Tribune
« L’universalisme trahi : Camus, Molière, Kant contre Mélenchon »
En 1946, Albert Camus, invité aux États-Unis, livrait une série de conférences qui allaient marquer les esprits. Dans La Crise de l’Homme, il alertait sur les dangers d’un monde qui venait de survivre au nazisme mais restait menacé par la tentation de justifier la violence au nom d’une idéologie. Il en tirait une leçon universelle : « Nous devons appeler les choses par leur nom et reconnaître que nous tuons des millions d’hommes chaque fois que nous nous permettons certaines pensées. » (Lottman, Albert Camus, p. 612).
Cette phrase résonne aujourd’hui avec une acuité particulière, au moment où Jean-Luc Mélenchon se permet de déclarer que Volodymyr Zelensky « n’est président de rien », niant ainsi la légitimité d’un peuple agressé, et où ses porte-parole justifient ce relativisme par des analyses qui ne sont que des paravents idéologiques. Car oui, certaines pensées, lorsqu’elles euphémisent la violence ou déplacent la charge de la preuve, tuent symboliquement. Elles préparent les esprits à tolérer l’inacceptable.
Or, dans notre pays, une doxa s’installe, confortable coussin offert à Poutine : dans certains quartiers où l’autorité brute séduit, dans des franges d’extrême droite fascinées par le chef autoritaire, ou dans une extrême gauche campiste qui, comme au temps du stalinisme, pense que la fin justifie les moyens. La violence de l’État, dit-on, serait tolérable si elle profite au peuple. C’est ce discours soviétique que Mélenchon recycle aujourd’hui : un discours victimaire qui renverse sans cesse la charge de la preuve, comme si c’était à l’Ukraine de prouver qu’elle n’a pas agressé la Russie, et non à la Russie de répondre de son invasion.
Molière, dans le monologue de l’hypocrisie de Dom Juan, avait déjà dénoncé ce renversement cynique :
« (…) je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde et n’aurai bonne opinion que de moi ; dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu je ne pardonnerai jamais, et garderai tout doucement une haine irréconciliable ; je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et sous ce prétexte commode je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets qui sans connaissance de cause crieront en public après eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée ; c’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle. »
Mélenchon, comme le Dom Juan de Molière, révèle par sa parole une vérité crue : il avoue son hypocrisie en direct, tout en accusant autrui. Mais contrairement au personnage tragique, il ne le fait pas avec lucidité : il enrobe ses contradictions de slogans, il confond croyances et connaissances. Camus, à travers Meursault dans L’Étranger, décrivait un homme qui refusait de mentir, qui acceptait de mourir pour ne pas travestir sa vérité. Mélenchon, lui, se sert du mensonge assumé comme d’une arme politique, sous couvert d’un “parler vrai” qui n’est qu’une rhétorique d’imprécateur.
Depuis Kant, nous savons que la vérité ne réside pas dans l’idée en soi, mais dans la praxis : dans l’action, dans la construction commune, dans ce qui peut être universalisé. Mélenchon, en restant du côté de l’idée pure, en maniant des concepts généraux comme des talismans (« l’antisémitisme est résiduel »), se situe avant les Lumières, dans le sillage des prédicateurs des guerres de religion. Son bruit et sa fureur, expression shakespearienne détournée, n’aboutit à rien : il est le héraut d’une époque de grandes gueules qui agitent des épouvantails devant des esprits fragilisés.
Ses lieutenants ne font qu’accompagner cette entreprise de brouillage. Bompard euphémise, maquille les outrances en discours “nuancé” ; Coquerel invente des formules incompréhensibles comme « un antisémitisme résiduel de forte intensité », oxymore destiné à normaliser l’inacceptable tout en justifiant l’impensable. La mauvaise foi, surtout venant d’hommes cultivés, est une arme redoutable : elle permet d’abuser une jeunesse meurtrie par la violence sociale, une jeunesse qui cherche des repères mais à qui l’on offre des slogans au lieu de connaissances, des croyances au lieu de praxis.
