Il est particulièrement instructif d'analyser la manière dont la presse a traité la mort du président vénézuélien, à l'âge de 58 ans. Dichotomique et manichéenne, la réflexion s'est résumée à l'interrogation suivante : Chavez était-il un gentil démocrate ou un despote autoritaire ?
Les questions posées ont souvent laissé place à des affirmations articulées autour des notions de clientélisme, de non respect des droits de l’Homme, d'une prétendue économie soviétique... On évoque ainsi régulièrement son bilan mais avec peu de lucidité, en présentant l'homme comme un démon excité. Déjà, bien avant la mort d'Hugo Chavez, il était difficile en France d’avoir accès à des informations rigoureuses et objectives.
Le comble de la désinformation et du mensonge intervint avec l'accusation « d’antisémitisme » dont fit l'objet le Président Chavez, accusation reprise par Libération et Le Monde avant d'être finalement déconstruite par le site Acrimed.
En réalité, l’action politique et sociale du président vénézuélien est contrastée, d'autant que la tâche à laquelle il a dû s'atteler était rude puisqu'en 1989, le Vénézuela était en proie à d'importantes émeutes, le Caracazo, notamment liées à l’inflation des prix.
Du côté des actions positives, un certain nombre d’avancées réalisées durant ses mandats sont à souligner : l’illettrisme est quasiment éradiqué, le système de santé s’est considérablement amélioré. Ainsi, sa gestion sociale s’est apparentée à des programmes des Nations Unies comme les objectifs du millénaire pour le développement, permettant en quelque sorte une gestion pragmatique de l’urgence.
Nous sommes donc bien loin de ses incantations discursives ou encore de son patchwork idéologique qui oscillait entre une filiation à Simon Bolivar et un socialisme à construire.
Certains avancent l’idée qu’il n’aurait fait que redistribuer les rentes du pétrole ; ce qui en soi est déjà pas mal lorsque l'on voit comment d’autres États gèrent leurs ressources. Cependant, il est juste de considérer que cette gestion de l’urgence ne doit pas faire oublier la nécessité pour les futurs dirigeants à Caracas de penser une économie diversifiée à moyen terme.
Concernant la question des nationalisations, au moment où les oligarchies semblent l’emporter sur les États et alors que l’austérité devient un mot d’ordre répandu, on ne peut que souligner la tentative de résistance de Chavez face aux multinationales.
Quant à la sécurité, il s'agit d'un autre défi lancé aux dirigeants qui reprendront le flambeau, puisque dès l’arrivée à l’aéroport de Caracas, les douaniers vous invitent à la plus grande des prudences, dans l’une des sociétés les plus violentes au monde.
Si le bilan de Chavez est bien sûr imparfait, il est toutefois impératif de le critiquer avec lucidité, sans a priori ou conclusions hâtives.
En outre, ce que les médias ont oublié d’analyser, c’est que Chavez marque la fin d’une époque, celle de la doctrine Monroe. Le président américain a posé, dans un discours de 1823, les lignes d'une doctrine invitant les Européens à ne plus s’ingérer dans les affaires du continent américain.
Cette idéologie va permettre aux Américains d’asseoir leur hégémonie sur les États européens, à Cuba et Puerto Rico en 1898 mais également à travers leur mainmise sur le Canal de Panama. Cette domination va atteindre son paroxysme durant la guerre froide, à travers les soutiens aux dictateurs anti-communistes, Pinochet en étant un exemple emblématique.
L’Amérique latine aura au final été le terrain de nombreuses aventures de soutien des services américains aux dictatures (Opération Condor, Opération Charly, etc.).
L’ouvrage d’Eduardo Galeano, paru en 1971, « Les veines ouvertes de l’Amérique latine », décrivait et dénonçait l’exploitation des richesses latino-américaines par les Européens puis les Américains. Hugo Chavez offrit d'ailleurs cet ouvrage à Barack Obama en avril 2009, à l'occasion du 5ème Sommet des Amériques.
Ses célèbres envolées anti-yankees et sa dénonciation récurrente de « l’empire » auront permis d’accélérer ce mouvement post-guerre froide marquant la fin d’une présence importante des Etats-Unis dans la région.
La montée en puissance de pays émergents comme le Brésil ou le Mexique confirme d'ailleurs cette tendance. Désormais, les Américains sont de plus en plus présents dans les pays arabes et de manière plus discrète, en Afrique.
Chavez se revendiquait de l’héritage de Simon Bolivar, le père des créoles latinos, contre l’empire espagnol. Bolivar, lui, en s’émancipant des Espagnols, préférait commercer avec le puissant empire britannique de l’époque.
En 2007, Chavez a offert plus de 8,8 milliards de dollars en subventions à des pays latino-américains contre seulement 3 milliards de dollars octroyés par l'administration Bush. Son volontarisme allait même jusqu’à soutenir certains quartiers défavorisés aux États-Unis, délaissés par le gouvernement américain.
En son sein, la société américaine est travaillée par l’importante communauté latino-américaine qui suscite de nombreuses peurs. L’idéologue du choc des civilisations, Samuel Huntington, dans son ouvrage Who Are We: The Challenges to America's National Identity, s’inquiéte de la menace démographique des hispaniques et de la fin de la domination blanche.
Au-delà de sa personnalité, qui avait le don de déchaîner les passions, si nous devions retenir un aspect essentiel, ce serait celui qui tient au fait qu’Hugo Chavez fut témoin et acteur de la mort programmée d’une longue tentative d’hégémonie des Etats-Unis sur les pays latino-américains et d’un monde qui s’affirme à travers de nouveau pôles qui continueront inéluctablement à monter en puissance. L’ancien président vénézuélien, à travers en particulier son volontarisme diplomatique (tentative d’intégration régionale, programmes d’aide aux pays de la région à travers des subventions…) a démontré que les fondamentaux géostratégiques sont en cours de transformation. Certains journalistes et dirigeants européens ont du mal à percevoir ces mouvements d'envergure car ils continuent d'avoir une vision eurocentrée du monde, empêtrés dans des grilles d’analyses appartenant au passé. Cette incapacité à sortir des frontières et de l'histoire européennes risquent de les aveugler sur la situation des États africains, d'Amérique latine ou encore des pays arabes.
Or, les non-alignés d’hier refusent de continuer à se positionner par rapport aux anciennes puissances et entendent désormais affirmer leur existence et leurs intérêts.