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Billet de blog 19 septembre 2023

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Le triptyque de la censure européenne

La conjonction d'institutions supranationales et du capitalisme de surveillance américain potentialise la funeste ascension d'un pouvoir illégitime : un nouvel imprimatur technologique.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En janvier 2021, après qu'une bande déchaînée ait envahi le Capitole à Washington, Twitter, mise sous pression par les élu.es et les médias libéraux, suspendait le compte du président sortant Donald Trump. L’entreprise prétexta d’un risque d’incitation à la violence pour priver, sans autre forme de procès, le « bullshitter » milliardaire aux 89 millions d’abonnés de son mégaphone favori.

Quelques timides protestations émergèrent des capitales européennes. La chancelière allemande d’alors, Angela Merkel, qualifia ce bannissement de « problématique ». Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, l’estima « troublant ». Bruno Le Maire se dit « choqué » par le pouvoir de l’« oligarchie numérique ». Si les grandes plates-formes de la parole en ligne pouvaient désormais attenter à l’expression des puissant.es, et non plus uniquement à celle de vulgaires trolls anonymes, un front continu et uni leur serait opposé. « No pasaràn ! » semblaient scander les dirigeant.es du Vieux monde.

Trente-et-un mois, la queue d’une épidémie, une invasion de l’Ukraine et une OPA sur Twitter plus tard, et l’Union européenne promulguait, le 25 août dernier, le Digital Service Act (DSA). Un instrument de censure extrajudiciaire, largement privatisé. Un dispositif orwellien alliant arbitraire technocratique, capitalisme de surveillance et pseudo-science. Un outil de contrôle de l’expression sur Internet à faire pâlir d’envie les despotes d’ici et d’ailleurs. Autres temps, autre mœurs, aussi vite ?

Des informations / Désinformation

Parfois vous pouvez juger du caractère totalitaire d’un règlement, à l'art rhétorique qui accompagne sa présentation. « Haine, manipulation, désinformation, contrefaçons, dérives ». Une gradation descendante, diminuant progressivement en gravité. D’abord la « haine » et la « manipulation » – des notions définies pénalement – puis la « désinformation » et enfin les « dérives ». Le DSA englobe tout. Il doit servir à « lutter contre la diffusion de contenus », depuis l’illégal jusqu’à l’« indésirable », pour reprendre les mots d’Emmanuel Macron.

Comment ? En obligeant les grandes plates-formes à adopter « des processus de modération des contenus […], [par] l’adaptation des conditions générales [d'utilisation], des systèmes algorithmiques et des systèmes publicitaires [...], la prise de mesures de sensibilisation, la promotion d’informations fiables ». En clair, des avertissements barreront les informations « douteuses » ; tout support les publiant pourra être démonétisé ; des algorithmes renverront à des informateurs « de qualité » et augmenteront ou diminueront la visibilité et la viralité des contenus selon qu'ils auront été jugés « fiables » ou « désinformants ».

Mais qu’est-ce que la « désinformation » ? Mieux, qu’est-ce que la « désinformation présentant des risques pour la société » ? La loi européenne définit sans peine ce qu’est un « contenu illicite » – en gros ce qui est déjà illégal dans l’UE ou un de ses pays membres (apologie de crime ou de terrorisme, appel à la violence directe, etc) – mais peine à qualifier juridiquement une information « trompeuse » et/ou « préjudiciable ». Devrait-on appliquer la maxime du juge Stewart sur la pornographie, « Je sais ce que c’est quand j’en vois » (I know it when I see it) ?

Hélas même des commis à la désinformation peinent à la distinguer clairement. Art O’leary, directeur de la commission électorale d’Irlande, qui assénait alarmiste que « la désinformation autour des élections était massive », buggait façon erreur 404 quand on lui demandait un exemple spécifique. Incapable de même définir le terme, il se réfugia derrière une description cyclique : « toute information fausse ou trompeuse qui pourrait causer du tort au public ». La désinformation, ça désinforme. Des questions ?

Si oui, le DSA a pensé à vous et crée des « signaleur.ses de confiance » (trusted flaggers). Un statut attribué dans chaque pays à des « organisations » en raison de leur « expertise » et de leurs « compétences ». En somme, les pouvoirs politiques de chaque membre de l’UE vont allouer des macarons « confiance » à de présumé.es expert.es ès désinformation. Ces heureux.ses accrédité.es émettront des « notifications » qui devront être « traitées en priorité » par les plates-formes. Autrement dit, les vérifieur.es officiel.les obligeront les géants du numérique à invisibiliser ou supprimer le contenu qu’iels jugeront illégal, faux, fallacieux, « indésirable », sous peine de sanctions.