Camus nous avait pourtant prévenus : lorsque nous permettons certaines pensées, nous participons déjà à la mort d’hommes. Et Molière l’avait montré : l’hypocrisie, quand elle est assumée comme méthode, devient un système de pouvoir. Refuser ce brouillage, c’est choisir la vérité, non comme idée abstraite, mais comme pratique collective de lucidité et de solidarité.
Voilà pourquoi je refuse que Jean-Luc Mélenchon continue à embrouiller l’esprit de cette jeunesse blessée. Parce que la politique n’est pas un théâtre de prestidigitation, mais une praxis exigeante. Et parce que face à l’agression de l’Ukraine, il n’y a pas d’ambiguïté possible : il faut nommer les choses, comme Camus l’exigeait, et rappeler que la liberté d’un peuple n’est pas une variable d’ajustement mais un principe universel.
Le paradoxe social d’un électorat boboïsant
Le plus troublant est sans doute la sociologie même de l’électorat mélenchoniste. Très largement composé de classes moyennes urbaines, il se réclame des exclus, des dominés, des opprimés, tout en refusant dans sa chair de vivre la violence sociale qu’il dénonce. Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’un électeur LFI du centre de Paris, militant contre la précarité, soit aussi celui qui exploite une femme de ménage ukrainienne payée dix euros la vacation pour récurer des appartements Airbnb. L’hypocrisie n’est plus seulement une posture politique : elle devient un mode de vie.
Le peuple, lui, a depuis longtemps abandonné Mélenchon. Dans mon entourage proche, acquis un temps à LFI, j’ai entendu des propos antisémites d’une violence inouïe, des propos pro-Poutine sans équivoque. Ce n’est pas un accident de langage : c’est le symptôme d’une dérive. Et Camus avait raison de nous avertir : « Mal nommer le monde, c’est ajouter au malheur du monde. » Les Soviétiques excellaient dans cet artifice : ils désignaient l’Occident comme l’ennemi alors qu’ils étaient les premiers ennemis de leur propre peuple. La Russie, empire hétéroclite aux cent trente-cinq nationalités, n’a jamais effacé ses haines internes sous le vernis communiste. L’universalisme que prétend défendre Mélenchon n’a rien à voir avec celui de Camus. Camus le fondait sur la sensibilité, ce point commun qui traverse toutes les cultures et modes de vie ; Mélenchon le fonde sur une condamnation permanente, qui divise au lieu de réunir.
Mélenchon, conservateur maquillé en révolutionnaire
Au fond, Mélenchon est un conservateur, au sens le plus brut du terme, comparable aux apparatchiks du politburo soviétique. Comme eux, il est machiste, méfiant à l’égard de la société civile, hostile à l’émancipation des femmes, intolérant à la pluralité des points de vue. Comme eux, il inverse les mots : ce qui est mouvement devient inertie, ce qui est émancipation devient menace, ce qui est critique devient trahison. Son inertie est une force antisociale, car elle redoute l’imagination du peuple, sa créativité, son inventivité.
De ce point de vue, Mélenchon est bel et bien un candidat du système : le système de la peur, de l’immobilisme, de la manipulation. Il redoute les réformistes de gauche parce qu’ils pourraient incarner une révolution authentique. Lui, au contraire, s’ancre dans la guerre froide, défend paradoxalement l’enfant de l’ultralibéralisme qu’est Poutine — ce Poutine qui a bâti sa fortune grâce à la dérégulation et aux paradis fiscaux, tout en crachant sur le libéralisme dont il fut un grand bénéficiaire. Mélenchon, comme Trump, crache sur un système dont il profite.
Une organisation autocratique, un discours de trahison
Le fonctionnement de LFI en dit long : des “motions” adoptées à 80 %, des scores dictatoriaux dans un mouvement sans adhérents véritables, piloté par des boucles WhatsApp, dont les voix critiques sont exclues sans préavis. Nous sommes bien loin de la transparence démocratique que le mouvement revendique.
