Bertrand Groslambert (avatar)

Bertrand Groslambert

Professeur de finance

Abonné·e de Mediapart

20 Billets

0 Édition

Billet de blog 24 février 2012

Bertrand Groslambert (avatar)

Bertrand Groslambert

Professeur de finance

Abonné·e de Mediapart

Wade me cum

Bertrand Groslambert (avatar)

Bertrand Groslambert

Professeur de finance

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 Coup d’état civil de Wade au Sénégal : Créanciers et dictateurs, tous complices ?

Michel Henry Bouchet et Bertrand Groslambert

Il en est de la géopolitique comme de la finance, tout est affaires de catégories. On distingue ainsi les actifs pourris des actifs volatiles, stables ou sans risque. De même, on peut distinguer les régimes « pourris » où la tyrannie désespère les plus optimistes observateurs (Corée du Nord, Côte d’Ivoire sous Gbagbo, Kyrgyzstan, Cuba, Zimbabwe, Turkménistan, Syrie…) des régimes volatiles où la confiscation du pouvoir par un clan s’accompagne d’une libéralisation économique (Russie, Vietnam, Nigeria, Mexique, Pérou…) et des régimes « déliquescents » (Gabon, Cameroun, Congo, Venezuela, Tunisie sous Ben Ali, Algérie sous Bouteflika….). La différence, assez arbitraire, entre ces groupes tient au degré de répression auquel des clans corrompus ont recours pour se maintenir au pouvoir. Le chercheur en sociologie politique et l’analyste du risque-pays peuvent utiliser divers indicateurs pour leur taxonomie, y compris Banque Mondiale et Transparency International. La question se pose alors de la catégorie où ranger le Sénégal sous Wade, à la veille de sa troisième élection ?

Dans un continent en proie à la violence ethnique et politique, la situation sénégalaise se présente au départ sous un jour favorable. Premier pays à avoir envoyé un député africain a l’Assemblée Nationale française en 1914, la culture démocratique y semble plus enracinée qu’ailleurs. Même si la période post-indépendance a été agitée, à partir de 1970, le régime se libéralise progressivement sous la houlette de Léopold Sedar Senghor, son président-poète. Le multipartisme trouve peu à peu des espaces de liberté et Abdoulaye Wade, alors leader de l’opposition, se positionne comme une force alternative crédible. En 1980, Senghor renonce au pouvoir sans attendre la fin de son mandat et s’en va rejoindre l’académie française. Son dauphin, Abdou Diouf, gouvernera pendant deux décennies, alternant les périodes d’ouvertures et les reculs démocratiques. En 2000, Il cède la place à Wade, le vieil opposant, dans ce qui apparait comme l’une des premières élections libres et transparentes en Afrique de l’Ouest. Le contraste est alors saisissant entre la Côte d’Ivoire qui s’enfonce dans la crise post Houphouët-Boigny et le Sénégal à la « maturité démocratique » naissante.

Les dix dernières années ont montré la fragilité de ce processus. Wade, celui qui devait parachever la démocratie sénégalaise, est en passe de devenir son fossoyeur. Sitôt élu, il ajuste le régime politique selon ses besoins : une de ses premières décisions est de dissoudre le Conseil économique et social et le Sénat. Il les rétablit en 2007, mais en nommant chacun des 65 sénateurs. Il modifie plusieurs fois la constitution sans consultation des chambres parlementaires, établissant le quinquennat en 2001 puis en rétablissant le septennat en 2008. Il brigue aujourd’hui un troisième mandat au mépris des règles démocratiques et grâce à la validation d’un Conseil constitutionnel aux ordres. Le pays qui s’enorgueillissait de sa presse indépendante et satirique avec un « Cafard Libéré », cousin du « Canard Enchaîné », était classé en 2002 au 47ème rang de la liberté de la presse par Reporter Sans Frontière. Il pointe aujourd’hui à la 93ème place. Depuis 2000, les prisons sénégalaises accueillent régulièrement les journalistes critiques à l’égard du régime, quand ils ne sont pas agressés en toute impunité.

Les institutions internationales et les créanciers officiels du Sénégal, la France au premier chef, ont fait « comme si » le pays présentait toutes les caractéristiques du développement et de la démocratie. Ils ont érigé le Sénégal en modèle, sous l’ombre tutélaire de Senghor-Diouf. Or le Sénégal présente tous les signes d’une croissance sans développement, et d’ouverture politique factice sans véritable démocratie. La croissance du PIB a été longtemps supérieure à 3% par an, mais l’Indice de développement humain du PNUD classe le Sénégal au 155° rang, en-dessous de la moyenne régionale de l'Afrique subsaharienne. L’espérance de vie atteint à peine 59 ans (différence de cinq années avec le Ghana). Le revenu par tête reste inférieur à $1200/an, soit $3/jour, et cette moyenne médiocre cache une profonde inégalité. Le nombre d’années de scolarisation des adultes est de 4,4, niveau égal à celui de l’Angola, mais inférieur à celui d’Haïti ! Plus de la moitié de la population n’a pas accès à l’éducation. Enfin, une corruption endémique classe le pays 112ème selon Transparency International (pire que le Gabon et la Moldavie).

Et pourtant, depuis dix ans, le Sénégal a bénéficié d’un traitement auquel seuls les pays les plus vertueux en termes de gouvernance peuvent prétendre. Une réduction exceptionnelle de la dette lui a été accordée par les gouvernements du Club de Paris en octobre 2000, suivi d’une réduction du stock de dette octroyée en juin 2004, avec l’appui du FMI dans le cadre d’un programme financier destiné à « encourager désendettement et réduction de la pauvreté par la participation de la société civile au processus de développement ». Tordant le cou à la constitution en briguant un troisième mandat, rejetant la candidature du populaire Youssou N’Dour, Abdoulaye Wade, à 85 ans, rejoint une cohorte de despotes que l’on croyait d’une époque révolue, après Gbagbo, Ben Ali, Bongo et Eyadema. En cautionnant les errements du régime Wade, les créanciers occidentaux et les institutions internationales ont favorisé l’érosion de la gouvernance au Sénégal. Alors que le camp des fragiles démocraties africaines accueille la Côte d’Ivoire et peut-être demain la Tunisie, on saura le 26 février s’il perd le Sénégal.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.