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Billet de blog 21 mai 2008

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Les intellectuels noirs et la revalorisation des langues africaines: des années 1930 aux indépendances

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Le refus de la domination coloniale exprimé par le mouvement de la négritude dans les années 1930 va généralement de pair avec le rejet symbolique de la langue du colonisateur. Les écrivains de la diaspora sont les premiers à regretter l’ordre linguistique qui prévaut. Dans Pigments, œuvre poétique parue en 1937, Léon-Gontran Damas manifeste son refus du « français de France » dans une ironie mordante au sujet de l’éducation qu’il a reçue de sa mère, une femme de la bourgeoisie guyanaise éprise de bonnes manières :

Taisez-vous

Vous ai-je dit qu’il vous fallait parler français

Le français de France

La français du Français

Le français français. Et le poète haïtien, Léon Laleau, de regretter pour sa part de ne pouvoir épancher son cœur dans une langue africaine :

Ce cœur obsédant, qui ne correspond

Pas à mon langage ou à mes coutumes,

Et sur lequel mordent, comme un crampon,

Des sentiments d’emprunt et des coutumes

D’Europe, sentez-vous cette souffrance

Et ce désespoir à nul autre égal

D’apprivoiser, avec des mots de France,

Ce cœur qui m’est venu du Sénégal ? A ces voix de la diaspora se joint celle de Léopold Sédar Senghor, bien que plus nuancée. Dans deux articles de 1937 et 1945, il pose le problème des rapports entre le français et les langues africaines. Mais tout en militant pour la promotion des langues africaines, il admet l’idée de l’assimilation, laissant paraître son faible pour le français. Il se justifie : si nous voulons survivre, la nécessité d’une adaptation ne peut nous échapper : d’une assimilation. Notre milieu n’est plus ouest-africain, il est aussi français, il est international ; pour tout dire, il est afro-français. Plus polémique – mais les temps étaient-ils à la sérénité ?-, Cheikh Anta Diop aborde, lui aussi, le problème linguistique africain et propose des solutions radicales concernant les langues européennes. En novembre 1948, il publie un article dans la revue Le Musée Vivant pour fustiger les écrivains africains qui s’expriment en langues exogènes. Pour lui, leurs œuvres sont aussi étrangères que leurs langues d’expression. Il écrit : Nous estimons que toute œuvre littéraire appartient nécessairement à la langue dans laquelle elle est écrite : les œuvres ainsi écrites par des Africains relèvent, avant tout, de ces littératures étrangères et l’on ne saurait les considérer comme les monuments d’une littérature africaine. Et Cheikh Anta Diop de conclure par ces lignes pour le moins sévères et inquiétantes : Il ressort de tout ceci qu’une telle littérature ne peut avoir qu’un intérêt dérisoire pour l’Africain parce qu’elle n’a pas été conçue essentiellement pour lui. C’est une hypocrisie que de venir ensuite présenter ces œuvres aux Africains comme leur étant destinées. En faisant le bilan de la littérature africaine d’expression étrangère, on peut dire que, dans l’ensemble, il y a plus de secret désir de pédantisme que d’intention de dire autre chose. Puisque cela tient au prestige des langues européennes, il est absolument indispensable qu’il soit détruit dans le plus grand intérêt de l’Afrique. On peut a posteriori s’étonner de cette extrême sévérité de Cheikh Anta Diop puisque lui-même écrivait en français pour dénoncer ceux qui écrivent en français. Dans un autre article daté de 1953, il posera néanmoins un problème fondamental : celui de la revalorisation des langues africaines par l’élaboration de systèmes d’écriture, de façon à les rendre aptes à jouer le rôle de langues de littérature écrite. Sa traduction en wolof d’un passage de Corneille fut une belle entreprise, même si elle n’avait pour objectif que de montrer l’aptitude des langues africaines à « traduire les sentiments les plus élevés comme les idées les plus précises ». Aujourd’hui, les linguistes s’accordent sur le fait que la traduction enrichit aussi la langue et la culture que celle-ci véhicule en apportant de nouveaux concepts et de nouvelles données culturelles. Un an auparavant, le rapport du Noir à la langue du colonisateur avait fait l’objet d’une étude psychologique menée par Frantz Fanon dans le premier chapitre de son essai intitulé Peau noire masques blancs . Il ressortait de cette étude que le Noir, qui accepte l’idée de son infériorité, trouve dans la maîtrise de la langue du colonisateur un moyen de s’affranchir, c’est-à-dire de se poser en égal du Blanc. A l’inverse, l’étonnement du Blanc devant un Noir qui maîtrise sa langue est, aux yeux de l’auteur de Peau noire masques