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Billet de blog 20 déc. 2022

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« Guerre de haute intensité » : frais logo d’une idée pourrie – Partie I/II

Nos élites politico-militaires, enfermées dans des logiques de domination aux effets pourtant désastreux, promeuvent une maximisation de la guerre et une course aux armements aussi alarmantes qu’écocidaires.

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Le général Pierre De Villiers est réapparu médiatiquement le mois dernier. L’homme qui, confronté à une coupe budgétaire, avait rétorqué à la députation nationale : « Je ne vais pas me faire b…er » – ce qui lui avait valu une réprimande d’un Emmanuel Macron tout juste élu et piqué dans son autorité – a déclaré sur RMC/BFM, vouloir contribuer à « la capacité de résistance du peuple français, à sa cohésion nationale, à son attachement au drapeau, à la patrie, à la terre des pères ». Merci pour elles.

Souhaitant « apprendre aux jeunes à aimer la France », l’ancien chef d’état-major militait aussi pour de « nouveaux moyens [pas pour l’éducation, pour les armées] », « une simplification des procédures [d’appropriation budgétaire] et moins de technostructures ». Pourquoi ? Parce que « produire des chars, des avions, des bateaux, des sous-marins, ça ne se fait pas en six mois ». Un appel au patriotisme, une charge contre Bercy-la-tatillonne et une supplique pour du matériel lourd supplémentaire, jugés urgents parce que « là, au cœur de l’Europe », se déroulait une « guerre de haute intensité ».

Ce concept, d’abord réservé aux tacticien.ne.s puis étendu aux stratégistes, est devenu mantra médiatique en quelques années et  irrigue les réflexions des militaires, politiques, thinktankistes et journalistes sur la situation de la France, de l’Europe et du monde. Un mantra à l’omniprésence renforcée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mentionné dès la 4ème ligne de la Revue Nationale Stratégique 2022 publiée le 7 novembre. Dans la version 2017, le terme élu était « conflagration majeure ». Dans le livre blanc de 2013, « opération de coercition majeure ». La RNS 2022 appose un sceau élyséen sur le rapport d’information présenté par les député.e.s Patricia Mirallès et Jean-Louis Thiériot à la commission de la Défense nationale, le 17 février dernier – sept jours avant le début de la guerre russo-ukrainienne – et dont la plupart des citations suivantes sont extraites, sauf précisions contraires.

Caméléon couleur intensité

Le récit proposé par les parlementaires est qu’il est indispensable d’ « envisager un affrontement d’un genre nouveau », que l’Etat-major des armées définit comme suit : le « conflit de haute intensité [est] un affrontement extrême des volontés politiques, […] en regard d’enjeux majeurs voire jugés existentiels. […] la confrontation dépasse le strict périmètre des armées et peut nécessiter la mobilisation durable de nombreuses ressources […] et générer des pertes humaines, matérielles et immatérielles élevées ». Le général Burkhard, Chef d’Etat-major des Armées (CEMA),  plus haut rang militaire, s’inscrit là dans la droite ligne de son prédécesseur, le général Lecointre, pour qui la France devait se préparer à « un conflit de survie » face à des « menaces existentielles, à même de saper les fondements de notre Nation » (opex360, juillet 2019).

Ce genre d’affrontement nouveau serait un « conflit conventionnel de grande ampleur », jugé « plus dur » que les conflits asymétriques menés depuis 30 ans. Ce pour 3 raisons principales : 1- la « fin d’un relatif confort opérationnel » [plus de suprématie aérienne ; menaces sur les lignes logistiques ; équipement adverse équivalent voire supérieur] ; 2- l’ « incertitude quant à la durée » [l’autorité politique pourrait ne plus avoir, seule, le choix de quand commencent et finissent les opérations] ; 3- la crainte que « la population civile [française, soit] victime et instrument de la guerre [bombardement ; désinformation] ».

Pour le CEMA, il faut donc préparer la guerre de haute intensité en bâtissant une « crédibilité conventionnelle » pour signifier la détermination de la France et « dissuader ses adversaires d’avoir recours à la force ». Mais attention, le co-rapporteur Thiériot n’en fait pas « une dissuasion conventionnelle […] Le fait d’avoir un outil conventionnel puissant, résilient et susceptible de répondre aux menaces permet de décourager un adversaire de franchir les degrés […] jusqu’au conflit de haute intensité. Donc dissuasion et conflit de haute intensité sont bien deux choses totalement différentes ». Vraiment ?

