Dans Rue Sans-Souci, un roman du Norvégien Jo Nesbö, l’un des meilleurs auteurs de polars nordiques en activité, la police utilise, pour rechercher un suspect, une arme secrète inédite : le « gyrus fusiforme » de Beate Lonn, autrement dit une certaine zone du cerveau spécialisée dans la reconnaissance des visages.

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Beate Lonn est une enquêtrice qui possède le don particulier de ne jamais oublier un visage qu’elle a croisé, même une seule fois. Ce talent unique permettra de retrouver la trace d’un tueur inconnu. Dans son livre, Nesbö raconte que le don de Beata Lonn est dû au développement exceptionnel de son gyrus fusiforme.
Cette idée romanesque n’est pas une pure fiction : une équipe de scientifiques californiens et belges dirigée par Josef Parvizi (université Stanford) vient de démontrer, grâce au concours exceptionnel d’un patient audacieux, que cette zone particulière du cerveau joue un rôle actif dans la reconnaissance des visages.
L’aptitude à reconnaître la figure d’un autre être humain est d’une importance cruciale dans notre vie sociale. On sait depuis longtemps, grâce à des études par imagerie cérébrale, que le gyrus fusiforme est associé à cette fonction. Ce gyrus est une circonvolution du cortex localisée sur la face inférieure du lobe temporal (zone en jaune sur l’illustration ci-dessous). L’imagerie a montré que cette zone devenait active chez un sujet en train de regarder un visage.
Mais on n’avait pas jusqu’ici de preuve décisive que le gyrus fusiforme jouait un rôle essentiel dans la reconnaissance des visages. C’est désormais chose faite, grâce au concours d’un ingénieur californien, Ron Blackwell.
Blackwell a souffert de crises d’épilepsie depuis son adolescence. A l’âge de 45 ans, constatant que ses médicaments devenaient de moins en moins efficaces, il s’est rendu à l’université Stanford, en quête d’un nouveau traitement, raconte la revue Science.

Josef Parvizi, neurologue à Stanford, a pris en charge l’ingénieur et lui a proposé d’effectuer des tests pour localiser précisément la source de ses crises d’épilepsie. A cette fin, Parvizi a placé des électrodes sur le scalp du patient de manière à suivre le parcours des attaques épileptiques dans le lobe temporal, près de l’oreille droite de Blackwell.
D’autres électrodes ont été disposées chirurgicalement sur la surface du cortex, près du point supposé être la source des crises d’épilepsie. Chaque électrode a ensuite été stimulée par un léger courant électrique. L’idée était de provoquer artificiellement une crise, dans des conditions où elle n’aurait pas été dangereuse : on aurait ainsi vérifié que la zone stimulée était bien celle d’où partaient les attaques.
C’est alors que le patient a eu une réaction inattendue. Habituellement, ses crises débutaient par des phosphènes : il avait la sensation de voir de la lumière et des taches de couleur apparaître dans son champ visuel. Mais lorsque le signal électrique est parvenu dans certaines électrodes, Blackwell a éprouvé une toute autre impression : le visage du médecin s’était comme métamorphosé !
« Vous vous êtes transformé en quelqu’un d’autre », a expliqué le patient au neurologue. Dès que la stimulation électrique a été stoppée, l’effet s’est dissipé et le visage de Parvizi est «redevenu » normal. De la même façon, Blackwell a ressenti une troublante distorsion du visage de l’assistant de Parvizi.
Autre observation : les stimulation des électrodes n’ont perturbé que la perception des visages des personnes situées dans le champ visuel de Blackwell. Mais les vêtements de Parvizi et de son assistant ou les autres objets situés dans la pièce ont gardé leur aspect normal.
Avec l’accord de Blackwell, Parvizi a prolongé l’examen pour en faire une étude scientifique, dont les détails sont publiés dans The Journal Of Neuroscience (24 octobre 2012). Travaillant avec une équipe de chercheurs, le neurologue de Stanford a utilisé l’imagerie fonctionnelle par résonance magnétique pour contrôler l’emplacement des deux électrodes dont le signal altérait la reconnaissance des visages par Blackwell.
Les chercheurs ont pu vérifier que ces deux électrodes avaient été effectivement placées sur le gyrus fusiforme du patient. La localisation des deux points a été confirmée par une autre technique, l’électrocorticographie, consistant à enregistrer l’activité corticale autour des électrodes.
De plus, lorsque les chercheurs ont produit une stimulation au niveau de deux autres électrodes, à proximité mais non situées sur le gyrus fusiforme, le patient a perçu les visages normalement.
Parvizi et son équipe ont donc réussi à prouver que le gyrus fusiforme n’est pas seulement associé à la reconnaissance des visages, mais qu’il joue un rôle crucial dans cette reconnaissance. La démonstration repose sur trois techniques différentes, ce qui la rend particulièrement convaincante. Cette recherche démontre aussi que reconnaître le visage d’un congénère est si important pour notre espèce que l’évolution a sélectionné une zone du cerveau spécialisée dans cette tâche.
Quant à savoir si le gyrus fusiforme de certaines personnes est si développé qu’elles ont une « mémoire absolue » des visages, à l’image de Beate Lonn, c’est une autre histoire.