Ces derniers temps gouvernants, journalistes et experts (ou autoproclamés tels) insistent lourdement pour avertir de la possible résurgence de groupes terroristes dans un Afghanistan reconquis par les Talibans. La menace ravivée du terrorisme islamiste global était au cœur des allocutions, des discours, des articles et des émissions sur les politiques de sécurité des principales nations occidentales.
Quand ce ne sont pas les Talibans, Al Quaïda ou Daesch qui alarment et électrisent gouvernements, plateaux-télé et rédactions, ce sont les régimes avec lesquels leurs intérêts « se rapprochent » (l’Iran) ou qui « se réjouissent » de la défaite de la coalition américano-occidentale (la Russie, la Chine). Pour celles et ceux que l’immédiateté et la dangerosité de la première menace (les terroristes) ne convaincraient pas, les appareils politico-sécuritaires d’Europe et d’Amérique développent depuis quelques années des discours sur le danger potentiel, à plus ou moins brève échéance, que représentent des puissances émergentes. Il est question de régimes « stratégiquement intimidants », comme la Turquie d’Erdogan ou la Russie de Poutine, mais aussi et surtout d’une « puissance aux ambitions globales », d’un « rival systémique », la Chine de Xi. En trois mots plutôt qu’en cent, on alimente le récit d’une « nouvelle Guerre froide ».
Pourtant il existe un ennemi qui cet été en Europe a plus tué que les terroristes sur l’année entière et qui pose un défi existentiel global à moyen et long terme bien plus redoutable que les Etats à l’influence renaissante ou émergente : il s’agit de la crise climatique.
Quelle ironie ! Nos dirigeants et leurs relais médiatiques conçoivent et multiplient les tirades alarmantes sur la « guerre contre le terrorisme » ou la « nouvelle Guerre froide » pendant qu’un peu partout sur la planète, les victimes d’inondations, de tempêtes et d’incendies se comptent par centaines, les sinistrés par milliers, les réfugiés par dizaines de milliers.
Chaude menace, fraîche évaluation ?
En juillet dernier le monde a connu son mois le plus caniculaire jamais observé. 18 des années les plus chaudes jamais recensées l’ont été après 2001. Cet été l’ampleur des feux de forêts en Europe et dans le bassin méditerranéen fût sans précédent. L’Amérique du Nord a connu des dômes de chaleur dantesques, l’Allemagne, la Belgique et la Chine des pluies diluviennes. Il faut être sourd, insensible et aveugle (ou bien à l’abri dans un bureau climatisé) pour juger qu’il est plus impératif et urgent de se confronter aux groupuscules terroristes ou à l’Empire du Milieu plutôt que d’œuvrer à se prémunir des effets délétères, actuels et à venir du réchauffement climatique (sans parler de s’occuper de ses causes, rêvons un peu).
Dans la Revue Défense Nationale, la chercheuse Dorothée Lobry écrit : « de nombreux experts prévoient que les effets du changement climatique tels que l’élévation du niveau de la mer, la fonte des glaciers, l’accentuation de la fréquence et de l’intensité, et la durée des phénomènes extrêmes (canicules, inondations, tempêtes, sécheresses, cyclones) vont accroître les risques de conflits violents (cf. rapport du GIEC). Le changement climatique est présent depuis de nombreuses années dans les doctrines de défense américaine et britannique ».
Qu’en est-il de la doctrine française ? Son évolution en ce sens est « très récente » et « de ce fait insuffisante ». Quel euphémisme ! Dans la Revue Stratégique de Défense et de Sécurité Nationale publiée en 2017 par le ministère des Armées, « les dérèglements climatiques » sont traités en trois paragraphes. La menace de « situations de crise » planerait sur les DROM-COM (anciens DOM-TOM) à cause de leur « vulnérabilité particulière » et sur des régions « fragiles » : les espaces sahélien (Niger, Maurétanie, Mali, Tchad) et sud-asiatique (Pakistan, Bangladesh) et les « petits Etats insulaires du Pacifique ». D’après ce document officiel analysant le contexte stratégique présent et futur, la France métropolitaine, l’Europe et la plupart des autres continents ne sont pas directement menacés par la crise climatique. Ouf !
Au reste, on aurait tort de s’affoler car, toujours d’après ce document, « la pression générée par les événements climatiques extrêmes » ne fera qu’accroître la « compétition internationale et locale » pour le contrôle de « ressources critiques (agricoles, halieutiques) » [pas l’eau, ni l’énergie, ni les ressources minières, ni l’espace pour vivre !!!] et pourrait « accentuer les mouvements de migration ». Rien qui n’est déjà géré avec brio, pas de quoi fouetter un tank.
