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Billet de blog 3 janvier 2020

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La mauvaise foi de François Morel

La lettre de France Inter me suggère de ré-écouter une chronique de François Morel, dont j'avais déjà noté une faille... ce qui permet de rebondir sur une autre chronique plus récente, qui mériterait discussion. J'y vois une certaine mauvaise foi, qui ne le sert guère, comme fil directeur.

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Légèreté

Certainement le lecteur de médiapart, joyeux drille et plutôt latéralisé senestrement (donc auditeur de France Inter) aura entendu cette année la chronique de François Morel où il se moque des cons ("à la Brassens") qui se sentent agressés par la chanson d'Aldebert enseignée à leurs enfants - "Pour louper l'école".

France Inter a eu l'idée de nous la renvoyer dans sa lettre hebdomadaire, en ce début d'année, histoire qu'on n'oublie pas qu'elle a eu le plus grand succès de l'année :

https://www.franceinter.fr/emissions/le-billet-de-francois-morel/le-billet-de-francois-morel-05-avril-2019#xtor=EPR-6-[Humour03012020]

Je trouve que, bien que l'ayant écrite avec son talent littéraire habituel, François Morel fait preuve dans cette démonstration d'une grande mauvaise foi.

Pour avoir observé un certain nombre d'enfants de CE1 et CE2 écouter cette chanson, je peux faire un retour d'expérience qui me semble généralisable. J'invite d'ailleurs chacun à faire ce simple test, assez peu technique : faire écouter la chanson à des enfants trouvés alentours ; observer les comportements. Il semble que les enfants rient particulièrement, encore plus et hors de toute comparaison avec le reste de la chanson, lorsque le texte incite à faire pipi sur un policier.

On peut arguer comme il le fait que la chanson propose de manger des tartines au goudron, sortir en tee-shirt quand il fait froid, etc... une liste longue et instructive. Il n'empêche que les gamins s'esclaffent ouvertement, tous ensemble, et systématiquement, à l'évocation de "faire pipi sur un policier". Ce n'est pas la seule proposition, mais c'est celle qui marche le mieux et qui se mémorise le plus aisément.

Or François Morel est un grand comique : il connaît chaque ressort de stimulation zygomatique, est capable d'anticiper la valeur de ses blagues, sait retenir son souffle au moment idoine - une étincelle de génie embrase chacun de ses textes. Il est inenvisageable qui ne sache pas que pisser sur la police est une passion française, qu'on enseigne à l'école maternelle, ou lorsque la première manif passe sous les fenêtres et nécessite une explication pour le petit dernier - il ne pouvait ignorer ce fait national et l'a sciemment dissimulé dans sa chronique.

Un petit ajustement d'argument n'aurait pas empêché, d'ailleurs, que sa charge anti-cons, confondant humain et fonction, respect et amour de l'ordre, ne touche toujours aussi juste. On aurait juste pu n'avoir rien à lui reprocher, ce qui n'est pas rien dans la lutte collective anti-cons. 

Lourdeur

Ce qui est un peu dommage, c'est que sa mauvaise foi s'applique encore en ce début d'année, quand il défend Pivot-90.

https://www.youtube.com/watch?v=6G3BiyoRvW8

Celui-ci est pourtant repassé devant nos yeux ébahis dans sa plus grande médiocrité depuis quelques jours.

Souvenir souvenir plus récent : Pivot s'est distingué en vieux con lui aussi, l'an dernier, en se moquant de Greta Thunberg sur le mode "sois belle et tais-toi" avec un manque de raffinement remarquable. En faisant référence à ses fantasmes d'adolescent moyen, voire médiocre, typique de sa génération soit-disant, c'est une revendication bien plus qu'une blague qu'il a faite alors : le droit de porter des jugements sur le physique des femmes en public, et de les ramener à cette seule dimension (en 2019 !).