Quant à l’OTAN, éternel bouc émissaire, il est décrit par Mélenchon comme une puissance hégémonique et menaçante. Mais l’OTAN est tout sauf un bloc homogène : c’est un patchwork de nations divisées, où la Turquie et la Hongrie, proche de Poutine, ont freiné l’élargissement, où il n’y a jamais eu de propagande centralisée, et où l’adhésion de la Suède et de la Finlande n’a qu’une seule explication : la menace russe. Si l’OTAN n’a pas disparu, c’est parce que la Russie, toujours autocratique, maintient ses missiles nucléaires pointés sur nous et que l’absence de pluralité politique en Russie rendait cette situation de menaces sur le monde possiblement durable voire immuable.
En prenant le parti de Poutine, Mélenchon trahit non seulement la gauche, mais aussi son propre pays. Car il est bon de rappeler que de jeunes Français sont morts sous les balles russes, qu’ils étaient soldats ou journalistes, et que les missiles de Kaliningrad et de Biélorussie nous menacent chaque jour. Dans la Russie de Poutine, de tels propos seraient jugés en cour martiale. En France, nous les tolérons au nom de la liberté d’expression, ce qui est normal. Mais ne serait-il pas temps de se demander s’il ne faudrait pas, sans censurer, sanctionner les paroles qui manipulent l’opinion, quand ces paroles servent de relais aux crimes de masse ? Le débat doit être ouvert.
La perversité des mots
Car encore une fois, Camus nous rappelle : nos paroles peuvent tuer. Mélenchon n’a jamais pesé les siennes. Il les a jetées, multipliées, envenimées, au mépris de toute mesure. Hypocrite tel que le décrit Dom Juan, pervers narcissique entraînant d’autres pervers à “mal nommer le monde”, il inverse sans cesse le sens : le beau devient laid, le laid devient beau, le mal devient bien, le bien devient mal. Cette perversité est vieille comme le monde : celle des sophistes de l’Acropole, celle de l’Église persécutant Bruno et Galilée, celle qui préfère les images aux faits, les symboles aux preuves. Elle fracture, elle divise, elle nourrit des chefs au détriment du peuple.
Mais les fantômes des parents et des enfants ukrainiens tués sous les bombes, les drones et les missiles russes ne se tairont pas. Ils poursuivent Mélenchon et ses contempteurs. Et ils rappellent que l’hypocrisie n’est pas seulement une faute politique : c’est une complicité avec la mort.
Les fantômes de Shakespeare
Car au fond, ce sont des fantômes qui poursuivent Mélenchon. Dans Shakespeare, les criminels ne dorment jamais en paix. Richard III est visité, la nuit précédant Bosworth, par les spectres des enfants d’Edward assassinés dans la Tour. Macbeth croit voir le fantôme de Banquo, invité invisible à son banquet sanglant. Hamlet reçoit du spectre de son père la révélation du crime commis par son oncle. Même Henri V, après Azincourt, se souvient des excès de ses soldats et de leur licence barbare : des prisonniers français massacrés, leurs crânes écrasés dans la boue, comme, en 2023, les hommes de Prigojine exécutant des Ukrainiens désarmés ou suppliciant des déserteurs russes d’un coup de masse.
Les rois shakespeariens avaient au moins des cauchemars, des remords, des spectres pour leur rappeler leurs crimes. Poutine et sa clique, eux, semblent avoir perdu jusqu’à cette humanité tragique. Ils vivent dans un âge plus reculé encore que le Moyen Âge, avant les premiers balbutiements de l’humanisme. Et ceux qui, en Occident, relativisent leurs crimes — dans les franges extrêmes de gauche ou de droite — partagent cette régression : ils pensent avant l’humanisme, avant la raison, dans une logique de slogans et de mythes, comme si cinq siècles de civilisation n’avaient servi à rien.
Les fantômes des enfants ukrainiens morts, des familles pulvérisées par les bombes, des journalistes assassinés, poursuivent déjà Mélenchon et ses contempteurs. Car si lui ne les entend pas, l’histoire, elle, les fera parler. Et le jugement viendra, comme dans Shakespeare, rappeler que les crimes finissent toujours par hanter ceux qui les ont niés.