Ainsi la Commission européenne embrigade dans un front commun l’industrie de la tech et des clercs de la véracité, adoubés pour conjurer les voix jugées malfaisantes sur la Toile. Bruxelles vise un double-objectif : censurer l'expression des mauvaises pensées auxquelles un quidam pourrait être exposé, et faire triompher la vérité vraie.

Crise de confiance ou crise d'autorité

Beaucoup, peut-être parmi vous, las.ses, inquiet.ètes ou perdu.es dans le chaos informationnel, demandent au pouvoir politique des tuteurs.trices incontestables. A la manière de Nicolas Boileau Despréaux, écrivain du XVIIème : « Faîtes choix d’un censeur solide et salutaire ; Que la raison conduise et le savoir éclaire ». A celles et ceux qui se réjouissent que les gouvernements cooptent des « spécialistes » pour combattre la « désinformation », je n'aurai que 2 mots : fond Marianne. Voilà ce qu'on obtient quand on laisse des incompétent.es ou des technos élire la pseudo-science qualifiée pour orienter la parole publique : des arnaqueurs de première qui ramassent de substantielles subventions, produisent très peu et vocifèrent beaucoup.

Plus récemment, la cellule investigation de Radio France a révélé que l'agence d'influence Avisa Partners était soupçonnée de « désinformation » et de « manipulation » sur Internet. Tripotages de fiches Wikipédia, faux articles pour des médias en ligne, le tout au profit d'une « clientèle huppée », dont beaucoup de despotes africains. Qualifiée d'agence de « mercenaires de l'influence en ligne » par la Fédération européenne des journalistes (FEJ), Avisa Partners avait remporté au début de l'été un contrat auprès de... la Commission européenne pour … « lutter contre la désinformation ». Alors « signaleur de confiance » ou semeur de défiance ?

Il serait fastidieusement interminable d'énumérer – dans une gradation ascendante ou descendante –les petits et grands mensonges « tamponnés, double-tamponnés » par les expert.es public.ques ou privé.es, ayant occulté une affaire, couvert un scandale, organisé l'ignorance. De l'usage de la torture en Algérie aux motifs de la guerre en Libye, des boues rouges de Gardanne ou algues vertes de Bretagne, du sang contaminé au Médiator, des violences policières aux évasions fiscales, la parole publique s'abîme bien plus de la collusion des élites que des théories conspirationnistes.

Mais depuis le vote du Brexit et l'élection de Donald Trump, et a fortiori depuis la crise du Covid-19, l'élite dirigeante craint plus que tout les informations « douteuses », diffusées par des personnes ordinaires sans habituel droit à la parole. Le DSA est une réponse à la « crise plus générale de l’autorité des élites », comme la décrit l'historien américain Thomas Frank. « La politique étrangère […] doit appartenir à la « communauté » diplomatique. La politique de la banque centrale doit être protégée contre l'influence néfaste des fermiers [...] Les membres des professions médicales sont priés d'afficher un point de vue unanime ». La « restauration de la hiérarchie des expertises semble s’imposer comme une urgence morale. « Respectez la science ». Respectez l’expertise. Respectez la hiérarchie. Restez à votre place ».

Afin de rétablir un contrôle efficace sur le droit à la parole et la circulation des idées, l'UE promeut une logique de cooptation entre puissances publiques et gestionnaires privés des moyens de communication. Selon Félix Tréguer, chercheur et membre de la Quadrature du Net, « poursuivant leur propre logique d’accumulation, les grandes plates-formes numériques parviennent […] à centraliser une immense part de nos communications et développent des savoir-faire uniques pour surveiller la population et censurer les espaces d’expression. Autant de techniques que l’Etat entend faire sienne ».

Voilà le triptyque de la censure moderne : des pouvoirs politiques effrayés par la liberté d’expression de M.-Mme. Tout-le-monde et obsédés par le contrôle, s'alliant à d’immenses compagnies technologiques constituées en oligopole et une galaxie d’organisations désignées arbitres de la vérité et du mensonge. Un paradigme de sophistication totalitaire appuyée sur « l’éternelle justification des despotes : « c’est pour votre bien » » (F.T).

« Conformez-vous, re-conformez-vous » qu'ils disaient.

