J’ai grandi dans un village de montagne, au-dessus de Grenoble. Les mecs autour de moi qui conduisaient bourrés, sans permis, qui faisaient n’importe quoi sur la route, étaient légion. J’en ai été témoin, je l’ai vécu, j’ai eu peur parfois, sur le siège passager. L’ironie, et pourtant la réalité, c’est que certains d’entre eux l’ont intégrée aujourd’hui, la Légion : ils sont devenus policiers, gendarmes, pompiers, militaires.
Ils savaient, du haut de leurs 16, 17, 18 ans, grisés par la vitesse, bourrés ou défoncés au volant de leur Mégane ou de leur moto, qu’ils seraient toujours considérés comme étant du bon côté. Ils savaient qu’eux ne se feraient jamais parler comme de la merde, ne se feraient jamais humilier, ne se feraient jamais fracasser le visage1, ne se feraient jamais violer2, ne se feraient jamais braquer à mort par la police.
Ils incarnaient à l’avance l’ordre et la force. Des gens respectables, des gentils garçons, qui abusent un peu des fois certes, sur la route ou avec les meufs : une bière ou un pétard de trop, quelques dizaines de kilomètres au-dessus de la limitation, un "non" qui n’est pas respecté. Mais qui sont de bons citoyens, des gars sûrs, frissonnant d’être du bon côté en croisant des flics, bonjour messieurs, premiers de la classe républicaine, l'innocence blanche3.
Ils jouissaient, et jouissent toujours, de se différencier des délinquants, des vrais: les mecs de quartiers. Situés à 1200 mètres de moralité au-dessus de la banlieue grenobloise.
Qu’importe qu’ils se plantent dans un champ, qu’ils roulent à 200 sur une ligne droite, qu’ils doublent en plein virage, qu’ils agressent ou qu’ils harcèlent les filles. Prêts à emporter leur supplément d’âme innocente dans la tombe.
Ils savaient, presque instinctivement, que ceux qu’on considèrerait comme des dangers, ce serait des garçons de leur âge, mais noirs et arabes majoritairement.
Quand eux, les jeunes garçons noirs et arabes, savent qu’ils sont des cibles, catalogués, coupables à chaque fois. Pas tout à fait enfants, pas tout à fait ados, pas tout à fait citoyens. Pas tout à fait humains ?
Eux n’ont pas le droit à l’erreur, jamais, pour la police, pour l’état, ils sont l’erreur. Alors comment obtempérer, flingue braqué sur la tête, menacé de mort, quand tant d’entre eux sont tombés sous les balles de la police ?
Quand mes semblables, eux, se prenaient une petite rouste par leurs parents, une fois de temps en temps un tour au commissariat, une petite tape dans le dos par monsieur l’agent, “roulez moins vite et moins bourrés, mais roulez jeunesse”. Permis de vivre.
J’entends des gens demander : pourquoi prendre ces risques ? Pourquoi rouler sans permis, ou trop vite, pourquoi ne pas sagement obéir?
Comme si ces gens, les bons français, étaient des gens purs, toujours droits dans leurs bottes sur le droit chemin à vitesse raisonnable, comme s’ils n'avaient jamais fait des trucs crades, des trucs illégaux, des trucs craignoss, des trucs borders, dans leur jeunesse ou plus tard. Comme si les gardiens actuels de la morale étaient des gens moraux4.
On aurait pu demander à Nahel pourquoi, mais Nahel n’est plus. Adama n’est plus, Amine n’est plus, Zyed n’est plus, Bouna n’est plus, Alhoussein n’est plus, Adamé n’est plus, Raihane n’est plus, Julien n’est plus, Lamine n'est plus, Cédric n’est plus, Mehdi n’est plus, Steve n’est plus, Mohamed n’est plus, Mahamadou n’est plus, bien d’autres ne sont plus5.
Nahel n’est plus et on ne pourra plus rien lui demander. Pas même pardon.
Juliette Collet
1 https://www.rue89strasbourg.com/condamnation-policier-tabassage-commissariat-194566
4 https://www.lesechos.fr/politique-societe/politique/ces-politiques-francais-condamnes-a-de-la-prison-ferme-1294999 mais aussi https://www.nouvelobs.com/justice/20211208.OBS51954/griset-buzyn-dupond-moretti-la-liste-des-ministres-dans-le-collimateur-de-la-justice-sous-macron.html ou encore https://violencespolicieres.fr/
5 https://desarmons.net/listes-des-victimes/personnes-tuees-par-les-forces-de-lordre/