Lors de son discours sur l'état de la Nation du 13 décembre 2021, Félix Tshisekedi avait rappelé que son mandat à la tête de l’Union africaine en 2021 portait sur le thème général : « Arts, culture et patrimoine : leviers pour construire l’Afrique que nous voulons ». Pourtant, cette déclaration – comme les autres de ce discours – contraste avec la réalité et la situation des artistes musiciens dit engagés en RDC sous son régime. Dans ce billet, nous démontrons que les deux artistes Idengo et Muyisa sont aujourd'hui les figures artistiques de la souffrance des populations de Beni victimes des massacres à répétition depuis 2014 (1). De même, l'infraction d'offense au Chef de l'Etat pour laquelle ils sont condamnés est aujourd'hui contraire à la Constitution de 2006 et aux engagements internationaux de la RDC (2).
1. Idengo et Muyisa : deux figures artistiques de la souffrance des populations Beni
Qui sont Delphin Katembo dit Idengo Delcat et Muyisa Nzanzu ? La condamnation de ces deux jeunes artistes musiciens engagés ce 17 décembre 2021 par un tribunal militaire à Goma respectivement à 10 ans et 2 ans de prison pour outrage au Chef de l'Etat et à l'armée illustre le sort que le régime de Tshisekedi réserve aux artistes qui dénoncent les massacres des civils en cours à l’Est du pays et la mauvaise gouvernance en RDC, bref à toute critique du régime en place. Ces deux jeunes condamnés ont en commun le fait d’être tous originaires de la région de Beni – dont la population est massacrée depuis 2014 - et le fait d’utiliser leur art pour porter la voix des victimes de ce carnage. De même, ils dénoncent, à travers leurs chansons, l’échec du gouvernement à tenir ses engagements : restaurer la paix et assurer le bien-être aux populations. Enfin, ces deux artistes ont également en commun le style de leur musique et les termes très tranchants – à la hauteur de la misère du peuple de Beni et de sa déception.
L’arrestation d’Idengo en octobre 2021 est intervenue après la diffusion de ses chansons Effacer le tableau et Ce n'est pas normal sur sa chaine YouTube. Plusieurs personnalités politiques dont l’opposant Martin Fayulu et acteurs de la société civile avaient dénoncé l’arrestation de ce deux artistes. Dans ses récentes chansons de septembre et octobre 2021, cet artiste en appelait à une manifestation contre l’armée qui a prouvé son incapacité à rétablir la paix dans la région de Beni. Il dénonçait par ailleurs la persistance des massacres des civils malgré la proclamation, en mai 2021, de l’état de siège au Nord-Kivu et en l’Ituri. Idengo avait d’ailleurs accueilli la proclamation de l’état de siège par Etat de chaise, une chanson dans laquelle il dénonçait notamment la promotion des officiers controversés ainsi que les restrictions des libertés pendant l’état de siège.
Idengo a payé le prix le plus fort pour son engagement. Il a été condamné à 10 ans de servitude pénale. Cette peine est certes inférieure à celle de 20 ans que le parquet militaire avait requis contre cet artiste mais inadmissible dans un Etatqui se dit de droit. Ses chansons menacent-ils davantage la Nation que les détourneurs des deniers publics – en million de dollars US – dont certains ont pourtant été graciés par le Président de la République, remis en liberté ou ceux qui n’ont même pas inquiétés malgré les lourds soupçons qui pèsent contre eux ?
Idengo, cet artiste prolifique qui n’est pas sans rappeler – par son rythme, le ton de ses textes et son engagement – les grandes figures de la musique engagée comme Alpha Blondy, Tiken Jah Fakoly ou encore Bob Marley. Fidèle à lui-même, Idengo avait déclaré aux juges militaires lors de son procès : « Je maintiens tout ce qui est dit dans mes chansons (…). Chez nous à Beni, on tue les gens chaque jour depuis 2014, rien n’a changé. (…). Les FARDC (armée congolaise) ne font rien pour protéger la population ». Il expliquait en outre devant les juges militaires que la persistance de ces massacres l’avait poussé à chanter Ce n’est pas normal, une chanson dans laquelle il dénonçait les massacres et l’impuissance de l’armée congolaise et qui lui a attiré la foudre de Jupiter ! Les avocats de l’artiste ont interjeté appel après avoir fait valoir devant le juge que leur client avait besoin d’un suivi psychiatrique en raison des années de guerre qui lui ont arraché ses parents et proches.
