Monsieur le Président, on entend ici et là que le monde est devenu fou, calcule mal, ment beaucoup, manque de raison et de courage. Les sacrifices demandés sont absurdes. Beaucoup ont compris, sur base de chiffres, de calcul de risque coût-bénéfice, que le confinement généralisé sans soin ni dépistage systématique ne sert à rien, et qu'il n'est là que comme un pansement sur la jambe de bois de l'hôpital en ruine. Il tombe d’un ciel décoré par les mêmes administrateurs obsédés de chiffres sans signification que nous avons connus dans les dernières années. Injonction de solidarité et mesures de morts sont inutiles et n'expliquent rien, puisque l'INSEE nous a appris mercredi que les morts sont moins nombreux que certaines années où on n'a même pas remarqué les épidémies. Puisqu'on sait que ce confinement n'en est pas un et que les gens dehors sont si nombreux qu'il est impossible même de se représenter le nombre de rencontres réelles dans notre pays, chaque jour.
Mais soit : soyons "civique" comme on dit aujourd'hui, acceptons un peu de confinement puisqu'il semble honorable à beaucoup : réduisons la pression sur nos soignants, essayons de rester éloignés les uns des autres. C'est le mot d'ordre.
Sacrifier les jeunes et les femmes
Mais on ne peut pas ignorer qu'une fois de plus, notre monde de progrès et de futur enchanté choisit de sacrifier ce qui constitue ce futur, les enfants et les jeunes, pour un présent qu’on pourrait gérer de façon bien plus intelligente. Covid19, aussi inquiétant et chafouin qu’il soit, ne justifie pas d’entrer en guerre contre sa propre population. Quels sont les problèmes ?
On entend que les violences conjugales et les violences sur enfants ont explosé. Comment éviter qu’un homme, qui sait ce que doit être une femme, les tâches qu’elle doit accomplir, et qui supporte toujours mal qu’elle prenne du temps libre ou s’oppose à son avis, va-t-il vivre ce moment enfermé au foyer ? En devenant un tyran, ça semble évident. Les enfants blessés et outragés, qui restent enfermés sans espoir, vivent certainement comme dans des camps du siècle dernier : un mois de plus cloîtré avec un bourreau imprévisible peut être la fin du drame, le moment dont ils ne se remettront jamais, mort ou définitivement traumatisé. On découvre que les parents ne savent pas si bien faire la classe : le stress face à l’apprentissage risque d’augmenter chez les enfants, mais comment pourrait-il en être autrement si ces parents ont eux-mêmes souffert d’une école autoritaire et abusive comme en fantasment nos ministres. Partout, les femmes semblent prendre en charge en majorité le soin des enfants, même si elles ne sont pas seules : retour à l’ordre ancien. Les prostituées, nécessaires artisanes d’un monde qui va bien, esclaves d’un monde à la sexualité maladive, commencent à demander une aide qu’on leur refuse d’un geste, suivant la grande tradition de l’hypocrisie bourgeoise. Les enfants ont faim de ne plus manger à la cantine.
Les apparences s'effritent.
Si ce problème ne concernait que les femmes et les enfants, ce serait bien beau : on sait qui va perdre ses vacances, n’aura peut-être que le choix de travailler plus, ne pourra peut-être pas faire grève, sera mis encore plus à risque que dans le temps habituel des accidents du travail silencieux. Et on oublie tous ces malades chroniques qui n’osent plus se soigner, car la peur a envahi les rues. On gouverne par la peur de l'autre et la peur du flic, et tout le monde, indistinctement, est en prison sans avoir rien fait - préfiguration de la justice prédictive ? Justice ou pas, la police s'en donne à coeur joie, et il serait intéressant d'observer à la fin du confinement la géographie des verbalisations - beaucoup se plaignent sur les réseaux d'une corrélation forte entre couleur foncée et abus, entre présence policière et pauvreté du quartier.
Des populations à risque très ciblées mais peu protégées
Même si cela n'est pas d'hier, et que l'expérience de la Chine nous avait déjà fourni quelques indications de la rareté des morts jeunes, on sait aujourd’hui qu’en Italie 95% des morts avaient plus de soixante ans. On sait que les hommes et les personnes en surpoids sont en large majorité chez ceux dont les cas s’aggravent. On connaît quelques pathologies pulmonaires qui risquent d’évoluer, et les diabétiques infectés meurent dans 7% des cas (ce qui est 7 fois plus que si on considère la population générale). On savait mi-mars que si tout le monde est touché, 30% ne voyant rien, 50% tombant malade, 15% sont hospitalisés pour des soucis légers, et 5% seulement occupent la réanimation. Ces chiffres ne semblent pas beaucoup bouger.