Ces outils de purge des espaces de liberté d'expression, élaborés pendant la pandémie de Covid-19, ont fleuri avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Le 3 mars 2021, l’UE suspendait les médias russes Russia Today (RT) et Sputnik dans l’allégresse de la presse occidentale et le cadre des sanctions infligées à Moscou. Les grandes plate-formes en ligne furent sommées de censurer tous contenus liés à ces médias. Les principales s'exécutèrent, les rares qui résistèrent – la plate-forme Rumble par exemple – furent bannies.

Soudainement toute dissidence à l'encontre de la pensée officielle était assimilée à un « soutien au régime de Poutine », à de la propagande « pro-russe » ou « pro-Kremlin ». Emettre ou relayer une information contraire au discours dominant n'était plus « juste » de la désinformation « préjudiciable » mais de la désinformation au service d'une puissance étrangère, hostile dans le meilleur des cas, ennemie dans le pire.

En exemple, parallèlement à l'entrée en vigueur du DSA, une étude fût publiée par la Commission européenne. Elle affirmait qu'« une campagne russe de désinformation massive » sur les réseaux sociaux avait ciblé l'UE pendant l'année 2022. Durant les 6 premiers mois de 2023, « la portée et l'influence de comptes soutenus par le Kremlin » [je souligne] aurait même cru sur la plate-forme X [j'y reviendrai]. Cette étude a été réalisée par Reset, un thinktank financé par l'oligarque irano-franco-américain Pierre Omidyar, se présentant comme un groupe de veille numérique, traquant la désinformation et les discours de haine sur Internet.

Dans cette étude, sont listés comme artisans de « désinformation massive » sur les réseaux sociaux, des comptes « directement liés à l'Etat russe » – institutions gouvernementales et médias d'Etat –, des comptes « proches de l'Etat russe » – ayant eu une « connexion (sic) » avec lui ou ses médias – et des comptes « idéologiquement alignés (sic) avec l'Etat russe » – reprenant ses informations ou sa « propagande ». Ainsi donc tout.e pigiste ayant jamais travaillé pour un média russe pourrait être étiqueté.e « agent.e de Moscou ». Toute personne publiant ou relayant n'importe quelle information ou opinion pourrait se voir accusée de « propagande poutinienne » sous prétexte qu'elle serait « alignée » avec les vues du Kremlin.

Si vous redoutez que vos impôts financent des groupes néonazis en Ukraine, est-ce que ça fait de vous un.e agent.e russe ? Si vous désapprouvez l'action ou l'extension de l'OTAN, êtes-vous un.e propagandiste pro-Moscou ? Si vous faîtes état de la contre-offensive ukrainienne enlisée, de la Crimée comme d'une terre russe, de la peur de l'escalade nucléaire ou de la nécessité de négocier pour sortir du conflit, méritez-vous d'être censuré.e pour « désinformation » ? Si Poutine devait dire demain que le ciel est bleu et la Terre ronde, devrions-nous tous le voir vert et devenir platistes ?

Ces fabulations sur la « guerre de l'information » que mènerait le Kremlin, comme la « peur des rouges » du temps de la Guerre froide, sont générées via une convergence d'intérêts entre thinktanks, médias et gouvernements afin de réduire au silence toute dissension dans les rangs. Car la censure est à visée interne. C'est la leçon des « Twitter files » – documents révélés par des journalistes indépendants tels que Matt Taibbi, Bari Weiss, Michael Schellenberger et d'autres, portant sur les pressions subies par la direction de Twitter pour « modérer » des contenus et « invisibiliser » des comptes sur leur plate-forme.

Le FBI, la CIA, le ministère de la Justice américain transmettaient des listes de comptes, de publications et de hashtags qu'ils voulaient voir supprimés ou claquemurés, parfois à la demande des services ukrainiens. La majorité de ces comptes appartenait à des citoyen.nes américain.es dont les impôts finançaient le gouvernement de Kiev qui en retour, dans son « combat pour la démocratie », attentait à leur liberté d'expression. Un comble ! Un collectif baptisé Hamilton 68, multi-cité dans de nombreux médias, recensa 644 comptes liés à « des activités d'influence russe en ligne ». Quasiment tous étaient non seulement basés aux Etats-Unis, au Canada ou au Royaume-Uni mais surtout reliés à de « vrais gens », s'exprimant librement, odieusement labellisés laquais de Poutine par des journalistes irresponsables. Toute ressemblance serait fortuite.

Continent orwellien ?