Quelques mois avant son arrestation, en pleine état de siège, Idengo avait sorti Président alisha kimbia (Le Président a démissionné), une chanson dans laquelle il dénonçait l’incapacité du Président Tshisekedi à mettre fin aux massacres, le hold-up l’ayant amené au pouvoir, la corruption des députés et l’impunité des auteurs des crimes graves et leur promotion dans l’armée et les institutions etc. Pour cet artiste, les crimes qui se passent à Beni et dans l’Est du pays prouvent que la RDC n’a pas de Président ou que celui-ci a déjà démissionné. Prolifique, Idengo a également chanté Esclaves, une chanson dans laquelle il en appelait à la mobilisation et à la résistance contre le plan de balkanisation du Congo. Il a également été très critique envers les opérations militaires dites Sokola de l’armée congolaise et ses dérives au Nord-Kivu à travers sa chanson Opération Sokola 20 Dans Gouvernement des fous, Idengo dénonçait l’insensibilité des dirigeants face à la misère du peuple, la corruption, l’opulence et l’incompétence du gouvernement. Cet artiste a également chanté sur le covid-19. Dans sa chanson Confinez-vous, il s’était montré très critique vis-à-vis du confinement imposé en 2020 aux congolais au début de la pandémie sans tenir compte des particularités de chaque région du pays et la misère du peuple. Dans la même chanson, cet artiste avait également dénoncé les détournements des fonds dédiés à la lutte contre la pandémie. Idengo est également dénoncé la politisation et l’affairisme de l’armée dans Il est temps.
Rappelons que cet artiste n’est pas à sa première arrestation même si les précédentes n’avaient pas conduit à une condamnation pénale. Sa récente arrestation date de février 2021. Il est resté détenu pendant plus d’un mois avant d’être libéré sous la pression de l’opinion locale et nationale. Cette arrestation était intervenue après la diffusion de sa chanson Politiciens escrocs dans laquelle il dénonçait la mauvaise gouvernance, les détournements des deniers publics, la corruption et la paupérisation de la population et en appelait à la fin des massacres à Beni. Il lui était reproché, à travers cette chanson, d’avoir offensé le Chef de l’Etat et d’autres personnalités politiques. Après sa libération, cet artiste qui se qualifie comme un « artiste révolutionnaire » avait promis de ne pas baisser les mains et de continuer de chanter jusqu’à la fin des massacres des populations civiles dans son territoire de Beni. Quelques heures seulement après sa libération, cet artiste avait tenu son engagement : il diffusa sa nouvelle chanson Pays des prisonniers dans laquelle il dénonçait l’instrumentalisation de la justice à des fins politiques et la corruption qui gangrène le secteur de la justice.
L’artiste Muyisa Nzanzu, 33 ans, s’inscrit également dans la même ligne que Idengo. Il a été condamné à 2 ans par le même tribunal pour offense envers le Chef de l’Etat pour des propos tenus lors d’un concert en Uganda. Dans sa chanson Pas de Président, cet artiste en appelait à l’unité nationale contre l’impitoyable ennemi du peuple congolais. Diffusé en juillet 2021 en plein état de siège, cet artiste dénonçait à travers cette chanson, comme Idengo, l’échec de l’armée et l’absence de volonté des dirigeants – ou leurs complicités – pour pacifier le pays. Nzanzu reprend le même thème dans la chanson Les aventuriers avec la collaboration de Idengo. Dans cette chanson diffusée en mai 2021, les deux artistes condamnent l’échec du Président Tshisekedi à rétablir la paix et le bien-être des populations et critiquent les politiciens locaux qui sont complices du malheur des populations.
Constant et droit dans ses bottes, l’artiste Muyisa a, comme Idengo, profité de son procès pour marteler le message de ses chansons. Devant les juges militaires, cet artiste a rappelé les promesses électorales non-tenues par le Président Tshisekedi : rétablir la paix et mettre fin aux massacres à Beni. L’artiste a continué : « Voilà pourquoi je dis que les gens qui sont au gouvernement sont des voyous, des imbéciles, qu’ils veulent seulement la gloire. Mais je n’ai pas injurié le président, je lui rappelle son travail ».
2. L’offense envers le Chef de l’Etat : infraction incompatible avec la nouvelle Constitution
L’infraction d’offense au Chef de l’Etat est très activée depuis l’arrivée de Tshisekedi au pouvoir. En témoigne les nombreuses arrestations et condamnations des opposants, des journalistes, des parlementaires et des activistes de la société civile pour offense au Chef de l’Etat ou à l’autorité. L’inquiétant recours à cette qualification pénale pour museler les voix dissidentes avait poussé certains acteurs politiques à exiger la dépénalisation de cette infraction qui est en déphasage avec l’évolution du droit congolais et les libertés que reconnaissent la Constitution de 2006 et les conventions internationales et régionales ratifiées par la RDC.
En effet, la liberté d’expression - que l’incrimination d’outrage au Chef de l’Etat ou à l’autorité menace sérieusement - est écrite dans la Constitution congolaise depuis 2006. L’article 23 de ce texte le consacre en ces termes : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit implique la liberté d’exprimer ses opinions ou ses convictions, notamment par la parole, l’écrit et l’image, sous réserve du respect de la loi, de l’ordre public et des bonnes mœurs ». Le même droit est reconnu par l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté par l’ONU en 1966 qui prévoit que « nul ne peut être inquiété pour ses opinions » et dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (article 9).
