https://twitter.com/albanvdk/status/1549028708899606528?s=20&t=j-tvCP5L1sOcbWETezGFyA
J'ai reçu ça par un de mes proches. Ça m'a interpellé. Je vous propose une petite analyse de cette vidéo « humoristique » prise dans son contexte idéologique, pour décrypter un peu ce qu’elle nous raconte, et pour expliquer pourquoi je m’en trouve pour le moins affligé.
Les personnages, le décor
On a donc une famille que les publicitaires ont depuis longtemps vendu comme le modèle de la famille parfaite, et dont l’image a été omniprésente pendant des décennies à la télé ou sur n’importe quelle affiche publicitaire : un papa, une maman, blanc·hes, jeunes mais pas trop, financièrement aisé·es (ne serait-ce que parce qu’illes se payent des shooting en studio), deux enfants, un garçon une fille, l’équilibre parfait, tout le monde a l’air en bonne santé et correspond aux canons de beauté occidentaux pour leur classe d’âge. On peut aussi souligner que l’omniprésence de la couleur blanche (fond du studio, T-shirts des personnages) s’accorde avec – et symbolise sans doute – l’innocence et la naïveté de cette famille, qui la rendent docile et coopérative tout au long du processus (j’y reviendrai).
Puis les personnages qui vont prendre leur place tour à tour sur le fond blanc : une femme noire, une femme musulmane (du moins c’est ce qu’on peut déduire du fait qu’elle est voilée) qui forment un couple homosexuel, une fille physiquement handicapée (on imagine que sa condition de personne en fauteuil roulant n’est pas passagère) et également racisée, et un enfant mort-né. Bon ce sont aussi des actrices/mannequins dans un tournage occidental, donc elle correspondent également aux canons de beauté occidentaux, mais c’est pas très important pour la suite.
La cheffe d’orchestre, sous les traits d’une femme photographe, qui va organiser le ballet à l’issu duquel tous les personnages présents sur la « scène » seront remplacés par d’autres et assisteront en spectateurs à la photo finale. Ce personnage est clairement directif, autoritaire, caustique dans ses remarques, cynique et dénué de compassion. Elle incarne clairement le pouvoir. A travers l’imaginaire du studio, de la photographie, on pourrait en déduire qu’il s’agit du pouvoir médiatique en premier lieu, celui de représenter, de donner à voir, en diffusant des images. Mais on peut facilement étendre cet imaginaire à celui du Pouvoir avec un grand P, à la fois médiatique, institutionnel et politique. Elle incarne surtout un discours. Et de par la caractérisation du personnage que je viens d’évoquer, on comprend vite une chose : ce discours qui va nous être présenté est mauvais, on ne doit pas être d’accord avec. On a en effet pas envie de s’identifier à ce personnage détestable tant sur la forme (remarques caustiques, méprisantes, volontairement généralistes et peu subtiles) que sur le fond (j’y viens).
Enfin, ça paraît pas capillotracté de dire que la scène du studio, l’espace devant l’objectif, avec son fond blanc, représente la société (québecoise/canadienne mais plus généralement les sociétés occidentales) et ce qui y est rendu visible. Ce sont donc les conflits autour de la visibilité, de la place des minorités et des relations de domination qui sont ainsi traités et mis en scène.
Le fond du discours : « l’inclusion » serait tendance
Ce que la photographe explique à cette famille un peu ahurie et passive dans sa réaction, c’est qu’être blanc·he, hétéro, etc., ça n’est plus « bankable », que la norme qu’elle incarne n’est plus validée socialement. Il faudrait en avoir honte, le cacher, et se renier au profit d’une nouvelle norme, celle de la représentation des minorités. Le discours de la photographe et ce qu’elle met en place représente ce qui est souvent présenté comme la « bien-pensance », le « politiquement correct », ou la « discrimination positive » par ses pourfendeurs. Selon ces derniers, il y aurait une nouvelle « tendance » ou « mode » de l’inclusivité impliquant qu’il soit désormais d’avantage valorisé dans nos sociétés d’être noire, musulmane, lesbienne et/ou handicapée (on aurait pu rajouter trans, gros·se, pauvre,…).
