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« Ma honte tient peut-être à ce que personne
d’autre ne semble en avoir éprouvé. »
Une Partie rouge, Maggie Nelson
La presse à grand tirage met en scène le ring qu’elle veut construire. Celui du drame passionnel, celui de la rivalité amoureuse, celui de la scène sordide et repentante – on y tire des gros titres parce qu’il faut écouler les 150 000 exemplaires, des intertitres besogneux pour draguer les clics ici et là, on y place les photographies à dessein : chaque visage sur une page, pour fabriquer la rivalité, on y ajoutera au choix des portraits d’innocence, des sourires et des selfies de l’assassin aussitôt refagoté, parce qu'il est Blanc, en candidat à L’Amour est dans le pré. On euphémisera le geste – les termes d’assassin, de féminicide par procuration, de patriarcat, de tiers-victime, de violence vicariante : on n’en verra pas l’ombre. Sur un malentendu, il ne s’agirait pas de se risquer à penser la règle contre l’exception. De Loan, on ne saura rien ou si peu. De la violence comme ingrédient indispensable pour faire monter la mayonnaise des masculinités hégémoniques, pas plus. Des tourments du tueur, on fera étalage. De la dignité des vivants et des morts : on se foutra, comme de celle des proches. On servira la soupe habituelle des regrets, la rédemption de la conscience individuelle, les pleurs au cachot – l’impasse se fera évidemment sur ce qui offre des prises : les perspectives collectives, les logiques de structures, les responsabilités enchâssées – celle de l’État, celle de la presse et les intérêts qui découlent de cette fabrique du sordide. La scène de la passion par contre, on s’y vautrera. Et plutôt deux fois qu’une. On romantisera le crime. On sortira du placard les figures de l’amant éconduit, du rival dépité. Allègrement. Avec obscénité. En boucle, on entendra alors : l’amour, la jalousie, le dérapage incontrôlé. Un jour, mon prince viendra – il tuera son rival – et ça n’en sera même pas fini de nos histoires de cœur puisqu’on pourra y lire en sous-texte l’ultime preuve de la dignité de ses sentiments. Les proches et concerné·es sortiront de l’opération les dents sur les genoux : la geste chevaleresque réécrite en lieu et place du crime de possession. Et pendant ce temps, Bernard Arnaud continuera à distribuer ses hosties pour notre communion patriarcale quotidienne : Le Parisien, la France vous remerciera longtemps pour vos bons et loyaux services à l’égard du corps dominant et de tous ceux qui cognent.
Coulés dans le récit des justifications du criminel, tous agiteront l’épouvantail de la femme. La responsabilité d’une femme. Quand ce n’est pas la nouvelle compagne, celle que certains trouvent « louche » pour ne pas directement l’accuser d’homicide – le polyamour voyez-vous –, il y a la mère. La mère. Trop virgule la mère. C’est toujours trop une mère. C’est pour ça d’ailleurs qu’on tire à boulet rouge dessus. Pour avoir une colère à refiler à l’intérieur du bac à sable familial plutôt que de la guider ailleurs, vers les structures sociales par exemple – ce ne serait peut-être pas si déconnant après tout. Après celui de l’ex-compagne, voici venu le procès de la couveuse. De celle qui aura trop entouré, trop gâté, trop protégé. Sa faute donc. Leur faute à elles deux. Rivalité entre femmes. Misogynie à tous les étages : mère possessive. Gamine louche. Voilà le tableau du drame brossé. On ne cherchera pas plus loin. Effroi. Horreur. Indignité. Les journaux ont parlé. Le tueur et la victime – on en fera une bouillie visuelle-lexicale, ce sera « les garçons » – comme à la noble époque du Club Dorothée – ; Les Musclés, donc, on les rapprochera dans un même geste qui ne s’avouera pas l’obscène qu’il recèle : sensibilité écologique, âge semblable, jusqu’à la taille qu’ils avaient identiques. La mise en page fera le reste : cadrage similaire. Photos disposées en miroir. Les pouliches franc-comtoises d’un côté ; le chat éborgné de l’autre. Le premier : BG souriant, allongé dans les champs, sur un rocher – ce sera le masque d’innocence du tueur, l’ultime entourloupe de la violence que de se parer dans le sourire de la douceur champêtre ; le second : traité comme le coupable du crime qui l’a tué, on ne nous donnera rien de lui sinon pour nous apprendre qu’il en est mort. Simple. Efficace. Jusqu’à la cruauté. Après tout, tricoter les drames de la passion, ça peut se faire avec de grosses ficelles. Pourquoi s’encombrer de nuances quand on travaille pour les canons et pour les muselières ?