Qu’est-ce que cela dit ? Que la population à risque est connue, qu’on peut mettre l’énergie sur ceux qu’on doit protéger, et laisser les autres vaquer à leurs occupations et prendre soin des leurs. On note que pour autant, la protection des anciens n’a pas été réalisée dans les EPHAD. On pouvait prévoir la catastrophe à venir avant même que le premier malade ne soit détecté sur notre sol. Et même quand le virus s'est répandu, aucune idée innovante n’a été écoutée ni relayée à grande échelle, la seule initiative très médiatique est encore moquée aujourd'hui (à Marseille), mais beaucoup de médecins ont essayé des produits qui ont protégé leurs patients. Ainsi, des individus, ici et là, produisent ces idées, réduisent les risques, s'entraident suffisamment. Et tandis que les injonctions pleuvent, des EPHAD, privés mais à vocation de service public, continuent à licencier au sein du personnel en tension.
Les déclarations du directeur de l'ARS du Grand-Est n'ont pas révélé un épiphénomène, c'est la réalité de notre monde que de continuer les restructurations au milieu de la douleur : on appelle ça l'indécence néo-libérale, qui ne survit que grâce à la dissimulation ciblée.
Laisser latitude à chacun pour agir bien
On sait donc qui protéger avec attention : les plus de 65 ans représentent un cinquième de la population, les gens avec des pathologies s’ajoutent pour former peut-être un tiers. Si on reste dans l'idée d'un confinement, puisqu'il semble plaire au plus grand nombre, on peut tout de même considérer que ces gens plus à risque que d'autres sont aussi ceux qui sont les plus raisonnables : bien plus capables que les enfants de se passer de jeux effrénés dans un parc. Ils doivent pouvoir se confiner, se masquer, tandis que se masquent tous les autres avec du tissu (en payant correctement les couturières). On pourrait trouver des astuces en utilisant les anciens malades pour livrer les produits à domicile, discuter plus au téléphone, dédommager ceux qui travaillent encore et se mettraient en retrait par crainte de transmettre la maladie, quelques semaines.
Et surtout on pourrait discuter publiquement des critères d’équité. Les députés inquiets de leur santé pourraient laisser le travail à leur jeune attaché.e parlementaire, qui le fait déjà correctement. Personne ne perdrait à ce que les émérites ne reviennent pas tout de suite à l'Université.
On pourrait faire tellement de choses, si l’intelligence collective et l’intérêt pour les faits étaient maintenant l’option majoritaire, et surtout si on cessait de vouloir n'utiliser qu'une méthode pour tous, plutôt que d'informer et organiser localement, en fonction du niveau de l'épidémie à chaque endroit. L'organisation irait à toute allure : comme si la France voulait regagner son statut de pays avancé.
Les risques dont on ne parle pas
Car, de l’épidémie et ses suites, que sait-on ? Pas grand-chose, et le signe le plus sûr en est que les hommes parlent. Les hommes peuplent les plateaux, internet, les journaux, à quelques exceptions près. Ils contestent et s’opposent, citations de titres ou de diplômes passés, on se permet d’affirmer plus que de justifier, on dénigre les options d’un revers de main pour laisser tout le monde en prison - sans jamais chercher à construire ensemble un espoir. Facebook nous montre une réussite applaudie : un joggeur sur une plage distance sans mal le policier qui tente de vérifier son attestation – est-ce là le seul futur qu’on nous propose pour les prochaines semaines ? Comment en sortira notre santé mentale ?
Quel sera le coût si nous attendons trop ? Ne risque-t-on pas de voir des « radicalisations », quelles qu’elles soient, exploser quand les jeunes auront compris qu’on les a roulés - qu’ils ont dû supporter sans bonne raison un rallongement permanent d’enfermement qui ne les concerne pas. Qu’ils auraient même pu être utiles en s’impliquant, même les étudiants, qui en ce moment sont les grands perdants : avec des difficultés à travailler seuls, ils souffrent de perdre leur vie sociale. On pourrait donner leur année à certains, retirer les obligations de stage pour d'autres, valider plus qu'il ne faut, et leur permettre de s'impliquer s'il le souhaite. Ces jeunes adultes ont besoin de se rencontrer, laisser les corps exulter. Qu'aurions-nous dit, à leur âge, si on nous avait interdit si longtemps de faire la fête, de se séduire et de danser ? Tout peut se faire sans exagérer, mais ne plus faire du tout ? Et les petits ont besoin de leur maîtresse et leurs amis, de façon urgente, ils réclament. Certains ne mangent plus à leur faim sans cantine : jusqu'où pourront-nous pousser l'horreur de cette situation ?
