent devant nous, ne nous regardent même pas, lorsqu’on les interpelle « vous avez deux minutes pour parler santé sexuelle ? » ils ne nous répondent pas ou nous répondent « ah non désolé j’ai pas deux minutes, mais je me protège t’inquiète » clin d’œil. Ils marchent l’air déterminés, ils vont vite, ils sont des gens importants qui n’ont pas le temps, en sortant d’ici ils toucheront au minimum 3000 par mois, plus des primes, et ça ira crescendo durant toute leur carrière. Ils vont intégrer les grandes boîtes dirigées par des parasites qui bouffent tout l’argent, y compris public, ne reversent rien, ne se préoccupent de rien qui concerne « le peuple », le petit et le moyen. Ils vont devenir des parasites à leur tour, en tout cas rentrer dans les rouages infernaux du parasitisme économique, vont faire des tafs qui pourrissent le système, social, environnemental. Qui ne servent à rien d’autre que produire un max, de tout, de rien, de vent, et d’aspirer les fruits du travail de ceux d’en bas.

Donc dans cette grande école de commerce, personne ne s’intéresse à nous. Une jeune femme, qui vient de Chine, vient nous parler. Elle est gênée et timide, mais elle a besoin de parler, elle a compris qu’on abordait les questions de sexualité. Elle nous dit qu’elle voudrait un copain, mais que dans cette école les mecs lui font peur, qu’ils lui parlent de sexe tout de suite, qu’ils se vantent d’avoir couché avec la moitié de l’école, qu’ils envoient des photos de leur bite au bout de 24h, qu’ils l’exotisent et s’excitent de sa pudeur et de son conservatisme, elle nous dit « they make me feel abnormal and discriminated ».

Dans une superbe vidéo, Usul et Cotentin nous apprennent que dans ces écoles, on n'apprend rien, à part beaucoup de vent et de franglais, et qu’on y élit « la pute du mois » ou encore la “chatte la plus fraîche” (Mediapart/ Usul. Faut-il éradiquer les écoles de commerce. Médiapart “Humiliations sexuelles, homophobie, sexisme: voyage au sein des grandes écoles de commerce françaises”).

Mais eux ne font pas du tout partie de nos publics habituels, nous n’avons pas de financement pour eux. En effet notre structure fait de la prévention en santé sexuelle, pour des publics « prioritaires » : jeunes de lycées professionnels, de classes SEGPA, de zones rurales, sous main de justice (grossièrement, des jeunes “beaufs et barbares”, souvent des jeunes hommes). Mais aussi, pour des publics adultes de zones « prioritaires » (banlieues, on parle alors de “médiation santé”), "migrants" et “incarcérés”. Déjà, ça pose l’ambiance. Apparemment les français des zones pas prioritaires et les pas migrants n’ont pas besoin d’éducation à la sexualité. Intéressante stratégie de lutte contre les violences sexistes et sexuelles de la part de l'État et ses appareils (nos financeurs), quand Metoo nous a bien montré que les violences contre les femmes traversent les milieux sociaux, et que les IST concernent aussi “monsieur et madame toulemonde”6.

En même temps, ils ne vont pas se tirer une balle dans le pied, vu que c’est à peu près le même monde : celui de ces écoles, et celui qui réfléchit aux « publics prioritaires », qui font les politiques publiques. Par exemple, Jean-Michel Blanquer dirigeait l’ESSEC (une grande école de commerce) avant d’être ministre de l’Éducation nationale. Ça se croise beaucoup, les parasites.

Juliette Collet

https://www.inegalites.fr/Les-milieux-populaires-largement-sous-representes-dans-l-enseignement-superieur 

2 Extrait de Stardust de Léonara Miano –2023, pp. 70-71). 

3  Cis est le contraire de “trans” : être cisgenre, c’est se sentir en accord avec le genre qu’on nous a assigné à la naissance en fonction de notre sexe biologique. Le système cishétérosexuel, est le système dominant en termes de normes de genre.

4  https://www.youtube.com/watch?v=kQpzEy-l3AQ&t=202s 

5  https://www.monde-diplomatique.fr/publications/manuel_d_histoire_critique/a53280 

6  https://www.santepubliquefrance.fr/maladies-et-traumatismes/infections-sexuellement-transmissibles 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.