Nous vivons une période où le féminisme, ou plus précisément des revendications de femmes ont pris une place importante dans la vie publique. La fameuse affaire Weinstein, dont tout le monde affirme qu’elle a fait atteindre un point de bascule dans les consciences, a permis la mise en visibilité de la domination masculine dans le quotidien. La relecture politique d’événements disséminés, de petits arrangements personnels, d’habitudes dégradantes permet que renaisse une solidarité entre femmes qui semblait oubliée. La principale évolution visible est l’émergence d’une police politique informelle sur les réseaux sociaux et dans la vie quotidienne : pétitions pour évacuer des contenus de livres jugés trop sexistes, manifestation enflammée contre un concert de Bertrand Cantat, écriture inclusive. Les femen ne sont plus les seules à clamer qu’il faut dénoncer sans cesse l’oppression patriarcale, c’est devenu banal même. Pour autant, les discours se stabilisent sur des formes d’oppression bien identifiées à ce jour, et on a un peu arrêté d’en chercher d’autres. Essayons.
A l’occasion de la crise qui a bloqué l’île de Mayotte, dont un des motifs était l’insécurité liée à l’immigration illégale en provenance des Comores, on a pu voir le gouvernement pousser le bouchon encore un peu plus loin dans l’attaque symbolique des plus vulnérables des plus vulnérables. Ce que l’on a su en métropole : Mamoudzou, la plus grande maternité de France, aide 10000 humains à voir le monde chaque année, et sur ces 10000 humains environ 4000 ont deux parents qui n’ont pas la nationalité française. Et l’on a appris alors que la première mesure à prendre contre l’immigration illégale serait la mise sous statut d’extraterritorialité de la maternité. Si cette réponse a pu être présentée comme solution, c’est que l’on attribue apparemment une intention claire aux 4000 femmes « illégales » qui viennent mettre au monde leur enfant dans cet hôpital : que cet enfant obtienne la nationalité française. Que la droite musclée et l’extrême droite forte réclament un rejet aussi violent des personnes, soit. Mais pourquoi fallait-il que le gouvernement reprenne d’urgence un slogan visant à rassurer dans le court terme les populations en souffrance. Après le premier ministre le 8 mars (journée des droits des femmes) c’est une ministre femme qui s’est chargée de répéter cette idée le 13 mars.
Dans la presse des réactions concernaient surtout le sens juridique précis de ce mot d’ordre, ou du moins l’extrême difficulté de sa mise en œuvre[1]. Mais sur l’aspect à première vue infâme de cette proposition, qui mériterait pour le moins une explication plus fine de nos dirigeants, on n’a pas entendu grand bruit. Pourtant il y aurait à redire. Déjà, même avec le droit du sol, la nationalité française ne s’obtient pas simplement par la naissance[2] dans nos frontière mais implique de vivre au moins cinq ans durant son adolescence sur le sol français. C’est ainsi un étrange raccourci que de présenter la naissance sur sol français comme une recherche d’un immense privilège. On pourrait en vouloir à un gouvernement qui se veut pragmatique et responsable de continuer à propager des idées vagues sur ce fameux « droit » dans une période orientée vers la méfiance en l’autre. D’autant que cette méfiance repose sur une hypothèse dont on voit mal les bases logiques : on présente cette nationalité comme un bien rival (au sens économique), c’est-à-dire que quelqu’un l’acquérant semble « enlever » quelque chose aux autres membres de la nation. Cela n’a rien d’évident.
Et parallèlement, personne ne parle des femmes qui seraient concernées, aucun média ne lance une enquête sur leurs motivations à venir accoucher à un endroit précis du globe : on ne peut que spéculer sur leur logique. Malgré tout, elles traversent la mer sur un bateau qu’on suppose primaire, partent loin de leur famille et de leurs amis. S’éloignent un temps de tout système de soin qui, même au Comores, garantit des accouchements modernes. Quand on a soi-même porté un enfant, on sait combien il est fatigant de voyager pendant la grossesse, et en particulier comment, à l’approche du terme, on ressent un grand besoin de sécurité et de stabilité. Ce besoin doit, à l’intérieur de chacune de ces migrantes, entrer en contradiction forte avec l’idée de traverser la mer. Pourtant elles le font. Il faut imaginer leurs raisons et j’en trouve trois.
La première peut être l’accès à une maternité plus moderne que sur son île d’origine. La seconde serait que la migration est première et qu’une femme n’accouche là que parce qu’elle est déjà arrivée en suivant un autre objectif. La troisième est le souhait que son enfant naisse en France pour qu’il puisse – éventuellement – devenir français à un moment donné.
Le premier cas se résoudrait simplement : plusieurs voix ont suggéré que la France participe à améliorer le système de soin des Comores à travers des aides internationales – les femmes n’auraient plus à se mettre en danger pour accoucher en sécurité. Pour le second, la sortie de l’espace français de la maternité ne change rien : c’est leur vie quotidienne qu’elles veulent améliorer en s’installant à Mayotte. Et pour le troisième, effectivement, l’extra-territorialité règlerait le problème.
Comment ? En signifiant à ces femmes que leur combine est mise à jour, et qu’il faut qu’elles trouvent une nouvelle solution pour mettre leur enfant au monde sur le sol français. On voit qu’il leur reste une option simple : à l’extérieur de l’hôpital. Cela peut se faire chez des amis, ou ailleurs, sur cette île dont on nous dit qu’elle est le summum de l’insécurité. En général ce sera loin de la famille qui n’a pas nécessairement accompagné la parturiente par-delà les mers - donc plus ou moins seule et hors des structures de soin de haut niveau.
