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Billet de blog 22 novembre 2024

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Pas une de plus

À l'occasion de l'anniversaire des un an de l'assassinat de Loan Bernède, tiers-victime d'un féminicide par procuration, nous souhaitions revenir sur cet événement pour le remettre en perspective par rapport à l'enjeu des masculinités hégémoniques et de leur nécessaire transformation, c'est le sens de cette lettre qui lui est adressée.

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Illustration 1
collage féministe Paris © Thomas Métais-Chastanier

Pour L. et pour elles,

Lettre à Loan Bernède 

« Ni una mujer menos, ni una muerta más »
(Pas une femme de moins, pas une morte de plus)
Susana Chávez

C’est ce jour-là, ce 22 novembre 2023, il y a un an maintenant, ce jour-là et il y a ton corps, ton corps qui manque, ton corps qui est tombé comme la neige sur les traces de ta disparition. C’est ce jour-là, ce 22 novembre 2023, et il y en a un qui manque. C’est ce jour-là que nos vies titubent sur la tienne qui n’est déjà plus. Ce jour-là que commencent deux enquêtes : celle de la gendarmerie et celle qui nous empoigne pour survivre à la première.

Car à partir du 22 novembre 2023 : ton visage devient une annonce, une annonce de « Disparition inquiétante » publiée sur le Facebook de la Gendarmerie du Jura. Le début d’une enquête pour « enlèvement et séquestration ». Des heures, des jours, des semaines de recherche. Des bois, des champs, des combes : arpentés sans relâche par des dizaines de personnes. Des affiches placardées dans l’Ain, l’Ardèche, la Saône-et-Loire et le Jura. Des indices à s’en user les yeux. Des journées d’insomnie. Et des nuits de brûlure. Ta maison bouclée. La Grande Biolée cadenassée. Les travaux arrêtés. La vie comme suspendue. La neige qui tombe, et qui rend de plus en plus difficiles les recherches. Qui efface jusqu’aux traces. Et emporte avec elle l’espoir. L’espoir, plus douloureux, qui lui fait suite, quand il faut bien se résoudre à ne pas te retrouver : celui de pouvoir au moins retrouver le corps. Ton corps. Parce qu’avec lui viendrait la vérité. La vérité de l’histoire de ta disparition. Jusqu’à ce que l’on apprenne, quelques jours avant la nouvelle année, qu’on avait retrouvé le coupable. Le coupable de ton assassinat. Le coupable de ces mois de menace et de harcèlement qui avaient précédé ta mort, le coupable de ces dizaines de lettres anonymes, de ces heures de surveillance. Le coupable aussi de l’absence de ton corps. Car de ton corps, désormais, il n’est plus question.

Alors bien sûr, on va encore nous bassiner avec l’histoire du chic type. Avec l’histoire d’un gentil rendu taré par une douleur d’amour. Un bon gars, bosseur et discret, avec des blessures d’enfance. Qui aimait ses chats, ses juments et ses vaches. On va encore nous bassiner avec la douceur. Avec l’innocence. On va encore brosser la scène de la rivalité amoureuse parce que le sordide fait vendre bien plus que la pensée. On va encore entendre des renversements de responsabilité. On va encore en lire les figures. Et ces figures du discours coupable commencent toujours de la même manière : incriminer une femme pour édifier une innocence. On les connaît par cœur. On les lit tous les jours. On les vérifie là aussi. Et ce faisant : on te tue une seconde fois parce qu’on rend illisible la scène de ton assassinat. On la prive de son sens pour pouvoir s’arracher à son cauchemar. Car on pourrait aussi raisonner à l’inverse : si chacun·e réagissait au dépit, à la colère ou à la jalousie, en sortant une lunette de tir, un silencieux et un fusil pour exploser la boîte crânienne de qui le prive d’un amour, le réel ne serait plus qu’un vaste champ de dévastation. On le voit bien : l’enjeu n’est pas là. Mais dans le passage à l’acte, dans la responsabilité qu’elle demande d’endosser, jusqu’au bout, sans lâcheté, en lui faisant face.

La reconnaissance lucide de la responsabilité du crime, c’est sans doute la moindre des justices que l’on peut concéder aux victimes. La moindre des politesses à l’endroit de ta mort. L’enjeu est aussi plus large : dans le paysage émotionnel et social qui rend possibles ces passages à l’acte. Dans le champ collectif qui veut que derrière les pudiques expressions de Violences Sexistes et Sexuelles, de féminicide et de tiers-victime se cache une autre réalité : celle de crimes commis majoritairement par des hommes.

Alors oui, il y a un problème avec les masculinités dominantes. Et il va falloir le regarder en face. Il va surtout falloir s’y mettre : bosser, réfléchir à cette omniprésence de la violence et du pouvoir. Il va falloir la regarder en face cette centralité de la domination et du contrôle, indispensable à l’échafaudage du petit costume des masculinités hégémoniques. Ils sont déjà nombreux les mecs qui tentent ailleurs et autrement. Qui se réunissent. Qui discutent. Qui se battent pour en finir avec la perpétuation des mécanismes de violence et d’oppression. Toi, Lolo, tu étais de ceux-là. Tu n’y es plus. Mais là où tu es tombé, dix, vingt, cent, se lèveront. Ils ont déjà commencé. Nous sommes à leurs côtés.

Et nous sommes sur·es que de là où tu es, tu nous entends scander : « Pas une de plus. Mais un de moins. »

(B., E., S., T.)

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