Lors d’une récente interview au Figaro, l’ancien président Nicolas Sarkozy a exposé sa position sur la guerre russo-ukrainienne, affirmant que : « la diplomatie, la discussion, l’échange restent les seuls moyens de trouver une solution acceptable ». Ses propositions visent à « entériner l’état de fait actuel » dans les « territoires disputés de l’est et du sud de l’Ukraine » par des référendums supervisés par la communauté internationale.
Résultats probables : reconnaissance de l’annexion de la Crimée par la Russie et, pour le Donbass, un éventail allant de la très grande autonomie à l’indépendance vis-à-vis de Kiev – plus ou moins ce que prévoyaient les accords de Minsk en 2015. L’ancien chef d’Etat exclut aussi toute adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ou l’UE, déclarant qu’elle a vocation à être « neutre », « un pont entre l’Europe et la Russie ».
La palette de réactions s’étala de la lassitude mollassonne du Quai d’Orsay : « La position de la France au sujet de la guerre d’agression russe en Ukraine est bien connue », aux propos plus catégoriques du président de la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale, Pierre-Alexandre Anglade : « Aussi longtemps que nécessaire, la France et l’Union européenne seront présentes aux côtés des Ukrainiens », jusqu’aux tirs de barrages nourris.
« Faute terrible », entretien « lunaire » et « choquant » d’après Julien Bayou d’Europe Ecologie-Les Verts ; « pathétique » selon Raphaël Glucksmann, eurodéputé proche du PS ; fin de non-recevoir à l’option de « discuter avec Poutine » pour Natalia Pouzyreff, député Renaissance ; « interview pro-Poutine honteuse », François Heisbourg, intellectuel de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) ; re-toilettage de « la fibre pro-russe […] de la droite française » soutenant l’agresseur et affaiblissant la victime, Laurent Marchand, (Ouest-France) ; « Retour lamentable, piteux et révélateur », Thomas Legrand, (Libération). N’en jetez plus, la coupe est pleine.
Flak anti-anti-guerre
Dans le modèle de propagande en démocratie imaginé par Herman et Chomsky, ces réactions outragées constituent la flak, un ensemble de récriminations visant à dissuader toute prise de position s’écartant des valeurs, croyances et codes comportementaux des institutions dominantes. Notez qu’on peut tout-à-fait être un ancien président de la République et se retrouver dans le viseur. Ce genre de panique morale politico-médiatique peut aussi bien affecter rien de moins qu’un président en exercice.
En octobre dernier, lors d’une interview sur France 2, Emmanuel Macron avait écorné le récit du combat à mort Démocratie vs. Autocratie, déclarant qu’une frappe nucléaire tactique de la Russie en Ukraine n’entrainerait pas automatiquement une réponse atomique de la France. « Notre doctrine [d’emploi de la force nucléaire] repose sur les intérêts fondamentaux de la Nation, [qui ne seraient pas] en cause s’il y avait une attaque balistique en Ukraine ou dans la région ».
Les rédactions de France et d’Europe furent parcourues d’un frisson sismique. Une telle déchirure dans le récit occidental d’unité civilisationnelle contre la « barbarie » appelait une réprimande du chef des armées français. Macron « semeur de doute » dans la dissuasion (Le Monde, Opex360) ; entre intérêts « fondamentaux » et intérêts « vitaux », une « faute de grammaire [qui pose] de nombreuses questions » (L’opinion) ; un président qui « dévoile son jeu à Poutine » (L’express) ; « qui [aurait] perdu une bonne occasion de se taire » (Le courrier international). Aussitôt après, le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, fier-à-bras aussi aboyeur qu’insignifiant, déclara que toute attaque nucléaire de Moscou contre l’Ukraine entraînerait une réponse militaire des Occidentaux « si puissante que l’armée russe sera anéantie ». Bienvenu.e en diplomatie !
Les chiens de garde aboient afin que la caravane des opinions dissidentes ne passe pas. Depuis l’invasion russe de février 2022, le discours mandarinal des élites éclairées s’est abêti en « Poutine est le Mal absolu ; les gens biens l’abhorrent ; la guerre est bonne ; la paix indésirable ». A partir de ce constat, « c’est le rôle du complexe militaro-intellectuel que de rendre la guerre possible, voire souhaitable », écrit l’ancien haut fonctionnaire au ministère de la Défense et essayiste poil-à-gratter, Pierre Conesa. Comment insuffler un élan belliciste en démocratie ? « En s’appuyant sur les ressorts identitaires profondément ancrés dans l’histoire des victoires et des défaites passées ». Autrement dit en instrumentalisant le « récit national ». Plutôt que de mener une réflexion stratégique, les élites françaises, héritières arrogantes de traditions impériales, ressassent une vision nostalgique de l’histoire.
