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Billet de blog 29 août 2025

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L’Europe face à son miroir camusien

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L’Europe face à son miroir camusien
L’Europe, aujourd’hui, se tient comme le narrateur de La Chute au bord du Pont des Arts, dans cette heure incertaine où le vent coupe le souffle et où, soudain, un cri déchire la nuit. Elle sait que là, tout près, une jeune femme bascule dans le fleuve, que les eaux noires vont l’engloutir, et pourtant elle détourne le regard, elle poursuit son chemin, comme si le poids de l’acte à accomplir dépassait ses forces. Car il ne s’agit pas d’ignorer le drame — l’Europe le voit, l’entend, le mesure dans toute sa cruauté — mais de se soustraire au geste, à la responsabilité irrévocable de tendre la main, de se jeter elle-même dans les eaux pour sauver l’autre.
Ainsi, face à l’Ukraine, l’Europe a les traits d’un juge-pénitent : lucide sur le désastre, habile à discourir sur la justice, prompte à dénoncer la brutalité de l’agresseur, mais paralysée lorsqu’il faudrait transformer la parole en acte.
Elle pèse ses risques, elle calcule ses pertes, elle redoute les représailles, et dans cette balance interminable de ses intérêts, elle laisse l’essentiel se dissoudre : une vie, un peuple, une liberté qui se noie.
Le tragique ne réside pas seulement dans la violence infligée par l’ennemi, mais dans cette dérobade subtile qui se dissimule derrière les grands mots — prudence, équilibre, diplomatie — et qui, en réalité, n’est qu’une manière raffinée de dire : « Je n’ai pas eu le courage. » De même que l’homme de Camus, des années plus tard, se découvre hanté par le souvenir de son silence, l’Europe pourrait un jour comprendre que ce qu’elle croyait sauver en ne se compromettant pas, elle l’a perdu dans son abstention même.
Car ne pas choisir, c’est déjà choisir. Ne pas tendre la main, c’est déjà pousser à l’abîme. Et lorsque les eaux se refermeront, lorsque le cri se sera tu, il ne restera à l’Europe que la mémoire d’un geste qu’elle n’a pas su faire, d’un courage qu’elle n’a pas osé avoir, et la certitude amère que, sur le pont de l’histoire, elle aura elle aussi détourné les yeux.

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