Le paradoxe de l’enfant mort-né
J’étais d’abord tenté de laisser de côté dans mon propos l’enfant mort-né. Contrairement aux autres personnes représentées, il ne fait pas partie d’une catégorie qui subit des discriminations systémiques (je dirais qu’il n’y a pas d’ « enfantmortnéisme » comme il y a du racisme ou de l’homophobie par exemple). Généralement, les personnes qui ont vécu le drame de perdre un enfant en bas âge suscitent de l’empathie, ou de la pitié, parfois de la crainte, ce qui peut conduire à des situations pénibles pour ces personnes mais pour des raisons connexes, en tous cas elles suscitent rarement de la haine consciente précisément pour avoir perdu un enfant. A priori, il ne viendrait pas à l’idée de grand monde de considérer qu’avoir un enfant mort-né est une source de valorisation dans la société, quelque chose dont on pourrait tirer des avantages heureux. On pourrait donc y voir de l’humour noir avec une distanciation extrême dans le ressort humoristique, et extrapoler aux autres catégories de personnes visées, considérant comme évident pour les auteur·es comme pour les spectateur·ices que personne ne tire profit de son handicap ou de sa condition de femme noire, lesbienne, voilée… Mais c’est plus compliqué que ça, justement à cause du contexte idéologique et du reste du sous-texte de cette vidéo qui est bien clair par ailleurs. On l’a vu, ce qui est mis en scène c’est précisément que les personnages qui remplacent la première famille ont les faveurs du pouvoir, et prennent l’avantage au moins symbolique : ils sont favorisés, à la mode, donc autorisés à prendre la lumière, au détriment des anciennes catégories sociales légitimes. Paradoxalement, le rôle de l’enfant mort-né est en fait celui de ramener tous les autres types de discriminations subies à des prétextes avantageux à même de susciter l’apitoiement. C’est une ficelle classique de ce genre de discours, les minorités acquièrent leur visibilité grâce à des caprices identitaires, elles chouinent, alors qu’elles devraient dire merci aux dominant·es d’avoir aboli l’esclavage, octroyé le droit de vote aux femmes et construit quelques rampes d’accès pour les fauteuils. Représenter une minorité ayant subi des siècles de discrimination est ainsi discrètement mis en équivalence avec l’événement malheureux d’avoir perdu un enfant en bas-âge… et dans le même mouvement, comme certain·es considèrent effectivement qu’on peut tirer avantage de son statut de minorité, le ressort de l’humour noir est mise en doute et on pourrait soupçonner les auteur·es de vraiment considérer qu’on peut tirer profit de la perte d’un enfant…
Grand remplacement, wokisme et Cancel Culture : les obsessions réactionnaires
Le premier commentaire en dessous de la vidéo (« le wokisme dans sa splendeur » avec deux émoji mdr) le confirme : cette vidéo prend place au sein de – et renforce – un contexte idéologique réactionnaire qui développe l’idée que la place des catégories historiquement dominantes (les hommes, les blanc·hes, les hétéros, les valides…) serait menacée par la plus grande visibilité dont bénéficient (de façon très récente dans l’histoire moderne) des personnes issues de catégories sociales jusque là invisibilisées.
Je ne sais pas si cette vidéo a un titre - en cherchant sur internet je n’ai pour l’instant pas trouvé de sources et d’info sur ses auteur·es et sa provenance - mais on pourrait en proposer un : « Le grand remplacement ». C’est précisément la paranoïa moderne qui sous-tend cette saynète : la peur des catégories dominantes de se voir déclassées, stigmatisées, surpassées, mises sur la touche par les revendications de traitement égalitaire et de prise en compte de la parole de catégories sociales historiquement ignorées, discriminées, opprimées.
A la fin de cette vidéo, on a de l’empathie pour ces personnes qui se retrouvent littéralement mises de côté. Les regarder se plier naïvement aux injonctions d’un pouvoir péremptoire se veut drôle autant que révoltant. Et c’est précisément là où on veut nous mener, les spectateur·ices sont invité·es à s’insurger de voir ces personnages ne pas réagir face à cette injustice notoire qui consiste à se faire "grandremplacer" sur leur propre photo de famille, donc déposséder de leur identité, menacer dans leur existence même. L’image qu’illes renvoient n’est plus acceptable, illes sont annulé·es/« cancelled », au profit de minorités visibles qui occupent désormais le devant de la scène. Le discours de la photographe est aussi caricatural que la naïveté de la réaction des parents, qui se réjouissent de la nouvelle image familiale qui ornera leur cheminée, car d’avantage en phase avec l’époque, et acceptent donc cette injonction de renier qui ils sont. Le sous texte final ressemble à un bon gros « debout les blanc·hes hétéros ! Si comme cette famille on ne réagit pas, si on se laisse manipuler par le pouvoir médiatico-politique gangréné par l’idéologie wokiste, on perdra nos privilèges au profit de ces minorités qui seront bien contentes de nous éliminer ! ». Je ne sais pas comment fonctionne l’algorithme Tweeter, mais ça ne me paraît pas étonnant que les premiers tweets reliés à ce post qu’on me propose soient de Christiane Kelly (animatrice sur Cnews et tenante un discours notoirement d’extrême droite), Eric Naulleau (grand pote de Zemmour) et Nicolas Dupont-Aignan… joli podium de personnes fréquentables.