C’est que le terme d’ « enjeux majeurs voire existentiels » est volontairement ambigu et crée une zone grise – aussi appelée « ambigüité stratégique ». D’après le général Bruno Maigret, ancien commandant des forces aériennes stratégiques, cette ambigüité permet à « l’Etat [de s’] engager dans le combat de haute intensité sans toucher [aux] forces nucléaires ». Préparer ce type d’affrontement évite « une paralysie stratégique », situation où il faut  « arrêter le combat faute de moyens ou entrer dans le monde de la dissuasion [nucléaire] ». Autrement dit, un « outil conventionnel puissant » accroît la « liberté d’action politique » en cas de conflit. C’est avoir une corde de plus à son arc, ou un tour de plus dans son sac.

Ce que proposent état-major, parlementaires et exécutif, c’est de bâtir un outil militaire conventionnel si puissant, si massif, si résilient qu’il dissuadera – ou découragera – tout adversaire potentiel d’avoir recours à la force. Ce que le CEMA a résumé en une formule : « gagner la guerre avant la guerre ». Une innovation d’une hardiesse digne d’en faire une locution : « Si vis pacem, para bellum de haute intensité ». Si l’ennemi n’est pas découragé – ou dissuadé –, il faut avoir les moyens de mener une grande guerre conventionnelle, sous le seuil du conflit nucléaire. Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ?

Clausewitz disait que la guerre est « un caméléon qui change de nature à chaque engagement ». Les qualificatifs qui lui sont accolés sont donc légion. Grande, petite, froide, chaude, asymétrique, limitée, hybride, intensive… Une source de vifs débats entre stratégistes, professionnels et amateurs. « De loin et dans le calme d’un bureau, [ils.elles classent] les conflits sur une sorte d’échelle de Richter qui en mesurerait l’intensité comme on le fait en captant l’énergie d’une secousse volcanique », écrit le général Eric de la Maisonneuve (Revue de Défense nationale, mars 2021). Pour lui, « l’intensité » c’est un « effet de langage », dû à une « mode technocratique qui vise à rendre obscur et complexe ce qui est mal perçu et inquiète ». Un artifice pour contourner une réalité qui dérange ou angoisse, aussi abscons et nocif que ‘’neutraliser l’adversaire’’ pour ‘’tuer l’ennemi’’ ou ‘’frappe chirurgicale’’ pour ‘’bombardement’’.

Quelle réalité cherche-t-on à obscurcir ? Résumons : un « conflit conventionnel de grande ampleur » aux « enjeux majeurs voire existentiels », qui requiert une « mobilisation durable de nombreuses ressources » et génère des « pertes humaines, matérielles et immatérielles élevées ». Ajoutez une (auto)censure médiatique et un « voluptueux bourrage de crânes » (Le Monde diplomatique, septembre 2022). C’est un retour à la guerre des XIXème et XXème siècles, à un processus de radicalisation incontrôlé, une escalade de la violence et une surenchère des objectifs et des moyens de destruction. Elle était alors dénommée « guerre totale ». Mais nos parlementaires ne veulent pas employer ces mots-là. Ca « réduit d’emblée le crédit d’une telle possibilité » !

La crainte des 1%

Dans leur rapport, on peut lire que « la perspective d’un conflit de haute intensité n’est pas évidente ». Le colonel Marc Lobel, du pôle chargé des relations internationales militaires à l’EMA, indique : « il est hautement improbable que la France se trouve isolée dans un conflit de haute intensité ». Il ajoute : « il est illusoire d’imaginer qu’une agression sur un Etat n’entraînerait pas quasi mécaniquement la participation d’autres partenaires à ses côtés ». La France fait de surcroît partie d’ « une alliance politico-militaire (l’OTAN) […], aux moyens militaires pour l’instant sans équivalents ».

En 2021, nous rappelle le sociologue Wolfgang Streeck (New Left Review, juillet 2022), l’année précédant la guerre en Ukraine, les 4 principales puissances européennes de l’OTAN (Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni) avaient un budget militaire combiné triple de celui de la Russie. Ajoutez-y le budget américain et vous obtenez un facteur de 15 pour 1. D’après l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), l’OTAN représente 56% des dépenses militaires mondiales, la Chine 14, la Russie 3.