Le champ de bataille aura donc lieu dans l’image et dans la langue, dans le narratif clef en main que devient sa disparition, dans la machine de guerre au sein de laquelle s’alignent toutes les structures patriarcales, tous les présupposés qui remplissent son moule-burnes. Le crime devient un lieu comme un autre. Privilégié même pour sa densité émotionnelle. La mort : une durée. Et un poste d’observation d’où décortiquer l’époque. Une zone où viennent s’échouer les rumeurs pourrissantes d’un monde pourrissant. Confisqué par d’autres, Loan est devenu une création discursive – juridique, policière et médiatique. Prise dans un continuum social. Sur laquelle certains ont la main pour doubler la mise. Ainsi se constituent les figures : l’assassin jaloux, l’amante manipulatrice, la victime pas si innocente. Une distribution figée dont les rouages sont connus d’avance. Les traverser pour en refaire les pages. Explorer d’autres configurations. Les crimes manquants dans le crime. Le rendre lisible autrement. En découper les perspectives. Faire l’expérience d’une autre lumière dans le tunnel bruyant de sa disparition. Car ces papiers, ils ne sont pas là pour rendre intelligibles les faits – si l’on veut bien faire de la pensée la première marche dans l’escalier des transformations. Au contraire : ils les rendent possibles. Ils participent à organiser le réel en forme d’assaut contre le corps des femmes et des tiers victimes : il y a un monde entièrement adossé à lui, et il s’agirait pour ceux qui le mènent de n’en perdre ni la jouissance ni le monopole. Ce monde de la virilité en titane, ce monde massif de l’entrebite, il démembre les carcasses dans le réel ; il les achève une seconde fois dans les journaux, par le traitement qu’il donne des passages à l’acte où le court-circuitage des causes vaut raisonnement. Il n’y aura rien d’autre que du fait, rien d’autre que du divers, vous m’avez compris ? Leçon assénée par les coups : à graver sur chaque balle.
Car l’opération en réalité est une transsubstantiation : elle vise à asseoir l’événement dans l’immanence la plus stricte pour nous clouer au sol. Œuvre de déviants, d’instincts pervers, rien de très surprenant chez les masses provinciales ou indigènes mal récupérées encore par l’éducation civilisationnelle. Rien d’autre que la nausée, la fesse et le sang écrirait Sartre. Et en effet, c’est bien la fonction du journal sous condition du divers : du Parisien, de Détective, de Closer, de BFM-TV, de tous ces torche-culs qui croupissent dans les bas-fonds – s’attacher à tout ce qui fait symptôme. D’un ordre social. D’une organisation. Et le débrancher. En faire une découpe nette : comme une belle tranche de lard. Les voilà nos grandes messes laïques de la Providence, du Hasard et du Destin distribuées à la sortie des métros. Drame. Amour. Héroïsme. Tourments. Et avec ça, ce sera tout ? Et pour pas cher en plus, on vous embarque pour du comme si vous y étiez. Sa fonction donc : les sensations de boucherie. Faire dégorger la boîte crânienne de tout ce qu’elle regorge d’inassouvis ou d’inavouables, et puis lancer le manège à fantasme au cœur de la viande. Ça pourrait être son nom d’ailleurs : presse de boucherie. Saignante autant qu'elle bouche. Ce qui est visé – proliférance des détails qui viennent obstruer le regard, qui le gavent jusqu’à plus soif, crise de boulimie du fait, remplir remplir remplir : tuméfaction du dire qui touche à la tuméfaction de l’image mentale. Après avoir rempli, il va falloir vomir. Fonction enchâssée dans la première pour cette presse d’expédient vomitif.
