Qui suis-je ?
Qui suis-je pour imposer ma religion, ma culture, mes pensées, mes désirs, mes fantasmes, mes délires, mes faiblesses ?
Qui suis-je pour brandir mon dieu, ma femme, mon mari, ma machinerie mentale, mes tracasseries quotidiennes comme des étendards ?
Qui suis-je pour contraindre les générations à venir à hériter de mes frustrations, de mes dégoûts, de mes colères, de mes vertus supposées, de mon honneur présumé, de ma bonne foi revendiquée ?
Qui suis-je pour prétendre que ma vérité révélée devrait être la leur ?
Je pose cette question à tous : aux islamistes qui veulent enfermer le monde dans leur loi, aux extrémistes juifs ou chrétiens qui rêvent de pureté, aux ultralibéraux qui sacralisent l’argent, aux idéologues de tout bord qui transforment la différence en menace.
Qui suis-je pour proclamer que ma religion est supérieure à la tienne, que mon territoire est plus beau, plus légitime que le tien ?
Personne.
Car lorsque tombent les habits de circonstance et les drapeaux de nos clans, lorsque s’effacent nos accents, nos papiers d’identité, nos lignées de fortune ou de misère, il ne reste que la même chair fragile et la même lumière dans les yeux.
Fils de bourgeois, fils de manant : nus, nous nous ressemblons tous.
Les enfants qui naissent aujourd’hui, qu’ils viennent d’un bidonville, d’un palais, d’un camp de réfugiés ou d’une banlieue cossue, sont les enfants de chacun d’entre nous.
Leur rire ne connaît ni frontière ni dogme ; leur cri de peur ou de faim a la même intensité partout sur la terre.
Mais il est, à l’autre extrémité de cette fraternité, le maître de l’intolérance, du soupçon et de la violence, celui qui érige la distance en spectacle : Vladimir Poutine.
Nous croyons être indemnes parce que ses missiles n’atteignent pas nos rues.
Pourtant chaque bombe qui tombe nous entame, même dans l’invisible.
Chaque obus, chaque mensonge de propagande qui le précède, nous disperse un peu plus, car la croyance en l’homme se fissure à chaque mort injustifiable.
Si nous restons insensibles, nous nous prêtons au mensonge qui prétend légitimer l’injustifiable.
Poutine, claustrophobe, a repoussé les murs et les plafonds jusqu’à se retrancher dans des palais immenses, comme si son être refusait toute limite : un confinement paradoxal, dans l’opulence.
Mais ces forteresses dorées sont aussi ses tombeaux : à force d’ériger autour de lui des amas de cadavres, il risque de s’asphyxier dans les bunkers qu’il enfonce toujours plus profondément sous terre.
La paranoïa, mêlée de claustrophobie, qu’il partage avec d’autres puissants — Donald Trump, Benyamin Netanyahou, Ali Khamenei — l’a conduit à allonger les tables, à élargir les salles, à rendre chaque rencontre hallucinatoire, théâtre d’une psychose collective.
Comme dans un film d’Hitchcock, on croirait voir la dépouille d’une mère défunte dans un fauteuil roulant : la vieille Union soviétique, dont Poutine nie la disparition.
Il s’en revêt comme d’un costume de chef de guerre, travestissement qui n’est pas sans rappeler le personnage de Norman Bates dans Psychose, brandissant un couteau contre quiconque tenterait de le ramener à la réalité — et donc, à ses yeux, de le tuer.
Ainsi son visage se fige, prend des traits de momie, proche de l’impassibilité d’un Ali Khamenei : incapable d’expression, prisonnier de son propre rôle.
Les dictateurs – et tous ceux qui rêvent d’installer un régime autoritaire – s’appuient toujours sur la même fable : celle d’une pureté à défendre, d’une vertu inatteignable, comme si nous étions les sujets d’un dieu invisible, une instance gazeuse, partout et nulle part à la fois, à laquelle il faudrait se soumettre sans jamais interroger son origine ni les fondements de sa croyance.
Ils oublient que l’homme est doué d’imagination et de pensée critique, et que, pour peu qu’on lui donne les instruments de l’éducation, il peut offrir à sa communauté ce qu’il faut pour la préserver — sans ériger de fatwas, sans dresser d’interdits.
Ériger la vertu à tout bout de champ, désigner sans cesse l’adversaire comme siège de duplicité et de vices, ce n’est pas regarder au fond de soi-même.
Le seul chemin vers la vertu est l’autocritique permanente : ajuster sa vie, pauvre mortel traînant une dépouille de plus en plus lourde avec l’âge, sans même être certain de convaincre son entourage, ni de laisser une trace décisive dans le monde.
Les causes profondes des conflits se logent souvent dans les replis du quotidien : une hypersensibilité aux gestes ordinaires, des habitudes figées comme une manière de s’inscrire dans une éternité, dans une réalité qu’on croit immuable, offrant l’illusion d’une immortalité.
Peut-être est-ce là la racine la plus intime de cette violence qui, de génération en génération, refuse de s’éteindre.
Le chemin de la paix des âmes et des cœurs n’est pas de répéter comme des automates des phrases absurdes ou des dogmes imbéciles.
Il passe par une interrogation intime : où sont les racines de ma colère ?
Pour les trouver, il faut se détacher de son milieu, essayer de moins regretter, de moins espérer, et surtout douter.
Le doute n’est pas une faiblesse : il est la condition de la vie, la garde vigilante contre les certitudes meurtrières.
C’est en doutant que nous préserverons les générations futures, pour qu’elles n’aient pas à commencer leur existence sur des amas de cadavres et des ruines.
Face aux guerres qui éclatent, aux frontières qui se ferment, aux identités qui se crispent, rappelons l’évidence : nous n’appartenons qu’à la terre et à la dignité commune des vivants.
Albert Camus l’écrivait : l’honneur de l’homme est de refuser le mensonge et de choisir la mesure.
L’internationalisme de la sensibilité qu’il appelait de ses vœux n’est pas une utopie : c’est une manière d’aimer le monde sans le posséder, d’aimer l’autre sans le soumettre.
Nous sommes poussière et lumière, passants d’un temps bref, porteurs d’un souffle qui ne nous appartient pas.
Nous n’avons rien à imposer, rien à conquérir : seulement à partager.