Des chiffres qui ne disent pas tout, c’est certain. Mais le fait est que Poutine s’est fourvoyé en tentant de soumettre l’Ukraine – qui possédait en 2021 un budget militaire 10 fois inférieur au sien – avec une simple « opération spéciale ». Il a ensuite été contraint à une lutte âpre, coûteuse et prolongée, par la détermination ukrainienne et le soutien occidental. Cela devrait atténuer les craintes de le voir franchir Dniepr, Oder et Rhin, et relativiser le besoin de se préparer toute affaire cessante à un conflit de survie.

Qu’à cela ne tienne, Apolline de Malesherbes (RMC/BFM) sollicite le général De Villiers : « [La guerre] est là au cœur de l’Europe. Elle sera peut-être un jour aux portes de la France ? » Pour le journaliste Xavier Frère (Le Progrès, décembre 2022) c’est comme si c'était déjà le cas : « L’armée française est-elle […] capable d’affronter un engagement majeur, alors que la guerre est à nos portes, en Ukraine ? » Notez qu’il y a plus de 1800 km à vol de Mig entre Kherson et Strasbourg, 2300 par la route en traversant les lignes ukrainiennes, la Pologne, la République tchèque et l’Allemagne. Sans s’embarrasser de ces détails géographiques, Cyril Hanouna questionne Alain Bauer (TPMP, septembre 2022) : « la France pourrait-elle gagner une guerre contre la Russie ? » Craint-il un débarquement à Toulon, dans le Pas-de-Calais ou veut-il rejouer la Moskova, Sébastopol ?

Dans une chronique déplorant l’absence de « pognon de dingue pour les armées » (Le Monde, novembre 2022), le journaliste Jean-Michel Bezat élabore des scénarii qu’il décrédibilise dans la foulée : « Dans l’hypothèse improbable d’une invasion de son territoire, la France ne pourrait mobiliser que 25 000 [soldat.e.s] » et « les forces aériennes avec une trentaine de Rafale ne tiendraient que quelques jours […] Scénario théorique puisque les forces de l’Alliance Atlantique seraient mobilisées ».

Ces propos alarmistes dénaturent la formule de Raymond Aron : la paix reste impossible, la guerre ni probable ni improbable. Pour nos parlementaires, « un conflit de haute intensité peut survenir à n’importe quel moment, […] comme le disait le général Mac Arthur : « les batailles perdues se résument à deux mots : trop tard » ». Il est un brin alarmant que, de tous les militaires américains, iels aient choisi de citer l’homme qui était prêt à nucléariser la côte asiatique – de Pyongyang à Shanghai – afin de ne pas perdre la guerre de Corée.

Notez enfin que la probabilité hautement improbable pour laquelle il faut activement se préparer comme si, est une redite de la doctrine des 1%, conçue par l’ancien vice-président américain Dick ‘’Dantesque devancier de Poutine niveau crimes de guerre et d’agression’’ Cheney : « Même s’il n’y a qu’un pourcent de chance que l’inimaginable se produise, nous devons agir comme s’il s’agissait d’une certitude ». Une maxime à la base de deux décennies de désastres sanglants au Moyen-Orient et si absurde et mortifère qu’elle a servi de réplique à Zack Snyder pour justifier un affrontement entre superhéros dans Batman vs. Superman, faisant clairement du chevalier noir le ‘’méchant’’ du film.

Les 3H : Hitler, hégémonie, hiérarchie

En parlant de ‘’méchants’’, le rapport identifie comme menaces principales pesant sur la nation le « terrorisme islamiste radical » et les « puissances révisionnistes » – ironiquement c’est ainsi que Mao qualifiait l’URSS après le grand schisme communiste des années 60. Ce sont ces dernières que l’hypothèse d’un conflit de haute intensité doit décourager – ou dissuader. Ces réputés insatisfaits du rapport de forces mondial, « maîtres de l’approche indirecte, contre-attaquent avec des moyens sous le seuil du conflit armé – arsenalisation des dépendances [guerre économique], guerre informationnelle – tout en investissant de manière croissante dans la puissance militaire ». Ainsi ils « contribuent à la déliquescence des instances de dialogue multilatéral », réduisant d’autant « les opportunités […] de désescalade ».

La « remise en cause du droit international » et les « actions hybrides sous le seuil du conflit armé [emploi de mercenaires ; guerre par procuration ; ostracisme économique ; attaque informatique ; propagande] » ne sont pourtant pas l’apanage des « révisionnistes ». Invasion de l’Irak, embargo sur Cuba, occupation de la Palestine, bombardements en Syrie, attaques informatiques et sanctions économiques de l’Iran, guerre au Yémen, déstabilisation du Venezuela, renversement de régime en Libye sont autant d’occurrences occidentales d’ « actions hybrides » ajoutant à la « déliquescence du dialogue multilatéral ».