Enfin il est possible que l’Arctique « où le réchauffement climatique est deux fois plus rapide que celui observé en moyenne », puisse « constituer un jour un espace de confrontation ». Commandez vite un nouveau porte-avion et quelques sous-marins. Il y a un nouveau territoire à défricher et une future route commerciale à contrôler, autant être sur le coup.
Dorothée Lobry précise pourtant que « le changement climatique est un possible déclencheur de conflits armés interétatiques et internationaux » et « une menace à la sécurité nationale et internationale », particulièrement pour le contrôle de ressources naturelles. Elle rappelle que « la conquête du pétrole [a] dessiné la carte des conflits » au XXème siècle et que « l’Inde et le Pakistan [deux puissances nucléaires] se livrent une guerre depuis plus d’un demi-siècle pour contrôler le fleuve Indus ».
De plus les « inégalités environnementales » pourraient accélérer la faillite d’Etats faibles, favoriser l’apparition de mouvements insurrectionnels ou terroristes résultants de la pauvreté ou engendrer des conflits régionaux sur fond d’accusation de pollution.
Mais qu’en est-il exactement de la menace des phénomènes climatiques extrêmes sur le territoire national ? Si la « vulnérabilité particulière » des DROM-COM est (succinctement) évoquée, pourquoi faire si peu de cas de l’Hexagone où les canicules, inondations, tempêtes, sécheresses et incendies seront aussi plus longs, plus fréquents, plus violents ?
Pour quelle guerre de retard se prépare-t-on ?
A celles et ceux qui manquaient d’imagination quant aux conséquences du réchauffement climatique, ces derniers mois ont offert un puissant panorama. Durant l’été l’Allemagne, l’Algérie, la Grèce, les Etats-Unis, le Canada et même la Russie, la Turquie et la Chine ont tour à tour été frappés par des évènements climatiques extrêmes. Et devinez quoi, chacune de ces nations a mobilisé ses forces armées pour prévenir les inondations, combattre les incendies, secourir les sinistrés, les évacuer, les reloger ou tout simplement pour maintenir les fonctionnalités gouvernementales les plus basiques (maintien de l’ordre, prévention sanitaire, distribution alimentaire).
D’ailleurs l’armée française fait pareil et c’est heureux. Dans la vallée de la Roya où, en octobre 2020, la tempête Alex avait ravagé plusieurs villages enclavés, des militaires du génie ont été déployés pour dégager les gravats, créer une route temporaire pour les secours, interdire les ponts endommagés. Il en va de même lors des incendies sur la côte méditerranéenne ou des tempêtes sur la façade atlantique. Face à des situations exceptionnelles où les moyens civils sont insuffisants, inadaptés ou indisponibles, l’armée a un rôle à tenir : assurer la sécurité civile et apporter secours et protection aux populations sinistrées. Elle a pour cela développer des compétences dans les opérations de gestion de crise et de maintien de la paix dans un cadre juridique spécifique. D’après les rapports du GIEC, ces aptitudes vont être particulièrement utiles dans les décennies à venir.
Nonobstant ces missions fondamentales, le 15 octobre 2020 (deux semaines après la catastrophe de la Roya), le général Burkhard, alors chef d’état-major de l’Armée de Terre, expliquait à l’Assemblée nationale vouloir préparer la France à des conflits de haute intensité (par opposition aux conflits asymétriques, actions de contre-guérilla ou lutte antiterroriste) par un « changement d’échelle dans le niveau des unités ». « Dans un conflit de haute intensité, nous avons besoin d’une masse plus importante » [de moyens matériels et humains].
Celui qui est devenu chef d’Etat-Major des armées en juillet dernier justifiait cette demande en évoquant (sans les nommer) « des adversaires de plus en plus puissants » auxquels « il convient à la fois d’être capables d’imposer sa volonté, mais aussi et d’abord d’être le plus dissuasif possible ». Le but est de pouvoir les « surclasser » en qualité comme en quantité. Notez qu’aucun député, de la majorité ou de l’opposition, ne lui a demandé si ces forces armées massives permettraient de dissuader, de surclasser ou d’imposer sa volonté à un cyclone, à un incendie de forêt ou à un glissement de terrain.
Son prédécesseur le général Lecointre était sur la même ligne. En septembre 2018, il s’inquiétait devant les députés que la Loi de Programmation Militaire (LPM), qui prévoit une montée progressive des dépenses de 32 milliards en 2017 à 44 milliards en 2023, ne suffise pas à assurer la « remontée en puissance » des armées françaises. Afin d’appuyer son propos il rappelait à la Commission les contextes historiques précédant les deux Guerres Mondiales et le retard pris dans le lancement « [d’]une industrie et [d’]une économie de guerre pour faire face à un ennemi qui, pourtant, était bien visible ». Tout en nuance, ces bruiteurs de sabre !