Même si ce droit n’est pas absolu et son exercice soumis au respect des droits et de la réputation d’autrui ainsi qu’à la sauvegarde des intérêts publics (sécurité, ordre public, santé ou moralité publiques), les organes de protection de droits de l’homme – onusien et régionaux – reconnaissent aujourd’hui que les critiques – même les plus rudes – envers les autorités publiques sont couvertes par la liberté d’expression. Cela ressort notamment de la position de position du Comité des droits de l’homme de l’ONU qui a considéré en 2011 à travers son Observation générale n°34 sur la liberté d’opinion et d’expression ce qui suit : « Dans le cadre du débat public concernant des personnalités publiques du domaine politique et des institutions publiques, le Pacte accorde une importance particulière à la liberté d’expression sans entrave. Par conséquent, le simple fait que des formes d’expression soient considérées comme insultantes pour une personnalité publique n’est pas suffisant pour justifier une condamnation pénale, même si les personnalités publiques peuvent également bénéficier des dispositions du Pacte. De plus, toutes les personnalités publiques, y compris celles qui exercent des fonctions au plus haut niveau du pouvoir politique, comme les chefs d’État ou de gouvernement, sont légitimement exposées à la critique et à l’opposition politique ».
Par ailleurs, il existe aujourd’hui une riche et dense jurisprudence de la Cour et la commission africaine de droits de l’homme et des peuples, de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Commission interaméricaine des droits de l’homme qui reconnaissent que les personnes exerçant les fonctions publiques sont plus largement soumis à la critique, même injurieuse, qu’un simple particulier pour autant que leurs propos apporte une contribution au débat public sans se limiter à viser la vie privée des concernés. La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a reconnu cette interprétation large de la liberté d’expression à l’occasion de la célèbre affaire Issa Lohe Konate c. Burkina Faso (2014) lorsqu’elle considérait : « La cour estime que la liberté d’expression dans une société démocratique doit faire l’objet d’un degré moindre d’interférence lorsqu’elle s’exerce dans le cadre de débats publics concernant des personnalités du domaine public. Par conséquent, comme la Commission l’a indiqué, « ceux qui assument les rôles publics de premier plan doivent nécessairement être prêts à faire face à des critiques plus importantes que celles que peuvent subir de simples citoyens, autrement tout débat public ne serait pas possible ».
A l’occasion de la même affaire, les amici curia avaient considéré à juste titre que la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples avait adhéré au « consensus universel selon lequel la pénalisation de la diffamation ou de l’outrage envers un personnage public, va à l’encore du droit à la liberté d’expression et du fonctionnement d’une société libre. Les lois sur la diffamation criminelle sont selon eux un reliquat du colonialisme et elles sont incompatibles avec une Afrique indépendante et démocratique ; elles constituent un obstacle aux efforts visant à assurer la responsabilité et la transparence gouvernementale ».
La même Cour considérait que : « (…), les infractions aux lois relatives à la liberté d’expression et de presse ne sauraient être sanctionnés par des peines privatives de liberté sans être contraires » aux instruments de protection des droits de l’homme. Cette affaire avait d’ailleurs poussé le Burkina Faso à dépénaliser les délits de presse en 2015.
Au regard de ce qui précède, il est évident que l’ordonnance-loi n°300 du 16 décembre 1963 relative à la répression des offenses envers le Chef de l’Etat est contraire à la Constitution et aux engagements internationaux de la RDC sur la liberté d’expression comme le reconnait la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples et plusieurs organes régionaux et internationaux de protection des droits de l’homme. Fait surprenant, l’article 1er de cette ordonnance-loi ne définit même pas les faits constitutifs de cette infraction et se contente de formuler une peine, ce qui est contraire au principe sacro-saint de la légalité des infractions et des peines.
Depuis le hold-up électoral ayant conduit Tshisekedi au pouvoir en janvier 2019, le nombre de poursuites, d’arrestations, d’intimidation et de menaces contre les artistes dits engagés ne cesse de grimper. Pour rappel, sous Tshisekedi, la célèbre artiste Tshala Muana – proche de Joseph Kabila – avait été brièvement arrêté en novembre 2020 et sa chanson Ingratitude censurée. En 2021, c’est le groupe MPR qui avait vu leurs chansons Nini tosali te et Lettre à Ya Tshishi subir la censure de la très controversée Commission de censure avant de voir la Ministre de la justice annuler cette mesure.
L’efficacité dans la répression des artistes étonne d’aucuns face aux nombreux crimes – même flagrants - qui restent impunis en RDC. A deux ans des élections, sachant le rôle que jouent les artistes musiciens pendant les campagnes électorales, quel message le régime de Tshisekedi envoie-t-il au peuple congolais, aux acteurs politiques et aux artistes à travers la condamnation de Idengo et Nzanzu ? En commentant l’affaire Isa Lohe Konate c. Burkinafaso, un internaute disait : « (…) ce droit de critique envers les autorités publiques, déjà bien large en temps ordinaire, est encore plus étendu dans une situation sécuritaire angoissante où les citoyens ont le sentiment légitime d’être abandonnés à leur pauvre sort et de manquer de toute protection étatique ». La persistance des massacres dans la région de Beni ne rentre-t-il pas dans cette situation ?