A celleux qui veulent changer le monde, le XXIème siècle pose un dilemme ancien rendu insoluble par la crise environnementale. D’un côté, le besoin de populariser la lutte, de s’imposer dans le débat public. De l’autre, la contribution à l’infobésitéi et les dégâts écologiques de la numérisation des moyens de communication.
Dans les milieux militants, lutter implique souvent un Framaii, un groupe Signaliii, une boucle Discordiv, un fil Facebook, une chaîne de mails, un mot-dièse (hashtag), une cagnotte en ligne et du « contenu » pour les réseaux. Autant de moyens d'échanger, de communiquer un récit et de rendre visible son combat. Mais ces outils technologiques sont la propriété et/ou reposent sur les infrastructures de multinationales scélérates. Pire, numériser la lutte implique d’augmenter toujours plus les flux informationnels, énergétiques et matériels, en contradiction totale avec les limites planétaires.
Alors que l’imbrication de la technologie, de l’argent et du pouvoir a rarement été aussi prononcée, alors que l’impact environnemental des outils numériques se fait chaque année plus destructeur, doit-on employer « tous les moyens [technologiques] nécessaires », selon la formule d'un Malcolm X ou d'un Magnetov, pour faire triompher ses idées ?
Sens commun militant
L’époque a pleinement accepté l’idée que Homo n’était pas tant sage (Sapiens) et raisonnable que fabulateur et crédule. Les récits qu’il se raconte modèlent son existence, son rapport aux autres et au monde. Selon la philosophe Kate Crehan, « ces récits, façonnés par la vie collective, sont médiatisés par l’éducation, les médias, les intellectuels et la littérature populaire, et forment ce que l’on appelle le « sens commun », « un ensemble de vérités considérées comme allant de soi, partagées par un groupe social »vi.
Si ce groupe social domine la société, son « sens commun » devient « hégémonique » s’imposant aux autres groupes – concept clé du philosophe multi-cité Antonio Gramsci. Si le groupe est marginal, il lutte pied à pied pour dé-marginaliser son récit, percer le plafond de verre du débat public, ouvrir la fenêtre d’Overton – le cadre du débat « acceptable ». Il livre bataille pour « l’hégémonie culturelle ».
Les activistes cherchant à bousculer le statu quo, marginales.aux par définition, ont donc recours à des actions-chocs, à même de bousculer le sens commun dominant et à imposer leur récit. Iels ont tendance à surjouer la performance – au sens théâtral – politique, à privilégier l’efficacité et la viralité d’un coup spectaculaire afin de compenser la faiblesse de leur nombre. Dans leur livre, les Soulèvements de la Terre proposent ainsi une « morale de l’efficacité » dans laquelle « le bien c’est l’action »vii. Avertissant contre les deux écueils de « la visibilité pour elle-même [et] la désertion des plateaux et des réseaux, iels proposent une échelle pour « jauger » son impactviii.
Gagner la « bataille culturelle » implique une logique guerrière qui tend à déifier l’efficacité, la performance, la « culture » du résultat. Une doctrine passée dogme dans l’Occident contemporain et à l’origine de ses pires dérives. Loin de l’argument de la « pente glissante »ix ou de la dissert’ de philo sur le dilemme du tramwayx, constatons que « la fin justifie-t-elle les moyens ? » est une question vite-évacuée ou vite-répondue dans les milieux militants. Un de leurs sens communs est « Internet est la nouvelle agora. Ne pas être sur les réseaux, c’est ne pas faire vivre son récit, se désarmer, perdre. Concéder le champ de bataille numérique, c’est la défaite culturelle assurée ».
La règle du jeu
Mais diffuser son récit en ligne, c’est entériner l’idée que les grandes entreprises des télécommunications transportent et distribuent la parole dans la société. Beaucoup sont des méga-corporations qui ont prospéré sur puis piétiné les promesses d’Internet. De la Toile reliant l’humanité de façon horizontale, transportant savoirs et idées par-delà les frontières et les rangs sociaux, au déversoir à infox (fake news), aux données monétisées, à l’isolement social, à la surveillance, au cyberharcèlement, aux silos d’opinions, à Elon Musk, à la balkanisation de la réalité et aux guerres de bots… De l’utopie techno-scientifique au syndrome « on vit tous un peu dans Black Mirror »xi.
L’Internet des réseaux sociaux est un marché de l’attention, de stimulations mentales, de paniques morales et d’opinions pulsionnelles. Le règne du court-termisme, du potentiel d’excitation supérieur, de l’amnésie historique et contextuelle. Un monde de divertissement perpétuel à la Aldous Huxley où l’on végète en scrollant, quêtant son prochain shot de dopamine devant la vidéo d’un chaton trompettiste. Le contenu publié n’est pas le produit à vendre mais l’outil de vente. L’espace prétendu commun – l’agora – est en fait balkanisé pour correspondre à nos goûts personnels, recalibrant le réel pour tuer tout raisonnement complexe, nous bombardant continûment d’images, de slogans et de clichés séduisants ou rageants.