Renchérissant il prévenait que « l’Histoire nous apprend que le risque le plus grave est souvent celui qu’on n’imagine pas ou celui qu’on ne veut pas voir venir, par confort intellectuel, par idéologie ou par manque de courage ». Voilà qui est bien dit, mon Général ! Car est-il danger plus pressant, manifeste et évident… que le changement climatique ? Et pourquoi est-il ignoré si ce n’est par confort intellectuel, idéologie et manque de courage ?
De fait la notion de conflit de haute intensité ne manque pas de penseurs compétents. La crise climatique en mériterait tout autant. Le colonel Fabrice Clée du Centre de doctrine et d’enseignement du commandement disait en 2019 vouloir « raisonner sur l’affrontement le plus dangereux et le plus dimensionnant, celui qui nécessite le plus haut degré de mobilisation politique, industrielle et humaine ». Il envisageait « un scénario dont personne aujourd’hui ne se risque plus à dire qu’il est improbable, et il est donc essentiel de s’y préparer ». Reste à le prendre au mot… pour le combat climatique.
Guerre & environnement : mauvais ménage
Cette réflexion sur la « mobilisation politique, industrielle et humaine » la plus à-propos face à la crise climatique est d’autant plus essentielle qu’en général les conflits armés et leur préparation ne sont pas vraiment écoresponsables. En fait, d’après le professeur John McNeill, la destruction de l’environnement est une constante de la guerre, depuis l’incendie des bois susceptibles de cacher l’ennemi jusqu’à l’avènement du feu nucléaire. Mais « paradoxalement, plus que les affrontements eux-mêmes, c’est la préparation des conflits qui cause les principaux ravages ».
En effet pour fabriquer des armes toujours plus puissantes et sophistiquées, il faut consommer toujours plus de ressources et d’énergie. Un exemple : « sous Napoléon, il [fallait] détruire 15 hectares de forêt de chênes pour construire un seul vaisseau de guerre [à voile] ». Le porte-avions Charles de Gaulle déplace 42 000 tonnes d’acier à l’aide d’un réacteur nucléaire. Avec près de deux mille âmes à bord, c’est une petite ville flottante.
La massification des armées démultiplie les effets sur l’environnement. Elle pousse à augmenter les productions minière et agricole et nécessite toujours plus de combustible. Si la guerre nourrit l’innovation (par ex : le passage du bois au charbon, du charbon au pétrole, du pétrole au nucléaire), elle provoque surtout une surexploitation systématique de la Nature. Quel sera le coût environnemental de la production des armements et de la formation des personnels que tous les galonnés (et les marchands d’armes) de France et d’ailleurs appellent de leurs vœux ?
Dans son livre « Du nouveau sous le Soleil : Une histoire de l'environnement mondial au XXe siècle » McNeill écrit : « le genre humain porte atteinte à l’environnement depuis 4 millions d’années. Mais il n’y a jamais eu l’équivalent de ce qui s’est passé au XXème siècle ». Pêle-mêle : deux guerres mondiales, une course aux armements nucléaires, des stratégies de guérilla et de contre-guérilla, autant d’éléments qui pèsent dans « l’expérience gigantesque et incontrôlée menée sur la Terre ». « Mais la durée de ces conséquences environnementales [celles des conflits et de leur préparation] dépend avant tout de la capacité des sociétés à reconstruire et à réassigner un usage de temps de paix à leurs terres ».
Quelle sera notre capacité de reconversion des matériels, des personnels et des processus industriels militaires afin d’atténuer les conséquences des évènements climatiques extrêmes ? Un précédent, analogue, instructif et alarmant nous a été donné par la crise sanitaire. Bien que la menace fût décrite dans la Revue Stratégique de Défense et de Sécurité Nationale (« le risque d’émergence d’un nouveau virus franchissant la barrière des espèces ou échappant à un laboratoire de confinement est réel »), le niveau d’impréparation était calamiteux. Le temps nécessaire au déploiement d’un hôpital de campagne en Alsace et ses capacités limitées devraient servir d’avertissement aux états-majors chargés de planifier les futures gestions de crise.
Une Guerre froide est-elle toujours possible dans un monde en surchauffe ?
