« Ce livre n'est pas moraliste.
Il est une sorte de sabotage du monde et des convictions avec les seuls explosifs laissés à portée de main : l'amitié et la vitesse. Tout bousiller dans la tendresse parce qu'on est furieusement vivant.
L'histoire d’un homme qui ne peut se résoudre à l’inaction.
D'un enfant qui n'est plus un être humain.
D'un idiot qui sait qu'il vaut mieux crever dans la tendresse que de vivre dans la cage.
D’une jeune fille qui espère que la neige puisse être refuge.
Une écorchure sombre et brillante dans l'absurdité du monde. »

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Dans une première partie nommée "L'incertitude du monde”, nous faisons face à un enfant appelé A., qui grandit et réfléchit sur le monde qui l’entoure à travers de brefs focus sur différents âges de sa vie. Il cherche à découvrir et à comprendre ce monde au travers de ses premières expériences et en se construisant dans un entourage difficile, dont son amitié avec B. le sauve.
Nous découvrons dans une deuxième partie nommée “Faire ce qu’il faut”, Shima, une défunte prenant la parole “[qui a] seize ans pour l’éternité” et qui est fascinée par la neige : “Et moi, je regarde tomber la neige, pendant que d’autres attendent la vie”.
Après la neige, voici venue la pluie. La dernière partie nommée “La vie ou l’un de ses dérivés”, nous transporte dans une nouvelle narration omnisciente. Nous retrouvons le personnage A. de la première partie avec un nouveau métier dans lequel il fait face à la maladie, nous découvrons un autre point de vue, un point de vie.
Le lyrisme et le désir d’amour sont présents tout au long du roman par l’expression d'une énergie débridée dont la tendresse de l'expérience humaine permet au lecteur de s'y retrouver.
Qu’est-ce qui vous a inspiré le sujet de ce roman ?
Souvent mes textes se construisent autour d’une question. Pour Border, la question était “quand tout s’écroule, que reste-t-il ?”. Dans ce dernier, ce qui restait c’était les liens entre les gens, ce lien très fort entre les personnages. Dans Cette tendresse qu’on attend dans la nuit, c’est un peu comme s’il y avait un gros plan sur ce lien. Je cherche dans Cette tendresse à explorer ce lien, dire et voir jusqu’où il va et jusqu'où il peut nous emmener.
Ce lien fondamental entre êtres humains doit être exposé au-delà de la notion de bien et de mal et de toute moralité. L’idée était de mettre le roman sur une ligne de crête, dans un équilibre fragile entre violence et tendresse. Le récit ne donne pas de réponse ou de jugement sur ce que fait le personnage principal, et nous oblige à nous repositionner, dans un lien très intime avec lui, au-delà de ce bien et ce mal.
Deux personnages s’appellent A et B. Pourquoi ne pas leur avoir donné de nom ? Pourquoi ces lettres ?
Les autres personnages ont des prénoms Shima, Paul, “celle qui ne veut pas mourir » (car c’est finalement son nom), ou sont définis par leurs fonctions (le curé, la mère, ...).Pour A. et B. c’est différent, tout d’abord parce qu’ils incarnent ce lien que je veux questionner, parcourir ou plus exactement c’est cet espace entre eux que je souhaite explorer. A. et B. parce que ce sont les deux premières lettres de l’alphabet, cette idée du trajet de A à B comme en géométrie. Et puis il y a ce sur quoi se fonde ce texte : Essayer de se détacher d’éléments moralistes. Si je leur avais donné des prénoms, ils auraient été connotés d’une façon ou d’une autre, auraient déjà été chargés d’une histoire, cela aurait été un frein à l’identification ou à la proximité avec les personnages. Nous pouvons donc nous projeter plus facilement en les rendant anonymes.
Je construis des romans fragmentaires, ce sont dans les ellipses que se raconte l’histoire, et l’idée d'ôter leurs noms, de n’être plus que deux lettres en est une forme en soi.
Souvent quand on écrit au présent de narration et à la première personne, il y a une sorte de fusion dans la tête du lecteur, entre l’auteur et le personnage. Et mettre simplement cette lettre permettait à l’ellipse de parler, d’empêcher cette fusion.
Plusieurs narrations existent dans le roman. Pourquoi ce choix ?
La narration se décale, la première partie est en “je” et au présent de narration, la deuxième partie en “tu” et la troisième partie en “il”. Pour moi, c’est presque comme un procédé cinématographique, le “je” est un gros plan, le “tu” un plan un peu plus large, et le “il” un plan large.
Il y a une sorte de défocalisation qui permet de voir l’autour, qui dévoile peu à peu le hors-champ.