blancs , le symptôme de la difficulté du colonisateur à se débarrasser de son sentiment de supériorité. Mais le plus intéressant dans l’étude menée par F. Fanon est la mise en évidence du sentiment d’amour-haine que nourrit le colonisé à l’égard de la langue du colonisateur. Mais le désir de libérer linguistiquement l’Afrique n’a pas fait l’objet que de prises de position isolées. Il est collectivement exprimé lors des Congrès des artistes et écrivains noirs de 1956 et 1959. Lors du deuxième Congrès qui s’est tenu à Rome, la proposition est même faite de choisir, dans la perspective d’une unification de l’Afrique, une langue véhiculaire pour tout le continent. Selon l’intéressante recherche de Lilyan Kesteloot, la proposition précisait que : Cette langue serait choisie non point tant selon son étendue démographique actuelle, que pour la richesse de ses possibilités, afin qu’elle puisse devenir le support d’une nouvelle culture nègre. La commission de linguistique du Congrès opéra même un premier choix des langues susceptibles de jouer ce rôle fédérateur de langue véhiculaire. Figuraient sur la liste le swahili, le haoussa , le yoruba , le bambara , le mandingue , le peuhl et le wolof . Aujourd’hui, on peut néanmoins émettre le doute qu’il fût opportun de parler de choix d’une langue véhiculaire alors même que l’unification politique à laquelle se subordonne la communauté de langue n’était pas près de voir le jour. En effet, si une de ces langues avait été choisie, elle aurait joué à peu près le même rôle que le français, l’anglais, l’espagnol ou le portugais dans les régions africaines où elle n’est pas parlée. Le glottopolitologue français, Louis-Jean Calvet, parle de « diglossies enchâssées » pour caractériser ce genre de reproductions locales de l’hégémonie des langues coloniales. Parallèlement à l’engagement des intellectuels noirs en faveur des langues africaines, s’est mis en place un travail de réflexion sur les langues et les problèmes linguistiques africains, travail initié par des associations et des organisations internationales. Avant les indépendances, la plus importante contribution fut sans doute celle de l’Unesco qui, dès 1951 et 1952, organise des réunions sur l’utilisation des « langues vernaculaires ». Mais un groupe d’universitaires et de chercheurs anglais et américains animent aussi, dès 1956, une association d’étude des langues ouest-africaines appelée West African Linguistic Survey (WALS). Si le rapport à la langue française constitue un problèmes pour les Africains francophones, les anglophones, eux, semblent moins gênés par la langue anglaise même si, parallèlement, les écrits littéraires en langues africaines se sont davantage développés chez eux que dans l’ancienne Afrique française. Le système éducatif dans lequel ils ont été formés les rend plus pragmatiques comparativement aux francophones qui sont assez souvent sur la défensive. Par opposition au concept de négritude des francophones qu’ils jugent trop idéaliste, les anglophones développent celui d’ « African Personality » plus ancré dans les réalités africaines et affirment avec l’écrivain nigérian prix Nobel de littérature 1986, Wole Soyinka, que l’africanité ne se proclame pas, elle se vit au quotidien : « Le tigre ne clame pas sa tigritude, il se jette sur sa proie. ». Le contexte international actuel qui est très favorable à la langue anglaise et l’exemple précédent de la littérature américaine qui a fini par s’imposer tout en restant d’expression anglaise expliquent sans doute aussi l’appropriation sans mauvaise conscience de l’anglais par les Africains des anciennes colonies britanniques. Interrogé après les indépendances sur l’utilisation de la langue de Shakespeare comme moyen d’expression, le romancier nigérian Chinua Achebe (dont on connaît pourtant l’attachement à l’écriture des traditions africaines) déclarera que l’anglais lui semble être tout à fait en mesure de véhiculer le poids de l’expérience africaine et d’en rendre compte de façon satisfaisante. L’exemple de l’écrivain polonais Joseph Conrad qui a adopté l’anglais comme langue d’expression est la preuve, pour lui, la langue n’est qu’un moyen qui n’empêche nullement l’enracinement d’une œuvre dans les traditions de son auteur. En somme, l’étude du rapport des intellectuels noirs aux langues permet de retracer l’histoire de « la guerre des langues » en Afrique et de comprendre la diversité des opinions sur cette question. Si personne ne remet en cause aujourd’hui la présence des langues européennes en Afrique, c’est qu’elles se sont adaptées aux réalités africaines, montrant notamment leur efficacité à réunir sous une même bannière des ethnies différentes… Denis Dambré

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