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Billet de blog 14 octobre 2025

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Les ténèbres de la corruption

Il est des jours où le monde semble se figer dans une stupeur douloureuse. Ce fut le cas ce 16 octobre 2017, lorsque l’île de Malte, baignée d’une lumière méditerranéenne presque trop pure pour tous les crimes qu’elle cache, fut secouée par une explosion. Daphné Caruana Galizia, journaliste d’investigation, femme de courage et de solitude, venait d’être arrachée à ce monde par ceux que la vérité effraie. 

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il est des jours où le monde semble se figer dans une stupeur douloureuse, comme si le temps, grand sculpteur de nos souvenirs, s’arrêtait pour contempler l’horreur. Ce fut le cas ce 16 octobre 2017, lorsque l’île de Malte, baignée d’une lumière méditerranéenne presque trop pure pour tous les crimes qu’elle cache, fut secouée par une explosion. Dans un fracas de métal et du feu, c’était une voix, une conscience, une âme que l’on réduisait au silence. Daphné Caruana Galizia, journaliste d’investigation, femme de courage et de solitude, venait d’être arrachée à ce monde par ceux que la vérité effraie. Le sordide assassinat de la courageuse journaliste reflète à la fois les turpitudes maltaises, mais aussi plus profondément, la fragilité de nos démocraties.

Illustration 1

La corruption a explosé à Malte du fait de multiples opacités, ces brumes administratives, ces silences organisés, ces informations que l’on ne partage pas, non par oubli, mais par volonté. Certains chercheurs ont montré comment l’opacité systémique et l’opacité délibérée tissent une toile dans les pays corrompus où la transparence ne peut respirer. Daphné, elle, tentait de déchirer cette toile, fil après fil, mot après mot.

En effet, la liberté de la presse est un garant essentiel de la lutte contre la corruption. Hannah Arendt, dont les pensées semblent parfois surgir comme des échos d’un passé que nous n’avons pas su écouter, nous rappelle que la vérité factuelle est une chose délicate, presque timide, qui ne se défend pas seule. Elle dépend de ceux qui, comme Daphné, acceptent de porter son fardeau, souvent au prix de leur tranquillité, parfois de leur vie. Et lorsque le totalitarisme s’insinue dans les interstices de nos institutions, ce n’est pas par fracas, mais par effacement : la frontière entre le vrai et le faux devient floue, comme ces souvenirs d’enfance que l’on croit fidèles mais qui se sont déjà altérés.

La justice, dans son idéal rawlsien, devrait permettre de lever ce voile d’ignorance qui garantit l’équité, même à ceux que le destin place en marge et aussi permet à chacun de faire un bon choix éthique. Mais que dire d’un monde où ceux qui dénoncent sont traqués, et ceux qui trahissent prospèrent ? Où la vérité devient un acte suicidaire, et la parole un risque que peu osent prendre ? La démocratie, si elle veut survivre, doit offrir à ses sentinelles — journalistes, lanceurs d’alerte, citoyens éveillés — non pas des statues posthumes, mais une protection vivante, réelle, immédiate.

De même, Adam Smith, avant d’être l’économiste reconnu, fut un observateur délicat de l’âme humaine. Il comprit que la sympathie, cette capacité à ressentir pour autrui, est le socle de toute vie morale. Dans l’histoire de Daphné, ce qui glace le cœur n’est pas seulement l’explosion, mais l’indifférence qui l’a précédée, et l’impunité qui l’a suivie. Comme si la société, dans son confort anesthésiant, avait cessé de s’émouvoir, de s’indigner, de pleurer.

Et pourtant, malgré la violence, malgré l’oubli qui menace, sa voix résonne encore. Comme un parfum persistant dans une pièce vide, comme une lettre froissée oubliée dans un tiroir ancien. Arendt écrivait que l’oubli est le plus grand ennemi de la vérité. Alors souvenons-nous de Daphné. Non pas pour la pleurer, mais pour agir. Pour reconstruire des institutions qui protègent, pour cultiver une culture politique fondée sur la justice, la vérité, et cette sympathie que Smith appelait de ses vœux. Car c’est à ce prix, et à ce prix seulement, que la démocratie pourra retrouver sa lumière — non pas celle, crue et artificielle, des projecteurs, mais celle, douce et persistante, des consciences éveillées.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.