Peut-être que pour éviter une crise générationnelle à venir, il suffit juste que plus personne ne fréquente à moins d'un mètre les anciens pendant encore un moment, qu'on aménage éventuellement un horaire de sortie pour les plus âgés ou les malades : n’est-ce pas un sacrifice bien réduit par rapport à ce qu’on nous impose maintenant à tous ? Fin du commerce local et des chaînes d'alimentation, tandis que les industries pollueuses et déjà sur-subventionnées vont être sauvées. Il ne s'agit pas de les abandonner chez eux, mais de décaler les sorties : et que ceux qui n'ont pas peur sortent maintenant.
Contre les particularismes ?
Les vieux ont crié à la discrimination : je trouve ça indécent et ridicule. Ils peuvent contrôler leur patience et leur corps, eux. Ils ont vécu et ont profité d'un monde qu'on croyait éternel, pour léguer un détritus décadent à leurs petits-enfants. Ils ont, surtout, négligé de soutenir les vrais discriminés, enfants de ceux qui ont construit nos villes des années 60 et 70, et qui ont tant de mal encore aujourd'hui à avoir un emploi. Pour un mois d'attente, on appelle à la rescousse la grand constitution de la République, alors qu'on a méprisé tout ce qui venait après... ce monde d'hommes est bien mal pensé.
Les professeurs ont aussi hurlé en masse, alors que sûrement beaucoup ont déjà fréquenté le virus incriminé, et ont fait comme tout un chacun : malade quelques semaines, très secoué d'avoir rencontré un virus qui semble enflammer le corps entier et couper le souffle sans hésiter, on repart un peu moins inquiet - puisque presque tout le monde le vaincra sans réel dommage. Même si l'idéologie française est celle du refus des singularités, qui nous plonge chaque jour plus dans l'absurdité, on peut bien permettre aux professeurs diabétiques de se mettre à l'abri. Mais quid de la solidarité avec les autres professions, ceux qui n'ont plus touché d'argent depuis le début du confinement. Prétendre qu'on découvre aujourd'hui que l'école de la République est aussi une garderie, et surtout un camp d'entrainement à l'obéissance du salarié, je trouve ça un peu hypocrite.
Contre l'ordre policier
Ce n’est pas qu’un coût économique dont on parle, même s’il semble déjà astronomique, c’est un coût civilisationnel. S’il reste quelque chose à sauver de notre pays, que ce soit maintenant. Ouvrez les portes, rangez les drones, les flics, et aidez les plus de soixante ans, les hommes en surpoids, les immuno-déprimés, les diabétiques et les asthmatiques à se protéger au mieux.
Protéger les plus faibles : nous serons tous prêts à le faire. Rester enfermer sans but ni raison, écoutant chaque jour les discours d’une propagande incohérente de plus en plus moquée sur les réseaux sociaux : cela nous rendra fous.
Il faut arrêter de se voiler la face. Nous sommes le passé, notre pays est en voie accélérée de sous-développement. Incapables politiquement, en mort industrielle quasiment actée, une agriculture sous pression, une science en compétition productive et stéréotypée, le monde de la culture aujourd’hui dans le plus grand des dangers : finie la joie. Et si nous voulons un peu d’espoir, il faudrait se contenter de penser l’après ? Pour cela il faut cesser de nier, comme depuis tant des années, la réalité des conditions de travail, des conditions de vie. On ne pilotera plus ce monde incertain avec des slogans et des tableaux Excel.
Monsieur le président, ne prenez pas quinze jours, un mois, pour nous relâcher, ne nous pistez pas inutilement et dangereusement sur les téléphones : inventez des règles, utilisez dès aujourd’hui vos fonctionnaires pour faire le bien. Donnez de l’air aux enfants : qu’ils retrouvent leurs amis et leur insouciance, qu'il profite du printemps. Tout cela ne les concerne pas, et le monde qu’on leur laisse est déjà assez fragile : pour eux choisissons l’intérêt porté aux plus faibles et oublions une bonne fois pour toute les drones hurleurs.