La crainte d’une « mort par mille coupures » aux mains des « maîtres de l’approche indirecte », est renforcée par leur image de puissances tyranniques. Ces régimes despotiques dont, d’après le général Denis Mistral, « le rapport à la mort, au sacrifice et à la patrie ne sont pas les mêmes que chez nous ». Pour se faire comprendre de ces insidieux et farouches rivaux, militaires, politiques et médias postulent qu’il n’existe que le rapport de forces. Une division du monde entre ceux qui ont un lance-missile chargé et ceux qui creusent.

Hubert Védrine (Ouest France, mars 2022) file la métaphore d’un ancien ministre des affaires étrangères allemand, parlant des « Etats carnivores [Chine, Russie, Etats-Unis] contre les herbivores [les nations européennes] ». Le Haut représentant de l’UE, Josep ‘’Welcome to the jungle’’ Borell,  en appelle au même imaginaire : « L’Europe est un jardin […] la plupart du reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait envahir le jardin ». En conséquence, « les Européens doivent être beaucoup plus engagés avec le reste du monde, sinon, le reste du monde nous envahira, de différentes manières et par différents moyens ».

La notion bassement raciste que l’étranger est un sauvage, qui ne comprend que la force et ne valorise pas la vie, est une des caractéristiques de la propagande belliciste à travers l’histoire (Elucid, août 2022). Elle nourrit une psychose sociale-darwinienne de la survie, moteur d’une maximisation des enjeux, d’une radicalisation des parties et d’un accroissement infini des moyens de destruction. Ce qui pourrait s’entendre comme la continuation d’un conflit politique par les armes, impliquant des personnes rationnelles quoiqu’idéologisées, aux intérêts intelligibles, devient « un conflit de survie », qui ne peut et ne doit s‘achever qu’après l’effondrement total de l’adversaire.

L’intensification de l’affrontement est le sous-texte de toutes les comparaisons aux années 30 et les appels à, face à Hitler, être plus Churchill que Chamberlain. Tous les antagonistes, depuis Nasser dans les années 50 à Poutine aujourd’hui, en passant par Saddam et Milosevic, ont été Hitler – le président russe n’est d’ailleurs pas le dernier à jouer le croisé antinazi. C’est un garrot rhétorique – qui voudrait défendre Hitler ? – et un puissant générateur de panique morale. Une panique dont le rôle est d’effacer la mémoire et d’entraver la réflexion, nous faisant rebondir de crise en crise, de conflit en conflit, de diable en diable, de commandes d’armement en commandes d’armement, de logique d’intervention en logique de domination.

La lutte contre Daech fît oublier l’agression américano-européenne de l’Irak ; l’attaque otanienne qui tua Kadhafi, tourna la page Ben Ali/Moubarak, dictateurs arabes choyés ; la guerre civile syrienne flouta les marchés aux esclaves de Tripoli ; l’intervention au Mali chassa le spectre de l’impuissance face à Damas ; l’aide à Kiev a éclipsé le désastre d’Afghanistan, réhabilitant l’Alliance Atlantique et bon nombre des néoconservateurs, jadis déconsidérés pour leurs fiascos sanglants.

Les moyens de l’hégémonie – politique, économique et surtout militaire – ne peuvent être octroyés aux va-t-en-guerre multirécidivistes que par une population entretenue dans une haine farouche d’un démon extérieur. Aussi injustifiable et criminelle soit l’invasion russe, aussi légitime soit le soutien aux Ukrainiens, l’une comme l‘autre sont désormais instrumentalisés. Pour faire oublier les expériences passées, accroître les moyens de destruction et renouveler les plus funestes entreprises de domination, au risque d’une conflagration catastrophique.

Jean-Michel Bezat dans sa chronique du 22/11 s’interrogeait : « Pourquoi le gouvernement (comme les précédents) cantonne-t-il le sujet [du pognon de dingue à déverser sur les armées] aux seuls experts ? » plutôt que d’impliquer le peuple et la société ? Laissons Orwell lui répondre : « la conscience d’être en guerre, et par conséquent en danger, fait que la possession de tout le pouvoir par une petite caste semble être la condition naturelle et inévitable de la survie ». Même si la guerre est lointaine et ne concerne qu’indirectement la population, elle « aide à préserver l’atmosphère mentale spéciale dont a besoin une société hiérarchisée ».

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