Un autre élément de réflexion semble échapper à nos stratèges/planificateurs : l’état réel de nos « adversaires » dans les décennies à venir. Généraux, politiques et médias présentent systématiquement la montée en gamme des appareils militaires adverses comme une progression linéaire (ou exponentielle pour les pires alarmistes). Un long fleuve tranquille vers la parité stratégique, voire – comble de l’horreur – le dépassement de l’Occident. Ces estimations, basées sur l’augmentation constante des budgets militaires, les mises en service de nouveaux matériels et les annonces fracassantes, prennent-elles jamais en compte les défis et dégâts qu’engendrera la crise climatique ?
Dans un article intitulé « Chine, 2049 : une zone de désastre climatique, pas une superpuissance militaire », le professeur Michael Klare écrit : « En 2049, l’armée chinoise (ou ce qu’il en restera) sera tellement occupée à s’adapter au monde brûlé, inondé, ébranlé par le changement climatique – menaçant la survie même du pays – qu’elle n’aura pas la moindre capacité, et encore moins la volonté, de démarrer une guerre contre les Etats-Unis ou aucun de leurs alliés ». Les « fragilités climatiques de ce pays immense » sont telles que « tous les instruments du gouvernement, y compris l’Armée Populaire de Libération », devront être mobilisés pour « défendre la nation contre des inondations, des famines, des sécheresses, des incendies, des tempêtes de sable […] toujours plus désastreux ».
Partant de l’exemple des inondations dans la ville de Zhengzhou (plus de 300 morts, 1 million d’hectares de terres arables affectées, 46 000 soldats mobilisés) M.Klare détaille par le menu le « périlleux futur climatique chinois » pour partie dû à un modèle de développement copié sur l’Occident (capitaliste, productiviste, sur-urbanisé). Il fait le pari que si le Parti Communiste Chinois (PCC) veut se maintenir au pouvoir, il devra délaisser la quête de croissance économique sans fin pour se consacrer à protéger sa population des catastrophes climatiques. Toute ressemblance avec des situations analogues serait-elle fortuite ?
Extrapolons un peu. Si l’armée russe reste sur le pied-de-guerre face à l’OTAN mais l’arme au pied face aux désastres environnementaux, quel avenir aura le système Poutine ? Si la marine turque fait des ronds dans l’eau en Méditerranée orientale plutôt que de secourir les populations d’Antalya, d’Istamboul ou d’Izmir, qu’arrivera-t-il au gouvernement d’Ankara ? Est-ce que le Pentagone et la Maison-Blanche pourront continuer à « droner » tous azimuts pendant que Miami, New-York ou la Nouvelle-Orléans seront englouties par les flots ? L’Elysée et l’armée française seront-ils laissés à leurs opérations au Sahel et au Moyen-Orient quand mourront Marseillais, Guyanais ou Bretons ?
Le fait est que l’Humanité n’a, à l’heure actuelle, pas assez peur de la crise climatique pour exiger de ses dirigeants qu’ils prennent des mesures appropriées. Paradoxalement elle est plus sensible à la peur qu’ils instillent dans leur propre intérêt. Cette peur qui, d’après Marv Waterstone, « sous-tend et justifie les liens entre le capitalisme, le militarisme et les diverses formes de l’impérialisme ». Peur de ne pas avoir assez, peur de l’Autre, de son modèle et de son expansion, peur de perdre son identité, son confort, son pouvoir.
Pourtant il y eut un temps dans l’histoire récente où la peur de la Destruction Mutuelle Assurée (DMA) et des préoccupations environnementalistes conduisirent à une série d’accords internationaux. La crainte de devoir déverser toujours plus d’argent dans le puits sans fond des dépenses militaires, l’appréhension devant des mouvements sociaux réclamant égalité et justice sociale et la forte mobilisation d’associations pacifistes, écologistes ou anti-nucléaires conduisirent à des accords de limitation puis de réduction des armements (SALT, START), contre la prolifération (TNP) et les essais nucléaires (TICE). Il ne fait pas de doute que de part et d’autre des esprits chafouins hurlèrent à la trahison, à la reddition, à la capitulation devant l’ennemi irréductible. Pourtant le consensus était que le jeu en valait la chandelle.
C’est cet esprit conciliateur envers ce qui vaut d’être sauvé et ces mobilisations populaires pressant les décideurs d’agir qu’il faut retrouver pour mener le combat pour la survie d’une forme organisée de société humaine à l’horizon du XXIIème siècle. Cela impliquera une coopération bien plus qu’une confrontation entre rivaux géopolitiques. Dans l’espoir que nos gouvernants formuleront vite une doctrine stratégique adéquate pour lutter dans cette Guerre climatique de plus en plus chaude.