Dans un exercice de grandiloquence creuse dont il a le secret, Macron avait flatté un pays capable d’« assurer le libre exercice de sa vocation et de son héritage ». Interviewant le ministre des Armées Lecornu, Elise Vincent du Monde voulait savoir si « la France [aurait] les moyens d’intervenir seule si elle devait défendre son territoire comme le Royaume-Uni l’a fait aux Malouines au début des années 80 ? » Dans quel contexte stratégique ? Face à quel adversaire ? Pour quel confetti d’empire ? Peu importe. L’important c’est que ça en jette.
Commentant la faramineuse loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, Jean-François Pécresse, des Echos voyait la France « redevenir une grande puissance capable de se mesurer aux nouveaux empires » et « l’armée […] caresser l’espoir de retrouver le rang qui était le sien dans les années 60 ».
Néoncons mais pas trop
Demeurer une grande puissance, préserver son statut, tenir son rang, telle est la théologie nationale commune aux factions qui dominent la classe au pouvoir. « Rester dans le jeu » selon le journaliste d’investigation Marc Endeweld. Dans la « guerre larvée entre partisans du « gaullo-mitterandisme », pour qui la France doit préserver sa singularité face aux Etats-Unis, et « néoconservateurs », soucieux que la France devienne la meilleure élève de « camp occidental », ce sont ces derniers qui tiennent le haut du pavé et imposent « la défense des valeurs démocratiques » comme seul horizon de politique étrangère.
Paradoxalement, avant d’en être la cible actuelle, c’est Sarko l’Américain qui a convié cette domination du camp « occidentaliste » sur l’appareil idéologique d’Etat. Lui qui a fait revenir la France dans le commandement intégré de l’OTAN, qui n’a cessé de revendiquer la place de la France dans la « famille occidentale », qui a instrumentalisé le « devoir d’ingérence », rebaptisé « responsabilité de protéger », pour partir en guerre contre la Lybie.
En s’opposant à la doxa belliciste ambiante, le « repris de justesse » – Coluche copyright – cherche probablement à relustrer son image d’homme d’Etat après plusieurs condamnations, à occuper le terrain médiatique pour vendre ses mémoires et à rester pertinent alors que s’aiguisent les ambitions présidentielles à droite. Une posture de vieux sage/faiseur de roi à même d’atténuer ses soucis judiciaires. Son opposition aux candidatures de l’Ukraine et de la Géorgie à l’entrée dans l’OTAN en 2008 – épisode où il s’est effectivement opposé aux visées expansionnistes américaines – ne doit pas occulter tout ce qu’il a fait pour promouvoir l’« Axe du Bien ».
Similairement, l’ambigu M. Macron a multiplié les déclarations contradictoires et les décisions schizophréniques – un art baptisé le « en même temps ». Capable de dénoncer « le néoconservatisme importé en France », de fustiger l’« Etat profond » – hostile à la Russie – du Quai d’Orsay ou de déclarer l’OTAN en état de « mort cérébrale ». Tout en reconnaissant Juan Guaïdo, marionnette de Washington, comme « président en charge » du Venezuela, se solidarisant avec Trump lors de l’assassinat du général iranien Soleimani ou exhortant les Français à « accepter de payer le prix de notre liberté et de nos valeurs » en Ukraine.
Ces contradictions ne sont pas le fruit de la bêtise et de l’incompétence – ou pas que – mais le résultat de circonstances matérielles et historiques dans lesquelles se déploient la politique. Comme le rappelle le stratégiste Benoist Bihan, « depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, [il n’était] d’autre horizon politique à la puissance militaire occidentale que la défense de la sphère de suprématie américaine, ce qu’il est convenu d’appeler « l’ordre international libéral » ».
Produit de la mondialisation des échanges, des communications, des flux financiers et humains, cet « ordre » reposait sur l’expansion continue de l’économie de marché capitaliste, sur de bonnes gouvernances néolibérales et sur une « police internationale » à même d’en assurer la sécurité. Un univers gravitant autour de centres de pouvoir reconnus : la haute finance internationale, les grandes multinationales et l’imperium occidental. Un monde divisé entre « bons citoyens » et « Etats voyous » que des opérations de police ramèneraient vite dans le droit chemin, direction : la « fin de l’histoire » de Fukuyama.
Portés au pouvoir par la classe profitant à plein du libre-marché mondialisé, micro-société sans frontière ni attache, Sarkozy comme Macron – ou Hollande au milieu – se sont élevés en gendarmes auxiliaires de l’hégémonie planétaire américano-occidentale. D’où une dissonance cognitive chez l’élite intellectuelle issue de ces intérêts mondialistes quand l’un ou l’autre évoque les intérêts nationaux – vitaux ou fondamentaux – de la France ou de la Russie.
« On ne peut pas se permettre de ne pas agir pour faire respecter l’ordre international » assénait le ministre Lecornu. « Cette guerre en Ukraine est aussi existentielle pour nous [Occidentaux] » jurait Sylvie Kauffman. Le « courage de l'Ukraine [change] l'équilibre des forces entre l'Occident et les despotismes qui rêvent de nous mettre à bas » proclamait Laure Mandeville. « La guerre [russo-ukrainienne] a resserré les liens transatlantiques, elle a revivifié et encore élargi l'OTAN […] le « déclin » militaire de l'Occident n'a rien d'évident » claironnait Alain Frachon.
