"s’en remettre aux grands penseurs, aux autorités et aux experts est, me semble-t-il, une atteinte à l’esprit même de la démocratie. Toute démocratie repose sur l’idée que (...) les décisions importantes pour l’ensemble de la société sont à la portée de n’importe quel citoyen ordinaire. Non seulement les citoyens peuvent prendre des décisions en ces matières, mais surtout ils le doivent, parce qu’ils ont une meilleur compréhension de l’intérêt général que n’importe quel expert."
"C’est à Yale dans les années 60, qu’eut lieu la fameuse "expérience Milgram" - du nom du psychologue qui en supervisa le déroulement(1). Un groupe de volontaires rémunérés étaient chargés de participer à une expérience portant sur l’incidence de la punition sur l’apprentissage. Le volontaire était installé de manière à pouvoir observer un individu soumis à un test et relié par des électrodes posées à même la peau à son poste d’observation. A chaque mauvaise réponse, l’observateur devait basculer un levier qui infligeait de violentes décharges électriques au sujet testé. Chaque nouvelle mauvaise réponse entraînait des décharges de plus en plus fortes selon une échelle d’intensité allant de "choc léger" à "danger-choc sévère".
Mais le volontaire ignorait que le "cobaye" était en réalité un acteur et qu’aucune décharge ne lui était réellement infligée. L’acteur simulait la douleur lorsque le volontaire appuyait sur le bouton. Si un volontaire se montrait réticent à l’idée de poursuivre l’expérience et d’infliger des souffrances à autrui, le psychologue prétendait que l’expérience exigeait de ne pas s’arrêter. Si finalement, deux tiers des volontaires acceptèrent d’infliger des décharges électriques à chaque mauvaise réponse même lorsque le sujet exprimait une douleur intense, un tiers d’entre eux refusèrent.
Au cours de l’expérience, on positionna les volontaires à différentes distances des sujets, près de 35% des volontaires contestaient l’autorité des scientifiques même s’ils ne pouvaient ni voir ni parler avec les sujets. Quand ils se trouvaient très près du sujet, ils étaient 70% à refuser d’obtempérer.
On peut sans doute expliquer le fait que des individus acceptent d’infliger des douleurs atroces sans avoir recours à la notion de "nature humaine". Leur nature était acquise et non innée. Ils avaient appris ce que notre civilisation moderne apprend à la plupart des gens : obéir aux ordres, faire le travail pour lequel on est payé et respecter l’avis des experts. Au cours de l’expérience Milgram les superviseurs, abusant de leur statut et de leur "légitimité scientifique" persuadaient les volontaires de poursuivre l’expérience même si les sujets devaient en souffrir atrocement. A distance, il était plus facile d’obéir aux expérimentateurs. Mais assister aux souffrances ou entendre les cris fait naître un fort sentiment naturel d’empathie, susceptible d’inciter les volontaires à désobéir aux scientifiques en dépit de leur prétendue légitimité.
(1) Cette expérience est décrite en détail par Stanley Milgram dans Obedience to Authority, Harper & Raw, 1974.
Howard Zinn
Désobéissance civile et démocratie - Agone, 2010