Voilà pourquoi on écrira divers, voilà pourquoi on lira catégorie. On rangera tout expressément dans ce coffre fermé à double tour pour s’assurer que personne ne s’avise d’y chercher autre chose – clef de bras à gauche, on vous pose le fait, entendre le réel sanguinolent, tout ce qu’il y a de plus objectif, la matière même du pire et sa plus évidente vérité ; clef de bras à droite, on vous cloue au divers, vous voilà attaché à l’idiosyncrasie, menotté par le singulier, la remontée des causes et des conséquences interdites, le parcours des responsabilités, le paysage social : interdits. No pasaran, on vous disait. Cadenas posés. Fosse creusée. Et si possible la remplir tous les jours : on y mettra des femmes, des racisé·es, des pauvres, des violences. Les chiens quoi. Les chiennes, l’idéal. Les crotteux. Les barbares. Les sans-dents. Les utérus qui chialent. Cette armée des pourris du slip et de la fange. Si on cumule, c’est mieux encore : chien de la casse, rivage lointain des plouqueries de province, sauvagerie des Noirs et des Arabes entre les tours. Quand on manque à se mettre sous la dent, on se rabat sur les catastrophes, naturelles si possibles, industrielles si ça sent les fonds de tiroir. Parution quotidienne pour panique journalière : alors on bourre la machine – par peur de manquer. La rhétorique de l'insécurité n'attend pas.
Le gars qui tue le mec de son ex : fait divers ; Nahel assassiné par la police : fait divers ; les 51 chics types qui passent sur le corps de Gisèle Pélicaud pour la violer sous sédation : fait divers ; l’assassinat de Samuel Paty : fait divers ; les suicides orchestrés par le patronat à France Telecom : fait divers ; les coulées de boue dans la vallée de la Roya : fait divers. Rien à en dire. Rien à penser. Racler les faits. N’en garder que la croûte. Et faire croire qu’on leur rend justice quand c’est précisément l’inverse qui est à l’œuvre – car ils les façonnent, les autorisent, les perpétuent. C’est aussi ça la complicité ; ça peut se faire autrement qu’avec une balle, autrement qu’avec un silencieux. Ça n’empêche pas les morts – pire, ça fossoie par deux fois.
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Pour mémoire, on trouvera ici une charte à l'usage des journalistes dans le traitement des VSS. Preuve que quand on cherche, on trouve.
Parce qu'écrire, peut être autre chose qu'un abandon pur et simple de la pensée au profit de l'ordre en place et de tout ce qui broie ; l'inverse au sens strict - s'outiller dans les suites :
- Politis - Dans Le Parisien, les états d'âme d'un meurtrier, par Pauline Bock, fev. 2025.
- Maggie Nelson, Une Partie rouge, trad. Julia Deck, Ed. Sous-Sol, 2017.
- Christelle Taraud (dir.), Féminicide - une histoire mondiale, La Découverte, 2022.
- Sandra Lucbert et Frédéric Lordon, Pulsion, La Découverte, 2025.
- Roland Barthes, « Structure du fait divers », in Essais critiques, Ed. seuil, 1964.
- Dominique Kalifa, L'Encre et le sang - récits de crime et société à la Belle époque, Ed. Fayard, 1995.
- Arianna Sanesi, Lydie Bodiou et Frédéric Chauvaud, Les crimes passionnels n'existent pas, Ed. D'une rive à l'autre, 2021
- Giuseppina Sapio, « L’amour qui hait. La formule « crime passionnel » dans la presse française contemporaine », Semen 47 | 2019
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