Dépasser la « mondialisation armée »
En vérité, la fin du différentiel de puissance – économique, technologique et militaire – qui favorisait les Occidentaux depuis le milieu du XIXème siècle n’est plus. Le moment unipolaire de la puissance américaine est passé. L’émergence d’un univers multipolaire, plus chaotique et incertain, est en bonne voie. La confrontation sino-américaine ébranle le système-monde. De cela, Macron est conscient. Ses déclarations sur l’équilibre à trouver entre Amérique et Chine le prouvent. Mais les réseaux d’intérêts qui l’ont conduit au pouvoir demeurent basés sur des rapports de domination hérités de la suprématie occidentale.
Malheureusement, selon l’historien Eric Williams, « des rapports périmés, dont la faillite paraît éclatante dans la perspective de l'histoire, peuvent exercer un effet d'obstruction et de discontinuité, qui ne peut s'expliquer que par les puissants services qu'il a rendus précédemment et les positions fortes préalablement acquises. […] Longtemps après que les intérêts ont été détruits, les idées qu'ils ont fait naître continuent d'exercer leurs torts, faisant d'autant plus de ravages que les intérêts auxquels elles correspondent n'existent plus ».
Celles et ceux qui n'ont rien oublié, ni rien appris, martèlent le message de revitalisation de l'Occident pour une nouvelle « mission civilisatrice » par la confrontation à visée hégémonique. « Il n’y a pas de compromis, ni stratégique, ni idéologique » assène François Heisbourg. Les relations internationales sont « un jeu à somme nulle. L’un gagne, l’autre perd et inversement ». « Un accord de paix aujourd’hui ne représenterait qu’un cessez-le-feu temporaire permettant à la Russie de se réarmer pour mieux relancer la guerre », affirme Francis Fukuyama. « L’empire russe doit être détruit » balance sobrement Anne Applebaum.
Quelle est l’importance stratégique de l’Ukraine pour la France ? Poser la question est une mise-en-cause du narratif qui veut que le sort de la Démocratie, ou l’ordre mondial, se joue sur le Dniepr. C’est rappeler que les Etats ont des intérêts, généralement ceux de leur classe dirigeante qui parfois – souvent – clashent avec les intérêts du reste de la population. La formulation d’intérêts nationaux, domestiques et étrangers, débattus démocratiquement plutôt qu’élaborés dans la seule tête du représentant-serviteur d’une oligarchie déliquescente doit être une priorité.
Avant de vous demander si déchoir Poutine ou déterminer qui régnera sur le Donbass relève de la sécurité nationale, questionnez-vous : Pour la personne qui va agoniser sur un chariot de réa, au milieu d'un couloir mal éclairé, parce que l'hôpital public n'a pas assez de lits, ni de personnel pour la soigner, où est la sécurité nationale ? Pour la femme qui va mourir dans les trois jours sous les coups de son conjoint parce qu'il n'y avait pas de place d'hébergement d’urgence, où est la sécurité nationale ? Pour le gamin de 10 ans qui va mourir d’une balle perdue dans une guerre de territoires pour contrôler le trafic de drogue, où est la sécurité nationale ? Pour les victimes – mort.es, invalides, déplacé.es – du chômage, de la pollution, de la malbouffe, de la canicule, où est la sécurité nationale ?
« Populisme éhonté », dénonceront certain.es. L’élite dirigeante et le complexe militaro-intellectuel poussent à la panique morale d’autant plus vigoureusement que leurs position et statut de classe dominante sont menacés. Combien ont magnifié Macron en « chef de guerre » plutôt que de faire son bilan avant les élections présidentielles ? Combien d’appels à « l’unité nationale », à « la mobilisation des opinions publiques » plutôt qu’à la concertation démocratique sur « nos intérêts », « notre stratégie », « nos alliances », « nos buts de guerre » ? Comme l’écrit Marc Endeweld, « face à la crise écologique, au réarmement des puissances et aux crises migratoires, l’état d’urgence mondial exige, plus que jamais, une vision, une stratégie et la volonté de renverser la table (sic) ».
Le dernier argument contre la légitimité des élites en place en Occident est la litanie de fiascos répétés dans lesquels leurs visées hégémoniques ont poussé leurs nations. De l’Afghanistan au Mali, en passant par la Syrie ou la Lybie, les conséquences désastreuses des expéditions militaires, embargos économiques et politiques écocidaires, devraient être les dos d’âne qui ralentiraient les ardeurs guerrières des stratèges de salon. Au contraire ces « intellectuels Tefal » – Conesa copyright – sur qui tout rebondit, passent de crise en crise, de majorité en majorité, pour réduire tout situation géopolitique un peu délicate en concours de « qui qui qu’a les plus gros missiles ? ».
Vous valez mieux qu’eux. Ne renoncez pas au débat populaire, particulièrement sur les questions internationales et complexes, peu importe que volent les noms d’oiseaux.