Tout aplanir, tout mettre à équidistance, tout homogénéiser, la culture Internet est l’univers de la « monoforme »xii. Sa faculté à digérer toute forme de contestation est extraordinaire. L’intégration permanente des contre-cultures contestataires dans le champ du mainstream faisait récemment dire au Fossoyeur de films, youtubeur critique de cinéma, que « la Matricexiii, elle a gagné. Le système est devenu intouchable et c’est même devenu à son avantage de laisser s’exprimer une petite marge de subversion acceptable. Ca donne un sentiment de liberté »xiv.
Le philosophe David Bénabar expliquait lui l’échec des révolutions par la capacité « destructrice-créatrice du capital »xv, cette aptitude à « révolutionner les forces productives », à se nourrir des critiques. Ce qui ne tue pas le capitalisme le rend plus fort. Une perspective désagréable à admettre : le système ne peut être combattu avec ses propres armes, réformé de l’intérieur, révolutionné « passivement »xvi. Contrairement au trope libéral en vigueur depuis les Lumières, on ne combat pas l’expression nocive par plus d’expression (only way to fight bad speech is more speech).
Il y a des limites – cognitives et humaines, énergétiques et environnementales (nous y reviendrons) – à l’extension infinie des moyens de communication et d’information. C’est pourquoi, selon David Edgerton, « les technologies de la communication n’abolissent pas les frontières et ne donnent pas naissance à une « société de l’information ». La technologie a été l’instrument de forces non pas révolutionnaires mais conservatrices. Les nouvelles technologies perpétuent les vieilles relations de pouvoir »xvii. Choisir le champ de bataille culturelle numérique, gadouiller dans la fange digitale, n’est-ce pas déjà échouer ?
Impasse historique
Autre dilemme et non des moindres du libre marché des idées : son coût environnemental. Comme l’écrit l’historien Dipesh Chakrabarty, « la plupart de nos libertés ont jusqu’à présent été à forte intensité énergétique »xviii. Chaque innovation dans les télécommunications a augmenté la consommation d’énergie et de ressources et favorisé la constitution d’entreprises multinationales et l’expansion de puissances impériales. Le télégraphe, le train, le téléphone, la radio, le cinéma, la télévision, le satellite, autant de « progrès de la civilisation » qui ont chamboulé la circulation d’informations et poussé en retour à la domination du monde et à la « réduction des êtres, des espaces et des choses à des fonds d'énergie et de matière dans lesquels il est loisible de puiser jusqu'à l'épuisement »xix.
L’historien François Jarrige donne l’exemple paroxystique des câbles télégraphiques transocéaniques au XIXème siècle. « L’essor de la télégraphie a ainsi été rendu possible par l’exploitation de nouvelles plantes comme la gutta-percha, un latex naturel issu des forêts de Malaisie [alors protectorat britannique], utilisé comme matériau d’isolation pour les câbles et les équipements électriques sous-marins. Fruit de la rencontre entre les progrès de l’ingénierie, les ambitions expansionnistes de certains Etats et la recherche de nouveaux moyens de communication plus rapides, la technologie du câble marque une rupture dans l’histoire des télécommunications modernes et l’essor des entreprises, permettant de réduire considérablement le rythme de circulation de l’information […] »xx.
Aujourd’hui les câbles transocéaniques sont des tubes de cuivre, d’acier ou d’aluminium, « enveloppés dans du polyéthylène (plastique), renfermant […] des fils de verre, dans lesquels [l’information] transite, à environ 200 000 kilomètres par seconde »xxi. Selon le journaliste Guillaume Pitron, ces « tentacules de l’information » totaliseraient 1,2 millions de kilomètres, plus de trois fois la distance Terre-Lune.
« Tentacules », antennes haut débit, centres de données, supports électroniques et leurs minerais de sang façonnent un système d’information et de communication qui participe au « mode de vie impérial » tel que le décrivent Ulrich Brand et Markus Wissenxxii. Les biens et les services dont dépendent les sociétés développées comme leurs contestataires sont produits dans des conditions sociales et environnementales déplorables, fruits d’échanges inégaux avec des pays dits émergents. Numériser la contestation implique de perpétuer ces relations structurelles d’exploitation et les conflits écologico-impériales qui en résultent.
Dés le XIXème siècle, l’artiste Emile Gravelle avertissait : « A ceux qui parleront de révolution tout en déclarant vouloir conserver l’artificiel superflu, nous dirons ceci : vous êtes des conservateurs d’éléments de servitude, vous serez donc toujours esclaves ; vous pensez vous emparer de la production matérielle pour vous l’approprier, eh bien ! Cette production matérielle qui fait la force de vos oppresseurs est bien garantie contre vos convoitises ; tant qu’elle existera, vos révoltes seront réprimées et vos ruées seront autant de sacrifices inutiles »xxiii.
Conclusion
A toute époque, les contempteurices du statu quo ont utilisé les technologies d’information et de communication disponibles pour chahuter le sens commun dominant. Les journaux lors de la Révolution française, le télégraphe lors du Printemps des peuples, le chemin de fer pour l’Internationale ouvrière. De la presse abolitionniste du XIXème aux reportages radio de mai 68, des images télévisées de la guerre du Vietnam au mouvement en ligne « Me too », à nouveau média, nouvelle façon de lutter.