Pourquoi les géants du numérique, jadis terres d'utopie libertaire, acceptent-ils d'être ainsi soumis aux injonctions étatiques et médiatiques ? D'une part ces grandes compagnies, meilleures représentantes d’un capitalisme monopolistique, ne craignent pas tant la concurrence que la régulation. C'est le principal moyen de pression de l'Etat fédéral américain comme de l'UE. « Conformez-vous à nos attentes ou nous vous réglementerons ».

D'autre part, les dirigeant.es et les cadres de ces entreprises partagent des intérêts de classe avec les journalistes, chercheur.es, hauts fonctionnaires, PDGs, entrepreneur.es et oligarques qui profitent d'une certaine mondialisation, soutiennent la construction européenne et l'ordre mondial libéral dirigé depuis Washington. Toutes celles et ceux qui remettent en cause ce statu quo sont des adversaires. Et quoi de mieux que de faire taire un adversaire.

Enfin participer au triptyque de la censure vaut reconnaissance – et légitimation – du pouvoir de l'oligopole technologique par le pouvoir politique. Concentrer l’économie de la parole sur le Net est source de mirifiques profits, et diminuer le nombre d’intermédiaires à contrôler abaisse les coûts associés à la censure. Gagnant-gagnant.

Cette alliance des géants du numérique et des autorités politiques avides de contrôle ne connaît actuellement qu'un seul accroc : la plate-forme X, dirigée par Elon Musk. Oligarque fantasque et imprévisible, son rachat de Twitter avait soulevé une vague de protestations dans la classe politico-médiatique occidentale. Invitant au retour de Trump sur le réseau, à la fin des « modérations » abusives, à une plus grande liberté d'expression – au moins en Occident – le multimilliardaire fût aussi critiqué pour avoir retiré X du « code de bonnes pratiques renforcé en matière de désinformation » promu par Bruxelles en 2022.

Cette décision à rebours du consensus des élites occidentales reçut de la part de Thierry Breton, commissaire européen, la réponse la plus menaçante et la plus sinistrement totalitaire qui soit : « Vous pouvez courir mais vous ne pouvez pas vous cacher » (you can run but you can’t hide). De là découlent les titres de presse et les « études indépendantes » faisant état de la « désinformation » qui exploserait sur X. Objectif de ces campagnes de Name and Shame (nommer et faire honte) : obtenir la soumission de Musk ou justifier son excommunication.

Le gospel européen ne peut tolérer de voix discordante. Plus alignées que jamais sur leur suzerain américain, incapables de créer des plates-formes concurrentes, les nations européennes s'arrangent avec le capitalisme de surveillance made in outre-Atlantique. Face aux difficultés à censurer les dissidences nationalement, elles s’en remettent à une organisation supranationale, l'Union européenne, pour contourner leurs propres règles constitutionnelles, leurs arènes médiatiques et la loupe des opinions publiques, toutes encore largement liées à l'Etat-nation.

Comparez les débats ayant accompagnés la Loi Avia contre les contenus – dits – haineux sur internet, dont les principales dispositions furent censurées par le Conseil constitutionnel pour atteinte à la liberté d’expression. Rappelez-vous de la bronca journalistique contre l'article 24 de la loi dite « Sécurité globale » qui punissait la diffusion de l'image de policiers – article également retoqué par les « Sages » de la République.

Pourquoi le mutisme actuel ? En dehors des intérêts de classe susmentionnés, au delà du catéchisme pro-européen des figures journalistiques, il faut admettre que l'Union a précisément ce rôle de diluer les responsabilités, de flouter les débats, d'éloigner presse et opinion publique nationales et leurs regards inquisiteurs. C'était déjà le cas pour la signature d'accords de libre-échange ou les négociations avec « Big Pharma » durant la crise du Covid. Pour massifier la censure en contournant les recours et les procédures judiciaires et pour automatiser le processus, mieux vaut se situer à Bruxelles qu'à Paris, Rome ou Berlin.

Un des concepts-clés dans la construction de l'identité française a été la liberté d'opinion et d'expression. Pas un absolu, mais un choix de société qu'il vaut mieux en savoir et débattre plus que moins, malgré les erreurs et les errements. Contraindre les échanges d'informations et d'opinions sous prétexte de protection est pire qu'une atteinte, c'est une faute. Paraphrasons ce que nous disait Victor Hugo : « La [parole] peut être libre de deux façons, vis-à-vis [du] gouvernement qui combat son indépendance avec la censure et vis-à-vis [du] public qui combat son indépendance avec le sifflet. Le sifflet peut avoir tort ou raison. La censure a toujours tort ». Continuons le débat !

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