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Billet de blog 18 octobre 2025

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Et Rogelio est arrivé dans notre rue

La vie dans le quartier de Santa Fe à La Havane est difficile. Elle peut pourtant être haute en couleur, et, comme partout, certains personnages s'y distinguent.

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Il est des existences qui laissent à penser. Celle de Rogelio, par exemple, qui s’est installé il y a deux ans dans notre rue. Visage de baroudeur et caractère bien trempé, il est né à La Havane en 1956 et y a passé sa vie. Il a été militaire, gardien, maçon, mécanicien dans les fabriques de papier, responsable du contrôle sanitaire dans les restaurants du quartier chinois, chauffeur de bus... Il a connu le Che Guevara lorsqu’il était enfant, et a fait la guerre en Angola lorsqu’il était soldat. Il a eu deux femmes officielles, un peu plus non-officiellement, et six enfants.

Illustration 1
La rue 1A dans le quartier de Santa Fe © Y. Martinez

Pourquoi s’est-il installé ici, tout seul, à l’âge de 68 ans ? Pourquoi a-t-il fait ce choix alors qu’il pourrait à tout moment, comme il le raconte, rentrer chez-lui dans le quartier de la Lisa où il a une maison ?

Il vaut parfois mieux ne pas poser trop de questions même si je me montre curieux de temps en temps. Il m’explique qu’il cherchait du travail, que le délégué de quartier lui en a proposé, et qu’il l’a accepté. Durant quelques mois, il a été gardien de la boulangerie d’État (à l’angle de notre rue), en échange d’un petit salaire et de deux pièces insalubres isolées de l’extérieur par une vielle porte en tôle ondulée.

Illustration 2
La boulangerie même si elle n'en a pas l'air © Y. Martinez

Il s’y est installé, simplement avec son sac, dormant sur un vieux matelas récupéré et cuisinant sur un petit récipient à charbon muni d’une grille. Il se lavait au robinet, n’avait pas de meubles, mais s’entourait d’un bric-à-brac d’objets, de bouts de bois et de ferraille, parfois de vieux outils, tout cela en prévision, disait-il, de bricolages futurs. Puis la boulangerie, déjà en mauvais état, a continué de se dégrader. Le local, qui ne sera bientôt plus qu’une ruine, a finalement fermé et le salaire de Rolegio avec. Alors, à la surprise de tous, l’homme a démontré qu’il avait d’autres cordes à son arc. Il s’est proposé pour aider aux petits travaux dans toutes les maisons de la cuadra[1], s’y est employé sans relâche et, à force de conversations amicales et de services rendus, il est devenu populaire. Ami de beaucoup, ennemi de certains tout de même (la vie dans les quartiers populaires de La Havane l’impose), il s’est intégré et s’est installé dans une propriété en construction, destinée à devenir cafeteria. Il y dort et surveille le local pour un meilleur salaire que celui de la boulangerie. Le jour, il donne des coups de mains à ceux qu’il aime bien, se fait payer par les autres, raconte ses histoires à qui veut les écouter et arpente le secteur. Il n’est pas rare d’entendre les voisins l’appeler et se le jalouser, ce qui le remplit d’orgueil.

Notre maison est probablement devenue sa favorite et il assure nous tenir, ma compagne et moi, pour sa famille. Il nous aide dans le jardin et nous l’aidons à trouver des médicaments ou d’autres produits difficiles à se procurer. Notre échange est limpide et cordial, mais nous avons surtout en commun d’aimer ce quartier, qui, comme tant d’autres à Cuba, traverse de grosses difficultés. Nous voulons aider, chacun à notre façon, et c’est sur ce point que nous nous retrouvons. Rolegio prétend n’avoir peur de rien, s’insurge tous les jours contre l’injustice, et, dans un monde où les valeurs ont tendance à s’effondrer, il place la franchise au-dessus de tout. Comme tout cubain qui se respecte, il sait toutefois mentir avec aisance, mais il n’en use que pour colorer la vie. Il est de ces gens honnêtes qui essaient d’être en accord avec eux-mêmes, ce qui l’honore.

C’est ainsi que nous en sommes arrivés à parler de ce blog. Comme j’envisage de l’utiliser pour diffuser, entre autres, une sorte de chronique cubaine, il semble que notre ami soit un témoin idéal. Il ne souhaite pas que je change son nom (ce que je fais avec certains par souci de confidentialité), est heureux que sa photo soit publiée, et se montre fier comme un coq d’être connu par les lecteurs d’un journal français.

Ceci était donc une présentation de Rogelio que je compte faire parler davantage dans d’autres billets.

Illustration 3
Rogelio © Y. Martinez

[1] Tronçon d’une rue entre deux croisements. Le terme est davantage utilisé que celui de « rue », lorsque l’on se réfère à la voie publique où l’on habite.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.