Nous ne savons pas si le personnage, A., tue, si nous devons le considérer comme un meurtrier, mais lui s’estime responsable de cette mort. Pour que Shima ne soit pas perçue comme victime, ne soit pas vue à travers les yeux de A. je devais lui donner la parole. La laisser exprimer la tendresse qu’elle a vis-à-vis de son potentiel meurtrier, ou de la personne qui l’a aidé, sortir d’une vision binaire. Avec ce « tu » exprimé par Shima, en faisant parler les morts nous restons dans ce questionnement non résolu : Est-ce que tuer quelqu’un parfois ce n’est pas le sauver ?
Le texte ne juge pas ce que fait le personnage. Si nous gardions le même narrateur tout le long du récit alors nous basculerions d’un côté ou de l’autre de la ligne de crête. Donner la parole à la défunte permet de le déjouer et de nous confronter en tant que lecteur, mais aussi en tant qu’auteur à la vie de Shima et à sa mort. Ne sachant pas laquelle des deux est cruelle, belle ou insupportable. Cela permettait d’atteindre cet endroit où l’on doit nous-même nous poser la question. J’étais dérangé par ce que j’écrivais parfois.
Edward Bond dit “ Dans un monde qui est injuste, la vérité est à chercher en prison.”. Dans notre monde, dans celui de Shima et de A., où est-ce qu’on va chercher la vérité ? Dans la tendresse ?
Je n’ai pas de réponse.
L’histoire parle d’une forte amitié entre ces deux personnages, est-ce une amitié que vous avez vécu qui vous l’a inspiré ?
Beaucoup d’amitiés m’ont inspiré. Des amitiés que j’ai pu vivre ou que je vis, tout comme des amitiés que je peux voir, lire, constater au cinéma ou dans la musique. Il y a cette phrase au début de la deuxième partie où B dit à A : “Un véritable ami c’est quelqu’un chez qui on peut débarquer à 4h du matin avec un cadavre dans le coffre et qui vous aide à cacher le cadavre avant de vous poser des questions”. Au-delà de la morale, nous sommes dans ce lien indéfectible entre deux êtres humains. Nous sommes dans quelque chose que nous avons tous perçu : Cette confiance absolue dans l’autre. Cela ne veut pas dire que nous ne nous posons pas de questions. Cette non réserve absolue, qui est un acte de tendresse absolue. Ces actes de tendresse se révèlent en face des gens qui agissent, qu’ils agissent en bien ou en mal. La tendresse, l’amitié, la confiance absolue ne se découvrent pas dans le discours ou la pensée, ce n’est pas un positionnement, ils se trouvent dans l’agir. A et B sont comme cela, comme d’autres personnages de ce roman. Ce sont des gens qui ne peuvent pas ne pas agir.
Le titre « Cette tendresse qu’on attend dans la nuit et qui ne vient jamais. » est extrait du roman Boussole, de Mathias Enard. Pourquoi avoir choisi les mots d’un autre écrivain ?
Quand quelqu’un écrit quelque chose mieux que soi, il serait bête de ne pas lui emprunter.
J’ai coutume de dire que j’écris avec des ciseaux et de la colle avant même d’écrire avec un stylo et une feuille blanche.
Il y a cette idée de l’angoisse de la page noire, que tout a déjà été écrit. Il y a donc des choses que l’on peut emprunter par clin d'œil, allusion ou hommage. Il y a cette idée qu’il se tisse des liens entre les œuvres. Dans mes textes, il y a toujours des clins d’œil au lecteur références à des musiques, des films, des jeux vidéo, parfois c’est très léger. Ça crée une connivence, une complicité mais aussi des ponts entre les choses, les êtres, les œuvres, les imaginaires. Cela rend les mots plus denses d’une certaine façon. Il existe ces passages secrets, ces passerelles dans mes livres, ce sont des phrases qui sautent d’un roman à l’autre, mais cela s’étend à des œuvres qui, pour moi, ont été marquantes et sont des échos à ce que je tente de faire.
Quand j’ai lu Boussole, cette phrase a surgit et elle se déploie dans mon livre. La tendresse ne cesse d’arriver dans ce livre même si A. ne cesse de l’attendre et de la provoquer.
Par exemple, lorsque le personnage comprend qu’un garçon ne doit pas pleurer, il dit : « Repousser mes larmes vers l’intérieur. Ce suc dissout ma peau. ». Il y a des réflexions assez dures où il se décrit comme n’étant pas un être humain. Est-ce le genre de réflexion que vous vous faisiez plus jeune ou alors est-ce un enfant que vous connaissez qui vous l’a inspiré ?
