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Billet de blog 29 février 2012

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Lisez Soljénitsyne, Monsieur Corbière

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

A l’attention de Monsieur Corbières, conseiller de Paris et secrétaire national du P arti de gauche.  

Monsieur,

Vous avez récemment publié une longue déclaration sur Soljénitsyne, à l’occasion du vote par le Conseil de Paris de l’attribution du nom « Place Soljénitsyne » à une place de la capitale.

Biographe d’Alexandre Soljénitsyne (cf. mon ouvrage Soljénitsyne, sept vies en un siècle paru en octobre 2011 aux éditions Actes sud), je constate que votre déclaration montre clairement que vous ne savez ni de qui ni de quoi vous parlez, et que vous n’avez pas lu (ou en diagonale !) les vingt mille pages d’œuvres et de déclarations d’Alexandre Soljénitsyne - mais seulement repris à l’emporte-pièce des poncifs éculés, des contre-vérités et des raccourcis mensongers déjà publiés.

Je passerai sur le portrait physique honteux que vous faites de l’écrivain.

Je passerai aussi sur les multiples qualificatifs injurieux dont vous le gratifiez.

Mais je ne passerai pas sur les «faits» que vous évoquez et sur les «idées» que vous ne craignez pas de lui attribuer - sur lesquelles je me permets donc de vous corriger, notamment sur les points suivants :

- «En 1973, il publia L’Archipel du Goulag avant de quitter son pays», écrivez-vous. Non, il ne «quitta» pas son pays ; il en fut expulsé manu militari et pour plus de 20 ans, précisément parce qu’il avait écrit cet ouvrage, cette encyclopédie du monde concentrationnaire soviétique.

- «“L’Occident a aidé à grandir un ennemi bien pire et autrement plus puissant” qu’Hitler, à savoir Staline», lui reprochez-vous d’avoir dit (c’est dans son Discours de Harvard), en en étant «scandalisé»... alors qu’en fait Soljénitsyne exprimait dans ce discours son regret que, dans la foulée de la victoire de 1945, l’Occident n’ait pas vaincu le régime soviétique mais l’ait au contraire «aidé à grandir… » Car, pour lui (discours de Washington), «le monde démocratique pouvait avoir successivement raison du totalitarisme allemand et du totalitarisme soviétique». N’est-ce pas ce qu’on aurait pu espérer?

Car faut-il rappeler que ce totalitarisme soviétique (par comparaison, en quelque sorte) a duré près de trente ans, a profité de sa victoire militaire de 1945 pour coloniser de force de nombreux pays européens pendant plus de quarante ans, et a érigé un système de terreur et un système concentrationnaire qui ont duré près de cinquante ans? Faut-il rappeler encore que, selon les estimations des historiens, ce totalitarisme a déporté au Goulag de trente à cinquante millions de personnes, que douze à vingt millions d’entre elles y sont mortes, et qu’il a tué au total vingt-neuf à soixante-dix millions d’hommes?...

- Soljénitsyne «réduit la Shoah à un épisode parmi d’autres de la seconde guerre mondiale», soutenez-vous encore. Mais vous n’étayez cette assertion d’aucune justification, alors que, au contraire, Soljénitsyne, dans son étude Deux siècles ensemble, consacre plus de cinquante pages à «la politique hitlérienne d’extermination des Juifs»«La Grande Catastrophe» comme il la dénomme–, et donne de nombreux chiffres sur le détail de celle-ci, et des informations terribles (par exemple à propos de l’attitude des autorités soviétiques face à cette question) ou étonnantes (par exemple à propos de «l’évacuation» par Staline de plus d’un million d’entre eux au début de la guerre) à ce sujet! Par ailleurs, à plusieurs reprises, il évoque, dans L’Archipel du Goulag et dans d’autres récits et romans, le sort terrible des Juifs dans ces années-là.

- «Pour lui, les Juifs sont responsables de tous les moments sombres de l’Histoire de la Russie», ne craignez-vous pas d’ajouter, alors que l’étude précitée formule au contraire un jugement nuancé et définit une responsabilité partagée entre les dirigeants du pays et les Juifs russes sur les conditions dans lesquelles se sont déroulés ces «deux siècles ensemble», et cela tant pour la période tsariste que pour la révolution et pour les 74 années du régime soviétique (nombreux exemples à votre disposition).

- Soljénitsyne «réhabilite tout au long de ces pages le Tsar de Russie qui fut pourtant un antisémite virulent», dites-vous encore… alors que, dans cet ouvrage et dans d’autres (notamment «La Roue rouge» et «Le problème» russe à la fin du XXe siècle), il critique Nicolas II de la façon la plus dure et définitive (tout en critiquant également l’action la plupart des autres tsars), et dénonce à plusieurs reprises ce qu’il dénomme «la politique antisémite du régime tsariste».

- Vous mentionnez encore son «refus» de condamner les dictatures – alors qu’il n’a eu de cesse d’en condamner de nombreuses – et notamment les pires d’entre elles (Hitler, Staline). Vous assurez qu’il refusa de «condamner la dictature de Pinochet au Chili» où, contrairement à une calomnie répandue depuis 1975, il n’est jamais allé, n’y a jamais été invité et ne s’est, de ce fait, jamais exprimé spécifiquement à ce sujet ! !

- Enfin, pour ce qui est du reproche «d’antisémitisme» que vous osez formuler à l’encontre de l’écrivain, dois-je vous rappeler tout d’abord, que Soljénitsyne a eu, tout au long de sa longue vie de très nombreux amis d’origine juive, qu’il en fait de multiples portraits le plus souvent élogieux dans ses œuvres, et que, de façon générale, ses personnages juifs sont situés «des deux côtés de la barrière», comme ses personnages non-juifs ?

Dois-je vous préciser enfin que son ouvrage Deux Siècles ensemble – qui n’est pas du tout l’ouvrage «indigent où l’antisémitisme transpire à travers toutes les pages» que vous décrivez (vous ne l’avez manifestement pas lu) et dont vous rendez compte en deux lignes de façon grossièrement fantaisiste, mais au contraire, un ouvrage au jugement historique nuancé, comme je l’ai indiqué, qui a fait l’objet d’une appréciation mesurée le plus souvent par la critique – et notamment de la part de la critique juive et israélienne (références à votre disposition)… !!  

     Pour conclure, permettez-moi de vous préciser que l’homme dont vous dîtes qu’il fut «l’étendard» d’une «vision réactionnaire du monde» était anti-impérialiste, anticolonialiste, anti-pan-slaviste, partisan d’une démocratie et d’une autogestion  locales fortes, etc., et que la ville de Moscou a donné son nom à une de ses artères.

     Alors, qui dit «n’importe quoi»? Ou sont les «errements idéologiques»?

     Lisez Soljénitsyne, Monsieur Corbière; lisez-le dans le texte et in extenso

     Vous reviendrez alors sur les termes de votre déclaration.

     Et, comme je ne doute pas que vous êtes un honnête homme, vous vous en excuserez.

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