Ce que l’on peut en conclure, c’est que le message imaginé par notre gouvernement pour répondre à un problème économique structurel (et qu’on retrouve, depuis longtemps, dans presque toutes les colonies qui nous font puissance maritime[3]) est d’exprimer sa méfiance et de mettre face à un choix douloureux les femmes les plus vulnérables (pauvres en territoire pauvre) au moment où elles sont le plus vulnérables (prêtes à accoucher). Et ce choix implique le risque de perdre la vie ou celle de leur enfant, comme au bon vieux temps. Si même une seule femme choisit d’accoucher hors de toute structure hospitalière, en territoire français, et en meurt : serons-nous encore une nation rayonnante ?
Cette tension liée au « partage » de la nationalité prend aussi forme sur le territoire. Vers la fin de l’hiver, une femme a failli accoucher dans la neige[4], en haut d’un col français, car les gendarmes ont hésité un long moment avant d’appeler les pompiers. Quiconque a connu l’expérience du travail ne peut se soustraire à l’idée de sa peur, au milieu de sa douleur – dans cette voiture, dans le froid, face à des hommes qui devaient décider si le nourrisson et sa mère auraient droit à l’hygiène et la chaleur. Si l’histoire a bien fini pour Daniel et sa mère, cela n’a pas été le cas pour Israël, qui est né orphelin en Italie [5] presque au même moment, parce que sa mère a choisi de ne pas se séparer de son mari alors qu’elle était malade et enceinte. La pression qui est mise sur ces femmes laisse douter du sens de la responsabilité et de la honte des donneurs d’ordres. Sommes-nous une civilisation si décadente qu’un enfant n’est plus simplement accueilli avec joie ? Et pouvons-nous nous contenter d’un hommage au courage et à la chance, très occasionnel dans la presse et n’abordant qu’à peine le fond du problème, comme quand la petite Mercy, née sur l’Aquarius, fait soudain la une grâce à la sélection de l’Eurovision ?[6]
Il est devenu tout à fait crédible aujourd’hui que le care est une partie de la nouvelle révolution féministe[7], que l’attention à l’autre, l’intérêt pour le plus vulnérable, va requalifier notre regard sur ce qui fait politique, ce qui est essentiel à défendre. Et dans un certain sens, venu des Etats-Unis lui aussi, le dernier Star Wars représente un bon manifeste féministe : c’est maintenant une héroïne à la personnalité proche de Jeanne d’Arc[8] qui mène la barque, et on y apprend qu’il est plus important et efficace de se battre pour protéger ceux qu’on aime plutôt que de mettre toutes ses forces dans la destruction de l’ennemi. On peut sûrement y voir une analogie avec la question des indignations sélectives : faut-il se rassembler contre des individus ou pour des droits fondamentaux ? Si la solidarité entre femmes existe de nouveau aujourd’hui grâce à des scandales divers, s’il est admis qu’il faut se battre contre des problèmes devenus invisibles par habitude, faut-il pour autant que l’énergie des luttes se concentre contre des hommes jugés comme odieux, et uniquement cela ? Ou au contraire devons-nous de façon urgente diriger notre attention et notre voix un peu plus finement en dénonçant l’extension générale de la précarité des plus faibles, les femmes et les enfants dont toutes les associations de lutte contre la pauvreté montrent que - migrants ou non - ils perdent leur droit à la protection, de façon inédite en temps de paix, dans notre pays ?
Et pourquoi l’accouchement en sécurité et dans le respect serait-il un sujet féministe, puisque c’est un souci que tout humaniste peut comprendre ? Parce qu’il s’agit ici du corps des femmes et de son intégrité, sa reconnaissance dans ce qui fait la différence avec les hommes. La capacité à donner la vie est aussi la principale cause identifiable dans l’histoire qui explique le contrôle qu’on a fait subir à ces corps dans les civilisations misogynes où nous vivons. On doit pourtant dresser un triste constat : jusqu’à maintenant, ce sont plutôt des femmes qui ont dû se battre pour elles-mêmes et les autres femmes. Mais après tout, si nous autres féministes passions un peu moins de temps à nous plaindre des hommes, il y aurait de quoi gagner doublement. On aurait du temps pour penser l’organisation de la société et peut-être dépasser les indignations consensuelles du moment en identifiant encore d’autres espaces d’oppression. On pourrait récupérer dans les combats ceux des hommes qui sont nos alliés naturels – par exemple ceux qui considèrent les femmes comme des partenaires plus que des trophées – et que l’on sent dans les discussions lassés de la menace d’opprobre à sens unique qui les environne.
[1] http://www.lemonde.fr/societe/article/2018/03/14/satut-international-de-la-maternite-de-mayotte-une-idee-irrealisable_5270752_3224.html
[2] http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/citoyen/citoyennete/citoyen-france/comment-devient-on-citoyen-francais.html
[3] https://www.lexpress.fr/region/a-quoi-sert-l-outre-mer_760546.html
[4] https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/hautes-alpes/hautes-alpes-migrante-enceinte-accouche-in-extremis-apres-controle-douanier-1439439.html
[5] https://www.franceinter.fr/societe/beauty-31-ans-enceinte-et-morte-a-turin-sur-la-route-de-la-france.
[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Mercy_%28chanson_de_Madame_Monsieur%29
[7] https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2011-2-page-183.htm
[8] La Jeanne d’Arc des contes pour enfants bien sûr : déterminée et courageuse, oublieuse de sa propre personne pour faire vaincre le bien, ne doutant pas (ce qui n’est pas très « féminin »).