"Passeports pour la liberté" est une pièce théâtrale adaptée de l'enquête "La France des Belhoumi - Portraits de famille (1977 - 2017)", réalisée par le sociologue Stéphane Beaud et paru aux Éditions La Découverte en 2018.
Initialement programmée dans le cadre du festival littéraire Hors limites à la bibliothèque Albert-Camus de Sevran, nous avions rencontré Dominique Lurcel, metteur en scène et fondateur de la compagnie théâtrale "Passeurs de mémoires" courant février, afin qu'il nous parle de sa nouvelle création. Elle s'inspire d'entretiens inédits réalisés entre le sociologue Stéphane Beaud et Samira Belhoumi, la fille aînée, dont seulement une petite partie est lisible dans cet ouvrage.
La famille Belhoumi est une famille algérienne installée en France depuis quarante ans. Cette enquête est l'histoire d'une "intégration silencieuse", des chemins contrastés, des visions différées et des questions confrontées, qui décrivent la vie des parents et de leurs huit enfants (cinq filles et trois garçons) dans la construction de leurs destins.
Qu'est-ce qui vous a touché dans cette enquête, et pourquoi?
C'est une longue histoire ! En 2013, j'ai réalisé une forme théâtrale à partir du livre de Stéphane Beaud, "Pays de malheur ! Un jeune des cités écrit à un sociologue" (La Découverte, 2004), jouée avec des jeunes d'Aubervilliers et de Saint-Ouen à la Maison des Métallos (Paris, 11e), puis à l'Espace 1789 de Saint-Ouen. Stéphane avait adoré le travail réalisé, et nous sommes restés en contact. Dès la parution de son livre - que j'ai lu immédiatement et que je trouve absolument passionnant -, je suis entré en contact avec plusieurs établissements scolaires à Lyon pour leur proposer de construire un projet théâtral. Après avoir eu l'accord des enfants Belhoumi, Stéphane Beaud m'a confié l'intégralité de ses entretiens. Pendant huit mois, j'ai donc travaillé avec quatre classes sur le livre tout en m'appuyant sur ces documents inédits, afin de monter un spectacle avec eux autour de trois personnages.
Mais en discutant avec lui, on s'est dit que cela valait également la peine de faire entendre l'histoire de Samira, la fille aînée de la famille.

Quels personnages allons-nous trouver dans la pièce ?
C'est un dialogue entre Stéphane Beaud et Samira Belhoumi. Comme il a réalisé plusieurs entretiens entre juillet 2012 et juin 2013, j'ai décidé d'en faire une adaptation, de les réduire en un seul.
Qui est Samira? Quelle est son histoire?
Samira est née en 1970 en Algérie. Son père vient travailler en France en 1971, pendant qu'elle reste en Algérie avec sa mère et ses oncles. Elle le rejoint à l'âge de 7 ans, mais la transition est difficile parce qu'il y a une rupture avec sa langue maternelle, avec son pays natal. Mais comme elle est bavarde, elle va tout de suite avoir envie de s'exprimer, et sa rencontre avec une institutrice va susciter sa curiosité, elle va l'aider et la porter. C'est à ce moment-là que l'histoire de Samira commence, racontant que c'est par la langue qu'elle est devenue française.
Son histoire est celle d'un cheminement à la fois fait de réussites mais aussi de contours d'obstacles par rapport à la société française, à l'éducation qu'elle a reçue, aux traditions familiales. C'est donc l'histoire d'une réussite, mais d'une réussite douloureuse pour arriver, et c'est elle qui le dit ainsi, à se rapprocher petit à petit d'elle-même. C'est cela qui est très émouvant dans son parcours.
D'ailleurs, c'est elle qui a provoqué la rencontre avec Stéphane Beaud, car elle avait envie de parler d'elle et de sa famille mais souhaitait montrer une autre image, une sorte de contre-image que celle renvoyée par les médias, notamment après avoir été bouleversée par les attentats de Toulouse en 2012. C'est pour cela qu'il faut lui donner la parole.

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Comment le travail d'adaptation d'entretiens issus d'une enquête se fait-il pour une pièce théâtrale ?
C'est assez simple car j'ai vraiment voulu conserver la forme et la fluidité des échanges, les mots exacts employés par Samira, la précision de son langage. On a donc gardé la forme de l'entretien et du dialogue, et à partir des différents entretiens écrits, j'en ai fait un montage.
Qu'est-ce que cette famille nous raconte de la France d'aujourd'hui?
C'est qui est très intéressant dans le livre, c'est que l'on est toujours dans une forme de complexité parce qu'il y a des parcours très différents. Entre l'aînée qui est née en 1970 et la dernière née en 1986, il y a seize ans de différence et la société a beaucoup évolué : ce sont deux générations qui entretiennent des rapports différenciés à l'école, à la religion, à la place de la femme dans la société par exemple.
Le livre pose la question de l'intégration : comment une famille d'origine algérienne devient-elle petit à petit française, tout en étant traversée par ces moments de ruptures et d'acceptation de soi qui accompagnent chacun des membres de la fratrie.
On peut parler de kaléidoscope, une sorte d'image multiple de cette famille au regard de la société.
Quel message voulez-vous transmettre avec cette pièce ?
C'est moins un message qu'un désir de débattre. Parce qu'à travers tout ce que raconte Samira, il y a forcément des éléments qui vont faire débat, et je pense qu'aujourd'hui c'est essentiel. Je sais que certaines choses dans la pièce vont créer des tensions, vont faire réagir le public de manière forte, et je tiens à cela.
C'est une volonté de discuter, d'échanger, d'avancer, d'apprendre que les choses ne sont pas simples, et qu'on a besoin de complexité.
Interview réalisée par Isabelana Noguez
Texte édité par Hélène Loupias
Association Bibliothèques en Seine-Saint-Denis
La compagnie : Cie Passeurs de mémoires. Dominique Lurcel
Acteurs de la pièce théâtrale : le metteur en scène Dominique Lurcel et la comédienne Sylvie Laporte.
Le livre : La France des Belhoumi – Portraits de famille (1977-2017), La Découverte, Stéphane Beaud, 2018

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