Un peu de perspective
La paranoïa réactionnaire que j’évoquais est en partie fondée sur un élément qui personnellement me réjouit : oui, les mouvements et luttes sociales (plus ou moins récentes) pour l’accès aux droits et à la parole publique de certaines personnes qui jusque là en étaient privées commencent à porter leurs fruits. Aujourd’hui, prétendre à l’universalité quand on est un homme, qu’on est valide, ou qu’on est blanc·he n’est plus aussi facile. Être une famille blanche hétéro et prétendre incarner l’image universelle de la famille ne se fait plus sans friction. Et c’est tant mieux. Pourvu que ça dure et que ça s’amplifie, qu’on atteigne peut-être un jour quelque chose qui ressemble à de l’égalité réelle, et que de plus en plus de personnes privilégiées dans la société en viennent à prendre conscience de leurs privilèges, à les questionner.
Mais la paranoïa réactionnaire fantasme une situation où les minorités, aidées par la « bien-pensance » médiatique et politique, auraient pris le pouvoir sur les dominant·es traditionnel·les. Brandir cette menace a pour but évident de délégitimer les revendications que formulent des personnes qui subissent les inégalités dans leur existence quotidienne, en les présentant soit comme des caprices, soit comme des basses envies de vengeance et de prise de pouvoir. Il ne s’agirait donc pas pour ces personnes de rééquilibrer une situation injuste mais une volonté d’être dominant·es à la place des dominant·es. Un des éléments qui appuie ça dans la vidéo, c’est le dernier remplacement. Spontanément et en suivant le propos de la photographe, on pourrait se dire que l’enfant blanc a bien sa place dans cette « famille multi-ethnique recomposée »… Mais non, la caricature doit aller jusqu’à éradiquer tous les blancs pour servir le propos du grand remplacement qui ne ferait aucune place aux anciens dominants. A priori pas grand-chose ne vient étayer ces spasmes discursifs de boomers réacs. Et surtout dans les faits, on ne note aucune inversion sociale de la discrimination, à peine un début de rééquilibrage. Jusqu’à preuve du contraire, il est toujours plus avantageux dans nos sociétés d’être blanc·he, valide, hétérosexuel et riche que basané ou pédé. Les femmes voilées et les lesbiennes courent toujours plus de risque de se faire agresser pour ce qu’elles sont, et les personnes en fauteuil ont toujours huit fois plus d’efforts à fournir et d’obstacles en face d’elles, pour avoir accès à une petite partie seulement des services accessibles aux autres. Si vraiment on pense que « ces gens-là » commencent à prendre trop de place avec leurs chouineries communautaires, c’est qu'on a certainement pas conscience des privilèges qui nous ont facilité les choses jusque là. Espérons qu’un jour ça ne sera plus possible de lancer du « ces gens-là », ou de profiter de son pouvoir pour négocier un logement contre des faveurs sexuelles, et d’être ministre d’un pays occidental. Qu’un jour il y aura autant de femmes que d’hommes représentées dans les festivals de musique, les films au box-office ou l’assemblée nationale. En attendant ce jour, Finkielkraut et Blanquer peuvent dormir tranquilles, la suprématie des vieux mâles blancs a encore de beaux restes.
Conclusion : « c’est drôle parce que c’est vrai »
Sans surprise, j’ai trouvé ça pas drôle et politiquement nauséabond. Si je trouve le message de fond vraiment dangereux, la forme d’une vidéo qui se veut humoristique me semble un plus grand danger encore. L’humour n’est pas neutre (1), il prend toujours place dans un contexte politique, culturel et social. Et un des ressorts du comique est de jouer sur des choses que les gens pensent réellement (2), en faisant appel à l’émotion et au subliminal, ce qui atténue la possibilité d’argumentation critique. C’est ce que je tente de déjouer en développant cette analyse de vidéo et de sous-texte. Quand il s’agit d’entendre fustiger la cancel culture, le wokisme et le grand remplacement, je préfère être face à Pascal Praud sur Cnews, ou face aux Grosses Têtes (au moins c’est clair, je sais d’où ça vient...), que face à ce genre de sketch, qui sert sans en avoir l’air un discours clairement situé à droite de l’échiquier politique. Stratégie cela dit habile, car cette vidéo d’origine inconnue circule dans des réseaux où les extraits de « L’heure des Pros » auraient plus de mal à se frayer un chemin.
Notes
(1) c’est pas moi qui le dit c’est Le Monde https://www.youtube.com/watch?v=nBoiSrhGajM ou encore ça https://www.youtube.com/watch?v=9f3Mc25mg9k ou encore ça https://www.youtube.com/watch?v=YWY9mflUhFY ou encore marginalement ça https://www.youtube.com/watch?v=NNToy6pOqgM)
(2) Cf. https://uneheuredepeine.blogspot.com/2012/08/lhumour-est-une-chose-trop-serieuse.html