Tout enfant ou tout adulte se pose cette question à un moment donné ou à un autre, notre relation à l’émotion, à la monstruosité, à la norme, nous sommes toutes et tous traversés par cela. Suis-je un être humain ? Le mal est banal, c’est le quotidien. La monstruosité est ce qu’il y a de plus commun aux êtres humains ; c’est le bien qui est exceptionnel.
Un personnage qui ne se pose pas cette question-là, perd son humanité. J’essaye d’interroger ce qui fait de nous des êtres humains dans ces liens à l’autre, au monstrueux, à l’agir. Si le personnage ne s’interroge pas sur son humanité, je suis à côté du sujet, à côté de la question que le texte pose. C’est cru, violent, c’est un roman qui peut paraître très noir.
Ce qui est assez étonnant c’est qu’avec ce roman, les gens qui sont désespérés le trouvent très lumineux, et les gens qui sont très optimistes pensent qu’il est très sombre.
Cette noirceur interroge peut-être notre rapport au monde, au refus ou à l’acceptation de celui-ci.
J’essaye de ne pas faire quelque chose de moral dans ce livre. Quand tout va bien, que nous avons un toit sur la tête et aucun problème, c’est facile d’être gentil, d’agir, de se montrer généreux et de faire le « bien ». Si nous voulons interroger ce qu’est l’être humain, sa beauté intrinsèque, c’est dans la difficulté qu’il faut la chercher. C’est quand tout va mal qu’agir devient une chose exceptionnelle, que « faire » révèle l’humanité. C’est là que nous voyons la vraie beauté de l’humanité, de sa tendresse, de l’amitié, c’est quand c’est la merde. Ça surgit.
Nous faisons face, dans la première partie, à un personnage qui grandit et se pose des questions comme : « Quand les adultes disent “y’a pire”, de quoi parlent-ils ? ». Alors selon vous, de quoi parlent-ils ?
Je crois que je ne suis pas encore suffisamment adulte pour savoir.
C’est peut-être une façon de se rassurer de se dire qu’il y a pire.
Il n’y a pas de hiérarchie dans le pire. Il n’y a pas de concurrence. C’est comme pour la douleur. Nous avons mal ou non. Peu importe la « quantité » de douleur ou de pire, il n’y a pas de concurrence entre les gens qui ont mal et il n’y a pas de concurrence dans le pire. Actuellement, nous sommes dans une époque où il y a une surenchère de douleur et de pire selon les adultes, une tentative de mettre tout cela en concurrence, c’est très libéral comme position, ce n’est pas très humain.
Cette façon de se rassurer, c’est se donner une raison de ne pas agir et de renoncer. Nous n’agissons pas car cela pourrait être pire.
C’est une manière de se dire “pourquoi lutter contre notre société patriarcale, blanche, bourgeoise, libérale et oppressante ? Car il y a ”pire”. Ne tentons pas d’agir, ne risquons pas « pire ». En vrai, ce n’est pas une raison, c’est une bonne excuse pour renoncer et nous en avons tous envie.
A et B sont des gens qui, avec des gestes tendres, maladroits et terribles, essayent de ne pas renoncer. Même si ne pas renoncer veut parfois dire commettre des gestes atroces, il y a cette absence de renoncement. C’est peut-être cela la tendresse, ne pas renoncer.
Croyez-vous en la tendresse de notre monde ?
Comment pouvons-nous ne pas y croire ?
Il suffit d’un rien. La main d’un enfant qui se glisse dans la vôtre pour traverser une rue, quelqu’un qui vous fait un sourire, un chien qui vous lèche la main, les oiseaux qui traversent le ciel, tout ça c'est de la tendresse.

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Jacques Houssay est né en 1976. A 8 ans il se porte volontaire auprès des présidents français, russe et américain pour être le premier enfant dans l’espace mais ne reçoit aucune réponse. Il a exercé les professions de comédien, travailleur social, barman, cheminot, veilleur de nuit, réceptionniste, RMIste, homme de ménage, chauffeur, professeur de théâtre et libraire — entre autres. Son premier roman, Border, est paru au Nouvel Attila en 2018.
Livres évoqués :
Border, Le Nouvel Attila, 2018
Cette tendresse qu’on attend dans la nuit, Le Nouvel Attila, 2021
Entretien réalisé en mars par Élodie Picard dans le cadre du festival Hors Limites.
Rencontre avec Jacques Houssay le samedi 2 avril 2022 à 15h à la bibliothèque Elsa-Triolet de Pantin.
Plus d’informations sur l’événement : Hors Limites