Cependant gare aux simplifications. Aucune révolution n'est réductible à une cause unique. Toute révolte est multifactorielle. Aucun conflit ne trouve sa source ou sa résolution dans « l'information ». Toute technologie est à double usage. Les structures de pouvoir débordées par les nouveaux médias s’en saisissent aussi vite. Gare aussi aux appropriations. « En 2011, la célébration [occidentalo-centrée] du militantisme sur Twitter et Facebook donnait parfois le sentiment que les révoltes arabes se déroulaient en ligne plutôt que dans la rue »xxiv. Une façon de légitimer les multinationales de la tech et de revitaliser le récit du progrès technologique au service du progrès humain.
Alors que « nos esprits sont remplacés par des algorithmes ; nos cœurs sont remplacés par des sujets tendances sur les réseaux ; notre monde est remplacé par des écrans; notre génie créatif est remplacé par des IA »xxv, il est urgent d’interroger la lutte, sa fin et ses moyens au regard des enjeux environnementaux. L’urgence écologique doit remodeler les cadres du débat et les modalités d’action. Tout.e militant.e doit savoir que « changer la société [c’est] se consacrer au travail de longue haleine que suppose l’organisation politique plutôt que d’organiser un mouvement en se fiant à des miroirs »xxvi, a fortiori s’ils sont aussi déformants, énergivores et écocidaires que les moyens de communication numériques.
L’ampleur des crises actuelles appelle un militantisme révolutionnaire délaissant les outils high tech pour s’appuyer sur les rapports sociaux, les manières de vivre et les imaginaires. Une bonne nouvelle ? Comme l’échec des dictatures appuyées par les moyens technologiques les plus novateurs de leur époque l’a prouvé, même transmis de la main à la main ou de bouche de militante à oreille de contestataire, l’émancipation, l’art et la vérité peuvent tout renverser.
i Ou « surcharge informationnelle », l’excès d’information qu’une personne ne peut traiter ou supporter.
ii Diminutif de Framasoft, réseau de logiciels libres permettant l’organisation, l’information, l’échange en dehors des logiques marchandes. Un de leurs slogans est « Changer le monde un octet à la fois ».
iii Application de messagerie cryptée.
iv Application permettant de créer et de rejoindre des « communautés » en ligne.
v Benjamin Patineau, Le syndrome Magneto, Le Diable Vauvert, 2023.
vi Gramsci’s common sense, Kate Crehan, journals.openedition.org, consulté le 14/05/2025.
vii Les SDT, Premières secousses, La Fabrique, 2024, p.72.
viii Ibid, p.74 et p.270.
ix Thèse imaginant une chaîne de conséquences aboutissant à une conclusion catastrophique et insinuant l’impossibilité de s’arrêter une fois en chemin.
x Dilemme moral : faire bifurquer un tramway et tuer une personne pour éviter la mort de cinq autres.
xi Pour reprendre l’expression du youtubeur Norman.
xii Concept du cinéaste dissident Peter Watkins, la Monoforme est « une structure mono-linéaire de film par un montage frénétique et manipulateur ne laissant pas le temps de penser ou d’espace pour une participation démocratique permettant une remise en cause ou un questionnement », voire le documentaire Peter Watkins – Lituanie, 2001.
xiii A propos de la trilogie Matrix des sœurs Wachowki, chef d’œuvre invitant au renversement du statu quo pour bâtir un monde de tolérance.
xiv Le Fossoyeur de films, Le cinéma. C'était mieux avant. Partie 2, 2024.
xv Histoire des révolutions, Ludivie Bantigny, Quentin Deluermoz, Boris Gopille, Laurent Jeanpierre, Eugénia Palieraki (dir.), La Découverte, 2023, p.1125.
xvi Autre concept d’Antonio Gramsci, la révolution passive serait une transformation radicale de la société sans remise en cause réelle des hiérarchies sociales. Une « révolution sans révolution » initiée par les dominants plutôt que par les dominés.
xvii Cité par François Jarrige, On arrête (parfois) le progrès, L'Echappée, 2022, p.244.
xviii Histoire des révolutions, ibid., p.744.
xix Johann Chapoutot, Christian Ingrao, Nicolas Patin, Le monde nazi 1919-1945, Tallandier, 2024, p.500.
xx Multinationales une histoire du monde contemporain, Olivier Petitjean et Ivan du Roy (sous la dir.), François Jarrige, La Découverte, 2025 p.72.
xxi Guillaume Pitron, L’enfer numérique, Les liens qui libèrent, 2023, p.265.
xxii La Décroissance, n°218 Mai-Juin 2025, p.17.
xxiii Histoire des révolutions, ibid., p.749.
xxiv Hanouna, la gauche et les médias, Pierre Grimbert, Serge Halimi, Le Monde diplomatique, janvier 2023, p.18.
xxv Drones, article par Caitlin Johnstone, décembre 2024, caitlinjohnstone.com, consulté le 25/05/2025.
xxvi Christopher Lasch cité par Pierre Grimbert et Serge Halimi, article cité.