On le revoit face à Matzneff, laissant cette ordure dégoiser sur l'hystérie des femmes, que l'on éviterait sans mal en violant des petites filles, puis faire taire Madame Bombardier qui pourtant se lance dans le travail de déconstruction avec la puissance que son nom suggère, une grande efficacité et une justesse de ton qu'on aura raté pendant 30 ans. On ne peut pas dire qu'on ne savait pas : la discussion est là, et cette saine auteure donne vue à chacun dans la salle sur l'ignominie qui est en train de se jouer - c'est un choix fort, une fois de plus, que de soutenir par le silence le mâle malsain : c'est prendre la place du dominant avec lui.

Car il est apparent que Pivot n'était pas un chantre de "la littérature" - il était important pour les éditeurs, faisait vendre des livres car c'était son travail, il amusait le peuple télévisuel, mais faire exister quelque chose qui ne serait pas déjà sanctifié, ce n'était pas son style. Et faire parler un auteur a-t-il à voir avec valoriser son œuvre ? Que Monsieur Morel nous fasse croire qu'il suffit d'inviter quelqu'un sans lui opposer de critique, d'aller le chercher chez les éditeurs dominants*, pour que cela constitue un travail positif pour l'art et sa diffusion, j'en reste un peu sans voix. Ok, Céline ressort, comme point Godwin permanent des discussions sur la qualité littéraire malgré le Mal : mais Pivot aurait-il laissé Céline expliquer combien les juifs sont avares et complotistes sans moufter, tout comme il laisse les femmes être humiliées dans leur ensemble dans la séquence que l'on revoit ici. 

Ne pas tout confondre : inviter et laisser dire des horreurs ; inviter mais ne pas donner la même place dans le débats, ce sont des choses différentes. Tout mélanger revient à consider une parole éminemment phallocrate à la télévision, face à un très large public, comme étant une parole comme une autre. Pourtant, c'est devenu insupportable en 2020, et c'est pour cela que tout le monde tombe sur Pivot, sans injustice visible : il avait le pouvoir, cela impliquait des responsabilités. Nous avons assez souffert de ce qu'il a laissé dire sur son plateau, avec une forme de fascination frustrée, comme s'il fallait valoriser des sexualités naufragées juste parce qu'elles sont sexualités. Pauvre fascination, pauvre assignation des femmes, pauvre France qui continue à se débattre dans cette médiocrité pseudo-viriliste qui cache mal ses frustrations héritées de l'Eglise.

Madame Bombardier se réjouit aujourd'hui que quelque chose bouge, et nous la remercions toutes pour avoir été là, et avoir pris sur elle ces charges stupides.

Ce qu'il nous manque, c'est que des hommes d'un âge certain commencent à se rendre compte que ce sont eux qui nous ont emmerdées toute ces années, qu'ils commencent à revoir leurs choix, remarques, ententes implicites sur notre place "naturelle" comme autant d'empêchements volontaires à nos existences. Pour protéger les nouvelles générations, nous devons les reprendre de volée quand ils se trompent.

Sans conclusion

J'adule François Morel, ses textes sont très souvent magiques, il a évidemment le droit d'aimer Pivot et de le défendre, il a même un droit inconditionnel à faire preuve de mauvaise foi, quitte à détruire ses propres arguments. (Ce qui est particulièrement le cas ici, puisque c'est sa chronique qui m'a fait chercher la scène "chez Pivot" qui circulait déjà depuis quelques jours).

Mais je finis par me demander si sa poésie peut être argumentative et puissante en même temps, ou si elle doit plus assumer l'opinion pure, ou la distance joyeuse, sans faire cette référence douteuse à une transcendance quelconque (art, liberté d'expression, humour).

 * Je cherche sur internet s'il a invité Hélène Bessette, et ça ne me semble pas patent. (simple exemple de littérature, féminine par hasard, passée sous les radars très longtemps). [ATTENTION : cette note révèle de la mauvaise foi de ma part - bon, plutôt de la paresse de vérification : je me fais reprendre en commentaire].

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